Vol au-dessus d’un nid de «bobos». Transnationalisation, métropolisation, gentrification...
Article rédigé par Jean-Pierre Garnier, sociologue urbain
Préambule :
Qu’on se le dise : «les bobos n’existent pas». Tel est du moins le verdict asséné par 5 d’entre eux dans un ouvrage collectif paru il y a deux ans[1]. En fait, comme le précisent et soulignent les auteurs, diplômés ès questions urbaines, c’est leur existence scientifique qui doit être déniée. Autant dire, dès lors — puisque réalité et vérité riment avec scientificité — qu’il s’agit de personnages fantasmagoriques, d’un mythe qui ne doit son apparition qu’à une appellation non contrôlée véhiculée par les médias et reprise par des gens insuffisamment éduquées. Reste à savoir à quoi ce mythe doit son succès. Ce qui implique de savoir à quelle réalité sociale il est censé se rapporter. Car sauf Dieu en qui l’on peut croire sans preuve aucune de son existence, cet appellation, aussi erronée, confuse, voire trompeuse soit-elle, doit quand même bien correspondre à certains types d’habitants ayant surgi dans certains espaces urbains. Des habitants d’un genre nouveau dans des espaces non pas nouveaux mais renouvelés : les quartiers dits «gentrifiés», néologisme importé made in England qui confirme la nouveauté du phénomène. C’est à survoler ces espaces ou, plus exactement, la succession d’espaces d’où ceux-ci dérivent et prennent leur sens que nous allons consacrer cette soirée.
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Si je voulais résumer en une phrase la ligne générale de mon propos, je dirais que de même que la ville-monde baptisée métropole capte les flux du capitalisme transnational sur lequel elle est branchée, les néo-petits bourgeois branchés (dis)qualifiés de «bobos» qui se sont établis dans certains quartiers anciennement populaires captent les courants idéologiques et les styles de vie «relookés» qui accompagnent ces flux.
L’urbanisation du capital à l’époque contemporaine, c’est-à-dire l’inscription des rappports sociaux capitalistes dans l’évolution en cours des grandes villes peut être abordée selon un schéma de causalité en forme de tryptique: transnationalisation, métropolisation, gentrification... auquel on peut ajouter un quatrième volet, complémentaire des précédent : la marginalisation socio-spatiale des classes populaires. Mais cette matérialisation territoriale du devenir du capitalisme n’est évidemment pas le produit direct des décisions des capitalistes, c’est-à-dire de la bourgeoisie, même si sa mise en œuvre sur le terrain dépend d’elle et de ses suppléants ou ses supplétifs de la petite bourgeoisie intellectuelle — concept rejeté par ceux qu’il définit, comme nous le verrons —, à savoir élus locaux et spécialistes en tout genre des affaires urbaines.
Comme lors des phases antérieures de son développement, la dynamique du capitalisme obéit aux logiques et au processus structurels propres à ce mode de production. Ce à quoi nous assistons depuis le dernier tiers du XXe siècle, c’est à la mise en place d’un nouveau modèle d’accumulation du capital fondé sur 4 processus interconnectés et interagissants : la financiarisation, la technologisation, la flexibilisation et, sur le plan spatial, la transnationalisation. La métropolisattion et la «gentrification» en découlent.
Pour rendre compte de l’origine de ces deux phénomènes urbains, il convient de prendre pour point de départ l’Interrelation entre les 4 processus mentionnés. Sans, faute de temps, pouvoir les décrire un par un, on peut déjà souligner l’importance primordiale du premier : la financiarisation du capitalisme. Celle-ci se manifeste au travers de la transformation profonde de la propriété privée et des droits afférents au sein de la sphère du capital : elle est devenue propriété privée de l’actionnaire et non plus celles de l’entrepreneur. C’est, en effet, désormais les attentes de l’actionnariat qui priment, en termes de rentabilité de sa part de propriété, pour comprendre l’orientation générale de l’économie capitaliste aujourd’hui. La contre-révolution conservatrice néo-libérale qui a démarré vers la fin du siècle dernier a contribué à revitaliser cette institution très particulière du capitalisme que constitue, à côté du marché des biens et des services produits, le marché secondaire des titres, c’est-à-dire la Bourse (au sens de plus en plus métaphorique du terme). Or, cette primauté de la finance a un impact sur les trois autres processus mentionnés plus haut qui, avec elle, caractérisent de nos jours l’accumulation du capital.
Sans m’attarder sur ce point, il suffit de rappeler que les marchés boursiers garantissent aux actionnaires la liquidité de leurs actifs, la possibilité de se défaire à volonté de cette fraction de la propriété qui a pris la forme des parts de telle ou telle entreprise ou groupe d’entreprises (conglomérat) ou de leurs créances sur celles-ci. Devenue ainsi liquide, la propriété des titres est devenue capable de circuler en un clin d’œil ou un clic sur une touche d’ordinateur d’un bout à l’autre de la planète. C’est là l’un des moteurs de la transnationalisation du capital, rendue possible par les NTIC — la technologisation des échanges — qu’elle contribue à promouvoir en même temps. Mais cette facilité donnée aux actionnaires de se jouer des frontières les incitent à considérer que le capital physique (les moyens de production : usines, entrepôts, magasins, bureaux) et que «surtout, comme le note le sociologue Alain Bihr, les salariés doivent avoir la même liquidité, avec la possibilité d’être eux-mêmes proprement liquidés — si l’on peut dire —, jetés au rebut», autrement dit à la rue[2]. C’est là l’une des modalités de l’accumulation dite flexible, en raison de l’assouplissement des règles — «dérégulation» en novlangue néolibérale — qui la freinaient pour la civiliser et la moraliser. Mais, revenons à la transnationalisation du capital, processus à l’origine de la métropolisation.
Que faut-il entendre par là ? Écartons tout d’abord deux autres notions utilisées d’ordinaire à la place du concept de transnationalisation pour définir l’étape en cours du développement du capitalisme à l’échelle planétaire : la globalisation et la mondialisation. Certes, la notion de «globalisation» — un anglicisme de plus — peut s’avérer fort utile pour définir l’emprise des rapports de production capitalistes sur toutes les sphères de l’activité sociale — pour ne rien dire de l’existence individuelle —, encore que le qualificatif de totalitarisme paraîtrait plus adéquat, une fois dépouillé de sa signification historique. Quant au terme de «mondialisation» dont on se sert plus couramment, il a l’inconvénient de laisser croire que l’on a affaire à une évolution récente du capitalisme alors qu’elle a débuté au début du XVe siècle sous la forme de ce que l’on appelait les «grandes découvertes», coup d’envoi d’une vaste expansion commerciale et coloniale de l’Europe occidentale qui ne s’est plus arrêtée depuis lors. En effet, la mondialisation s’est étendue et accélérée ensuite avec la colonisation (Afrique, Inde). Enfin, elle se poursuivra en englobant les États-Unis et une grande partie du reste du monde, puis sa totalité.
Tout avait commencé avec l’essor du capitalisme marchand et bancaire dans les villes portuaires, d’abord allemandes (cf. Ligue hanséatique) et flamandes (Amsterdam, Anvers) puis d’Italie du nord (Venise Gênes). Ce fut l’ère d’un protocapitalisme à base mercantile et financière fonctionnant en réseau de villes plus ou moins autonomes par rapport à un pouvoir central inexistant ou encore embryonnaire. Pour replacer cette première phase du développement capitaliste dans le «devenir monde» du mode de production capitaliste, le sociologue Alain Bihr propose de la dénommer la période anténationale (1450-1800): elle va des cités-État à l’étape suivante, celle de l’État–nation via les monarchies absolues et le despotisme éclairé.
Signalons à ce propos que le K ne se limite pas à envahir le monde au point de devenir une réalité planétaire. Pour être érigée en concept, la notion de mondialisation qui, sinon, n’a qu’une valeur géographique et descriptive, doit désigner le devenir monde du capitalisme : celui-ci devient non seulement mondial, mais en même temps un monde, pour ne pas dire le monde, au sens civilisationnel et anthropologique. Non seulement il s’étend au monde entier, mais encore il produit son monde, son organisation socio-spatiale propre, jamais stable et achevée, puisqu’il émerge d’un procès traversé de contradictions insolubles qui renaissent sans cesse des tentatives pour les déplacer faute de pouvoir les dépasser. Il modifie donc le monde, le transforme, le façonne selon les exigences de la reproduction de ses rapports constutifs fondamentaux : procès immédiat de repoduction (valorisation et accumulation), procès de (re)production des conditions sociales générales de la production capitaliste (infrastucture et services) et reproduction des classes et des rapport de classes (hégémonie institutionnlle et idéologique de la bourgeoisie). Le capital est ainsi parvenu à constituer un monde en soi (économique, institutionnel, culturel), le seul possible proclament aujourd’hui les néo-libéraux involonairement secondés par les altercapitalistes pour qui l’«autre monde possible» n’est, quoiqu’ils en disent ou en pensent, qu’un autre monde capitaliste ou un monde autrement capitaliste (amendé, moralisé, civilisé, «apprivoisé», etc.), mais non un monde autre que capitaliste.
Revenons maintenant à la périodisation de ce devenir monde du capitalisme. À la période anténationale succéda la période internationale (1800-1975). L’État-nation devient le cadre structurant du développement du capitalisme, depuis la révolution industrielle jusqu’à ce que les économiste régulationnistes appellent le «fordisme» : parecellisation des tâches (taylorisme), standardisatoin des produits, production de masse et consommation de masse... Ce noueau modèle d’acccumation du capital est appuyé par l’«État social» dit «providence» (Welfare State) en France. C’est ici que se manifeste la seconde insuffisance de la notion de mondialisation. Elle laisse de côté ce qui est fondamental pour comprendre la dynamique du capitalisme : l’articulation entre l’État et le capitalisme. Car l’État va jouer un rôle primordial dans le devenir monde de celui-ci au deuxième stade de son évolution : c’est par la médiation étatique donc politique que va s’opèrer la reproduction de ce mode de production. Jusque vers la fin des années 60, c’est son INTERnationalisation qui va se développer avec les rivalités inter-impérialistes, les nationalismes, les guerres et les révolutions. On sait que les rivalités entre les bourgeoisies ont donné lieu aux deux guerres mondiales. Cependant, vers la fin de la période, le système mondial capitaliste structuré en État-nations entre en crise sous l’effet de l’unification/l’universalisation du marché par delà les frontières, réponse des classe possédantes à la baisse tendancielle du taux de profit due, entre autre, aux conquêtes sociales du mouvement ovrier au cours de la période qui s’achevait.
Débute alors la troisième période du devenir monde du capitalisme, où nous nous trouvons encore, celle de la transnationalisation : le capital s’est autonomisé par rapport à l’État sous la forme du néo-libéralisme. Durant la phase antérieure, celle du keynesiano-fordisme, le capital avait accumulé les moyens d’un débordement des limites des différents marchés nationaux, conduisant à rendre inopérants et même contre-productifs les mécanismes de régulation étatiques — la fameuse «planification indicative» opposée à la «planification impérative», «centralisatrice et dirigiste» des pays du socialisme réellement inexistant (il s’agissait d’un capitaisme d’État). La forme internationale de la structure du monde capitaliste se touva ainsi remise en cause et donc l’État-nation lui-même en tant que élément de cette configuration structurelle. Le mouvement du capital traverse dorénavant de part en part les États-nations, les invalidant en tant que formes de médiation dominante de la repoducion des rapports de production. Face à la puissance des firmes, groupes et conglomérats capitalistes en tout genre (financiers, industriels, commerciaux, immobiliers…) devenus transfrontières, le rôle de l’État va se dès lors limiter, d’une part, à lever systématiquement les obstacles à l’essor du marché sous le signe de la «libéralisation» — dérégulation, privatisations, démantèlement des conquêtes sociales — et, d’autre part, à se concentrer, en la renforçant, sur l’une de ses fonctions «régaliennes» : le maintien de l’ordre rendu plus difficile avec la mise en œuvre les politiques néo-libérales
Sur le plan territorial, le cadre national est donc mis largement hors jeu, court-circuité, au profit d’instances à la fois supranationales (ex : FMI, OMC, B.M. i.e. la «troïka» — dont U.E. impose les orientations aux gouvernements du continent —, et infranationales (les «régions» le plus souvent urbaines i.e les «métropoles»). Je laisse ici de côté le débordement par le haut puisque c’est le débordement par le bas qui donne lieu à la métropolisation. Je rappelle simplement que le débordement par le haut renvoie à la constitution de systèmes continentaux d’États dont l’action sera régie par une série de normes communes (technique, juridiques, administratives), des institutions communes, des politiques économiques et extérieures (diplomatiques et militaires) communes, chaque système d’États étant ou devant être considéré comme le repésentant et défenseur de la fraction du capital mondial territorialisé sous son égide. Autant dire que la transnationalisation du capital prive les États-nations d’une large part de leur souveraineté économique, leur laissant en revanche toute liberté — en principe — pour gérer les retomblées conflictuelles qui peuvent en résulter sur les plans idéologiques et politiques. En termes marxiens, l’accentuation de l’exploitation à l’échelle trannsnationale va de pair avec celle de la domination sur le plan national, comme en témoigne le durcissement de la répression des mouvements sociaux en France.
C’est cependant le débordement des États-nations par le bas qui donne sens à la métropolisation. Leurs frontères importent peu désormais aux capitalistes transnationaux qui vont tendre à localiser et concentrer leurs investissements au sein ou au voisinage immédiat d’un petit nombre de grandes agglomérations et de leurs périphéries. Plusieurs raisons à ce choix : 1° les économies d’échelle qui réduisent les coûts de transaction, ainsi que les coûts des conditions générales de production et de circulation du capital ; 2° la concentration en un même lieu des facteurs nécessaires à la mise en œuvre de l’investissement (présence de travailleurs qualifés, potentiel de recherche-développement et services publics de qualité); 3° les effets de synergie entre les différentes entreprises et l’ensemble de ces facteurs sous forme de réseaux favorisant la circulation de l’information, la formation du personnel, l’innovation scientifique et technique, la constitution d’une culture d’entreprise et d’une éthique du travail abstrait, etc. Sans compter, en plus, l’ampleur du marché local ou régional. En définitive, l’investissement attire l’investissement, les entreprises multinationales attirent d’autres entreprises multinationales. Les centres mondiaux de commandement (les maisons mères) de ces dernières, avec tous les services et les équipemens afférents, comme nous le verons plus loin, se regroupent dans un petit nombre de métropoles qualifiées de «villes mondiales» ou «globales» pour les plus importantes.
La transnationalisation du capital, soit son autonomisation à l'égard des États, le conduit donc, pour trouver des points d'appui et d’ancrage territoriaux à l'échelle planétaire, à miser sur certaines aires urbaines, baptisées «métropoles», indépendamment du reste du territoire national. Celles-ci doivent réunir les trois composantes clefs correspondant aux critères d’implantation retenus par le stratèges du capitalisme transnational: centres directionnels (ou décisionnels), pour accueillir les quartiers généraux des firmes + établissements de recherche et enseignement supérieur + activités productives de « hautes technologies ». Cette inscription spatiale du capital revient à mettre des métropoles en concurrence les uns avec les autres, «libre et non faussée», bien entendu, comme le reste, en incitant leurs gestionnaires élus, secondés par leurs experts et conseillers, à les rendre «attractives» par des politiques d’aménagement urbain adéquates pour les rendre «compétitives» par rapport à leurs rivales.
Autant dire que la métropolisation n’est pas seulement un processus urbain résultant lui-même du processus plus vaste de la transnationalisation du capital. Elle est aussi une politique urbaine consistant, pour les édiles, à proposer à des capitalistes devenus sans frontières la structure d’accueil conforme à leurs desiderata en misant sur la combinaison gagnante évoquée plus haut. On peut d’ailleurs la placer sous le signe non de la grandeur mais de la hauteur : hautes technologies pour les activités, haute qualification pour les actifs, hauts revenus pour les habitants, équipements hauts de gamme pour les résidents et les visites huppés, et cerise (verte) écologique sur le gâteau métropolitain, «haute qualité environnementale» en matière d’aménagement, d’urbanisme et d’architecture.
Les politiques d’attractivité menées sur les territoires voués à la métropolisaation sont par conséquent moins le fait des États-nations qui se bornent à les accompagner, notamment par des réformes administratives adpatées, que par les pouvoirs locaux (régions, districts urbains, communautés de communes, conseils métropolitains…) ainsi mis en concurrence sur le marché mondial des capitaux à l’échelle planétaire, continentale ou nationale. Pour les attirer, c’est à qui parmi les élus locaux avec le concours de leurs «communiquants», universitaires compris, mettra le plus en valeur la panoplie des «atouts» tecno-scientifiques, économiques, politiques, cuturels du déveppement capitaliste[3].
L’impact spatial de cette polarisation métropolitaine est connu : certaines régions ou aires urbaines sont favorisées, tandis que la majeure partie du reste du territoire national, zones touristiques mises à part, périclitent (cf. la «France périphérique» des Gilets jaunes). On retrouve ainsi, sous de nouvelles formes, le fameux «développement inégal et combiné», propre au capitalisme, mis en lumière par Trotski, où le surdéveloppement de certains espaces a pour corrollaire le déclin la marginalisation des autres.
Cette structure inégalitaire se retouve au sein même des aires métropolitaines où la ségrégration socio-spatiale inhérente aux villes capitaliste perdure et même se renforce, mais sous de nouvelles formes. Et cela d’autant plus qu’une nouvelle composante sociale de la population urbaine a fait son apparition au cours des années 60 du siècle dernier dont une partie a établi ses quartiers dans des secteurs situés dans les parties centales de l’aire métropolitaine antérieurement occupés par des classes populaires. Parmi les sociologues, géographes, anthropologues et autres politologues chargés de scruter et décrypter les «mutations urbaines contemporaines», on a coutume, pour définir l’appartenance sociale de ces nouveaux venus, de les rattacher à la «classe moyenne éduquée»[4], et d’user du terme, maintenant consacré en France, de «gentrificaction» pour qualifier la mutation urbaine dont ils sont les acteurs immédiats. Pour ma part, néanmoins, j’éprouve une certaine réticence à l’encontre de ces deux appellations — scientifiquement contôlées, paraît-il. En lieu et place de la première, empruntant aux écrits du sociologue Pierre Bourdieu, je préfère parler de «petite bourgeoisie intellectuelle» (PBI). D’autre part, j’ai pris l’habitude de mettre des guillemets à la seconde faute d’un concept idoine à lui substituer.
Dans les deux cas, c’est leur adéquation à ce qu’elles sont censées décrire et voire contribuer à expliquer qui me semble devoir être mis en cause [voir fichiers correspondant].
[…]
L’expulsion du peuple hors des lieux convoitées par les profiteurs vers des zones excentrées ou dégradées constitue le fil rouge de l’histoire urbaine du capitalisme. À cet égard, les nouvelles modalités de l’accumulation du capital mentionnées plus haut (mondialisation, technologisation, financiarisation, flexibilisation) n’ont en rien modifié la tendance. Elles l’ont même accentuée et portée à une échelle inconnue jusque-là. La concentration des fonctions décisionnelles et directionnelles dans les agglomérations importantes, avec toutes les activités attenantes (publicité, conseil, etc.), ainsi que des lieux de loisirs et de divertissement urbains hauts de gamme, le tout combiné avec la construction d’immeubles de logements luxueux destinées à accueillir l’élite bourgeoise mondialisée a atteint un degré tel que le centre-ville devient, spéculation immobilère aidant, inaccessible à la petite bourgeoisie inellectuelle. Par conséquent, la métropolisation donne lieu à une colonisation des anciens quartiers ouvriers de l‘aire centrale de la métropole par une partie des professionnels de la «société de services», autre désignation de la société capitaliste à l’âge post-industriel.
Cette «gentrification» ne peut plus être contenue à l’intérieur les limites de la ville-centre, et gagne certaines communes populaires de la proche banlieue. C’est là où trouvent à se loger, en effet, une partie des franges inférieures de la petite bourgeoisie intellectuelle (enseignants du primaire et du secondaire, travailleurs sociaux, intermittents du spectacle…), pour qui le «retour au centre» est devenu inabordable. Dans les maisons individuelles ouvrières réaménagées et les locaux industriels ou artisanaux reconvertis en « lofts » ou des logements encore dits sociaux mais destinés en priorité aux couples de la «classe moyenne éduquée»[5], une nouvelle population s’est établie, avec le soutien d’élus locaux soucieux d’améliorer l’image de leur commune. «Rénovation» et « réhabilitation» se conjuguent alors pour repousser encore plus loin, dans le périurbain voire en zone rurale, l’habitat populaire qui, contrairement à ce que laisse entendre le battage médiatique au tour des «violences urbaines», ne saurait être identifié aux seuls ensembles logements sociaux regroupés dans les « cités ».
Pour (re)structurer et (ré)organiser les territoires et en particulier les espaces urbains, pour les remodeler en fonction des impératifs découlant de la mise en place d’un nouveau modèle d’accumulation du capital, il faut le concours d’experts, de spécialistes et de politiciens appartenant en majorité, non pas à la classe capitaliste c’est-à-dite à la bourgeoisie mais à cette classe intermédiaire, médiane médiatrice qu’est la PBI. Une classe affectée par la division sociale du travail entre dirigeants et exécutants aux tâches de médiation (conception, organisation, contrôle, inculcation idéologique). Position intermédiaire qui avait conduit le sociologue P. Bourdieu à définir les membres de cette classe à la fois médiane et médiatrice comme les agents dominés de la domination[6]. Or, c’est celle-ci qui fournit aussi aujourd’hui dans le domaine politique les gros bataillons de l’électorat de plupart des responsables politiques «de gauche». Lesquels, en raison de l’évolution des rapports de forces c’est-à-dire de classes au sein des «démocraties« occidentales, ont été amenés à s’éloigner de leurs bases populaires pour mener des politiques de plus en plus conformes aux intérêts de la bourgeoisie et à ceux de leur propre classe. Ce qui explique que sur le plan local, les politiques menées par les élus «de gauche» n’arrivent pas à clairement se distinguer de celles menées par leurs homologues de droite.
[…]
Que le concept de petite bourgeoisie intellectuelle soit récusé, quant il n’est pas tout bonnement ignoré, de la part de ceux auxqels il s’applique, n’a donc rien de surprenant. Dans ce milieu préservé soucieux de sauvegarder son image de progressisme désintéressé, il ne faut surtout pas parler de corde dans la maison du pendu. Pour les marxistes orthodoxes, il n’est de petites bourgeoises que, d’une part, les catégories sociales liées à ce qui subsiste de la petite production marchande héritée de l’âge préindustriel (artisans, commerçants, paysans), et d’autre part, les professions libérales traditionnelles (médecins, pharmaciens, juges, avocats, notaires…). On y incluait aussi les écrivains et les artistes. En revanche, les salariés pourvus de diplômes travaillant dans des entreprises étatiques ou privées (ingénieurs, cadres techniciens) ou les services publics, les unes et les autres ayant pris leur essor au cours de la phase internationale du développement capitaliste, suivi d’une progressions rapide et continue au cours de la phase transnationale, ne sauraient être rangés dans la classe petite bourgeoise. Pas plus que cette nouvelle vague de travailleurs indépendants que sont les urbanistes, les architectes, paysagistes, décorateurs, éclairagistes, plasticiens, designers, scénographes, coloristes et autres professionnels de la culture, des médias et de la pub, intermittents ou non, du spectacle métropolitain. Du moins si l’on en croit les chercheurs, qui comme les enseigants, font pourtant partie de la PBI, comme on la vu. Que dire alors de l’appellation moqueuse et disqualifiante de «bobos» !
C’est peu dire qu’elle déplaise souverainement aux intéressés, surtout lorsqu’ils se positionnent à gauche voire à l’exrême-gauche dite aujourd’hui «radicale». Beaucup la perçoivent comme une injure voire une insulte insupportable, dépourvue, clament-ils sans humour aucun, de toute valeur scientifique. Tous ces bien pensants d’un nouveau genre oublient apparamment, en admettant qu’ils l’aient jamais su, que les malotrus qui osent et même se plaisent à faire usage du vocable «bobo» ne lui ont jamais accordé cette qualité. Ils sont à cet égard d’accord avec les «intéressés» — si l’on peut dire — pour n’y voire qu’un néologisme d’origine médiatique, mais, à la différence de ces derniers, la détestation dont il fait l’objet parmi ceux-ci conjuguée à sa popularité parmi les classes populaires, incite les premiers à en user et même parfois à en abuser. Par provocation sans doute chez certains qui manifestent de la sorte leur refus de se solidariser mécaniquement avec leur propre classe dont l’arrogance n’a parfois d’égal que l’ignorance, mais aussi parce que les connotations sociologiques, anthroplogiques et idéologiques, non pas du terme «bobo» lui-même, mais de l’acception qui lui est donnée par l’usage qu’en fait le citadin lambda correspond assez bien, même à gros traits, au profil du «gentrifieur».
[1] Jean-Yves Authier, Anaïs Collet, Colin Giraud, Jean Rivière, Sylvie Tissot (dir.), Les bobos n’existent pas, Presses universitaires de Lyon, 2018
[2] Alain Bihr, La novlangue néo-libérale, éditions Page deux, 200. « C’est ainsi que le conseil d’administration d’un fonds de pension, largement anonyme et ignorant des enjeux industriels sociaux de ses actes, peut décider du jour au lendemain de la restructuration ou de la fermeture de dizaines d’établissements et, à travers ces mesures, du licenciement de milliers de travailleurs, dans le seul but de créer de la valeur pour l’actionnaire».
[3] Sur les éléments de langage utilisés pour la promotion des métropoles, voir notre «Petit lexique techno-politain»
[4] cf. J-P Garnier, «Gentrification : une notions importéeet…importune (1)
[5] À Paris, le logement très social, le PLAI (Prêt locatif aidé d’intégration) destiné aux ménages les plus «défavorisés» est le parent pauvre de la politique du logement social (25-30 % des logements sociaux agréés). Quant aux deux autres catégories, le PLUS (prêt locatif à usage social) accessibles aux demandeurs dont les revenus n’excèdent pas 60% du plafond de ressources (soit 60% des ménages), et les PLS (prêt locatif social), inaccessibles aux demandeurs à bas revenus, ils font la part belle à la PBI.
[6] Ce qui n’est pas sans poser problème aux néo-petits bourgeois qui se retrouvent ainsi le cerveau entre deux classes, c’est-à-dire le cul entre deux chaises. Ils vont devoir, pour gérer un malaise existentiel qui pourrait les mener sur le divan du psychanalyste, à faire appel à toute leur aptitude à la ratiocination acquise dans les facultés de sciences humaines pour donnerun tour savant à leurs dénégations et leur mauvaise foi. Il ne résulte que les néo-petits bourgeois ne peuvent faire ce qu’ils font, en paroles comme en actes ; qu’à à la condition d’ignorer, (con)sciemment ou non, ce qu’ils sont. Autrement dit, «assurer» — dans leur fonction et leur rôle — qu’à la condition de ne pas assumer.