UN SI FRAGILE VERNIS D’HUMANITÉ - Michel Terestchenko
Présentation du livre de Michel Terestchenko par les équipes d'ELUCID le 14 janvier 2022
Dans Un si fragile vernis d’humanité. Banalité du mal, banalité du bien (2005), Michel Terestchenko s’interroge sur les motivations des actions destructrices ou bienveillantes des hommes. Partant d’une réflexion philosophique, l’ouvrage renvoie à diverses expériences de psychologie sociale, à des témoignages et à d’autres situations pour expliquer l’inspiration d’une bonne ou d’une mauvaise action. L’auteur tente d’identifier la faiblesse humaine de manière empirique, tout en réfutant la thèse de l’égoïsme psychologique dont les théories libérales sont issues.
Après le constat accablant de la potentialité destructrice de l’humanité, l’auteur consacre la deuxième partie de son ouvrage aux alternatives et aux comportements bienveillants, laissant au lecteur l’opportunité de trouver des solutions.
Biographie de l’auteur
Michel Terestchenko est un philosophe français né en 1956. Il est diplômé de Science po Paris, agrégé de philosophie et docteur ès lettres. Il enseigne comme maître de conférences de philosophie à l’Université de Reims et à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. Ses travaux portent essentiellement sur la philosophie politique et morale, et offrent souvent une contestation de l’utilitarisme
Plan de l’ouvrage
Introduction. D’une vision de l’homme tout bonnement fausse
Chapitre 1. Sous l’amour-propre, la fragilité de l’identité humaine
Chapitre 2. Et pourtant le sens moral existe bien
Chapitre 3. Franz Stangl, commandant du camp de Treblinka
Chapitre 4. Des tueurs ordinaires
Chapitre 5. La soumission à l’autorité
Chapitre 6. L’expérience de la prison de Stanford
Chapitre 7. Psychologie de la passivité humaine
Chapitre 8. L’imposture extraordinaire de Giorgio Perlasca
Chapitre 9. Égoïsmes et altruisme
Chapitre 10. André Trocmé et la cité-refuge de Chambon-sur-Lignon
Chapitre 11. La personnalité altruiste
Chapitre 12. Henry Sidgwick, ou l’impossible obligation d’agir de façon altruiste
Chapitre 13. Altruisme et moralité
Chapitre 14. La « belle âme » ou la réserve de la grâce
Conclusion. La vie, mais pas à n’importe quel prix !
Synthèse de l’ouvrage
Introduction. D’une vision de l’homme tout bonnement fausse
Depuis le XVIIIe siècle, il existe une croyance commune au sein des sciences sociales, selon laquelle l’homme n’agirait que dans son intérêt personnel. Ainsi, une action véritablement désintéressée n’existerait pas ou, du moins, ne pourrait être prouvée.
De ce constat découle le principe premier de la science économique, aussi appelé thèse de l’égoïsme psychologique, qui dispose que l’homme chercherait à maximiser son profit. Même une action de prime abord altruiste, serait en réalité mue par un égoïsme secret, conscient ou inconscient.
Contre cette conception dominante, il s’agira de démontrer l’existence de comportements bienveillants, c’est-à-dire désintéressés. S’il est vrai qu’aider autrui génère certains bénéfices, est-ce le seul déterminant de l’action altruiste ? « Le geste altruiste n’a pas besoin d’être exempt de toute satisfaction ou rétribution, de tout intérêt, pour être réel. Il suffit que la visée égoïste ne soit pas la fin ultime de l’intention ».
Ainsi, il faut inverser la charge de la preuve : c’est à l’égoïsme psychologique de prouver ce qu’il avance.
Si l’on considère que le sens moral existe, comment alors, expliquer la passivité face à certains comportements destructeurs ? Il existe des explications pour comprendre ce qui peut rendre l’homme passif, docile, aveuglément obéissant, et le transformer en tueur « de dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants innocents ».
Mais, une autre question surgit : comment expliquer qu’une petite minorité d’individus puissent agir contre la destruction, au péril de leur vie ? Ce type de comportement altruisme, nous le verrons, résulte essentiellement de l’éducation et des convictions éthiques de l’individu concerné.
Il ne faut cependant pas comprendre ces comportements, tant bons que mauvais, à partir de l’opposition égoïsme altruisme – égoïsme entendu comme le souci exclusif de soi, altruisme comme le souci exclusif d’autrui. La déprise de soi « est au contraire l’un des chemins qui mènent le plus sûrement l’individu à la soumission ». Plutôt qu’un acte sacrificiel, il est préférable de concevoir l’altruisme comme une relation, cohérente avec nous-mêmes et nos convictions, et bienveillante envers autrui.
Ainsi, pour comprendre comment les individus résistent ou font le mal, mieux vaut s’en tenir à une opposition entre « la présence à soi » et « l’absence à soi ». Cette dernière est comprise comme le fait d’un individu dont la structure intellectuelle, spirituelle ou morale est inconsistante. Cet individu, désaccordé à lui-même, peut alors être entraîné et se soumettre aveuglément aux ordres en oubliant sa propre identité. La malignité de l’homme ne serait donc pas véritablement déterminée, ni par « une nature humaine qui serait foncièrement mauvaise », ni par « une absence de sens moral », ni même par « l’influence de facteurs sociaux, politiques, ou psychologiques ».
Première Partie. Destructivité, passivité et absence à soi
Chapitre 1. Sous l’amour-propre, la fragilité de l’identité humaine
La pensée de La Rochefoucauld illustre un aspect singulier de cette « absence à soi ».
Une première lecture de l’auteur tend à le présenter comme un défenseur du paradigme égoïste. En effet, La Rochefoucauld considère que la vertu cache systématiquement une motivation égoïste, faisant de l’action totalement désintéressée, une impossibilité. Seule une « stratégie de l’intérêt » peut se cacher derrière l’intention. Par conséquent, il n’y aurait pas d’altruisme authentique. « L’intérêt parle toutes sortes de langages, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé », écrit-il [Maxime 39, édition de 1678, page 408].
Cependant, une lecture plus approfondie permet de nuancer cette idée. La pensée de La Rochefoucauld s’articule autour de l’idée d’amour-propre qu’il définit comme « l’amour de soi-même et de toutes choses pour soi ». Autrement dit, l’amour-propre est à lui-même sa propre fin.
Par conséquent, l’amour-propre peut travailler à obtenir des choses qui lui sont nuisibles ou avantageuses, « mais qu’il poursuit parce qu’il les veut ». Il serait comme autonome, indépendant du moi, avec sa propre logique, dépossédant ainsi le moi de sa propre identité. En définitive, l’amour-propre ne serait pas déterminé par la raison, mais par le pur caprice.
Cette thèse, cependant, empêche toute évaluation morale des actions d’un individu, puisqu’elles sont causées par son amour-propre, sur lequel il ne peut rien, et non par sa volonté. Selon La Rochefoucauld, l’homme n’est pas un égoïste obéissant rationnellement à ses intérêts. L’homme est inconstant, passif et aliéné par son amour-propre, lequel le soumet à ses goûts, ses passions, ses humeurs. « Le moi n’est pas maître dans sa propre maison », parce qu’il n’a pas d’identité propre ni de substance. Il n’est qu’un masque, ne cachant aucun sujet. Ce masque ne sert qu’à la lutte pour la reconnaissance sociale, un « théâtre de cruauté où chacun se flatte et se dupe ».
Par conséquent, l’homme n’étant qu’un vernis social, fragile et vulnérable, soumis au jeu des passions et aux successions d’impulsions, il est aisément manipulable et révèle une « formidable propension à obéir ». Cette absence à soi est la raison première des actes de cruauté des gens ordinaires. Ainsi, pour La Rochefoucauld, l’aliénation ne dépend pas de facteurs politiques, économiques ou sociaux puisqu’il n’y a tout simplement pas de subjectivité. L’aliénation serait une « perversion à la fois universelle et insurmontable ».
Face à une vision si pessimiste, on peut répondre qu’il existe au contraire un sens moral dans la conduite des hommes. Cela étant dit, nous allons voir que cela ne permet pas de comprendre pourquoi l’homme peut être destructeur.
Chapitre 2. Et pourtant le sens moral existe bien
Appréhender l’être à partir d’un amour-propre asservissant, anéantissant la liberté de l’individu au point de faire de lui un être quasiment irresponsable, ne pouvait manquer d’engendrer de nombreuses critiques. Mais nous ne nous intéresserons ici qu’aux critiques relatives à cette loi de l’amour-propre, laquelle rendrait impossible l’existence d’actes authentiquement bienveillants et désintéressés. Une des premières réfutations est celle de Francis Hutcheson, qui nous permet de comprendre pourquoi les hommes ne répondent pas toujours à leur sens moral.
Francis Hutcheson réfute l’idée selon laquelle les comportements désintéressés n’existeraient pas, le bien et le mal étant réduit à l’intérêt. Il faut toutefois noter que son adversaire n’était pas La Rochefoucauld, mais Mandeville. Ce dernier soutient que les désirs égoïstes sont limités par « l’éducation et la société […] à l’origine des normes sociales ».
Les hommes ont accepté ces normes en contrepartie des intérêts immatériels que sont les récompenses imaginaires qui nourrissent l’orgueil, c’est-à-dire le contentement de soi produit par l’approbation d’autrui. Sans orgueil, l’homme n’aurait aucune motivation à agir de manière morale et vertueuse. Les normes sociales auraient été, en réalité, l’œuvre des « plus méchants », lesquels s’en serviraient comme d’instruments de domination.
Au contraire, Hutcheson affirme que chaque homme est capable d’identifier le bien et le mal à partir d’un sens moral qui lui est inné. Ce sens moral lui permet d’évaluer les actions d’autrui, de les approuver ou de les désapprouver, selon qu’elles soient désintéressées ou non.
Apparaissant comme une sorte de sentiment esthétique, ce jugement n’est pas déterminé par la culture. Il est spontané, immédiat et ne résulte pas d’une réflexion calculatrice. « [I]l est une espèce d’évidence, de vérité de l’apparence, en laquelle la nature véritable de nos intentions se montre. » Aller contre cet instinct révèle un tempérament malsain ou pathologique de l’être.
Un bon exemple est l’amour des parents envers leurs enfants. Le soin qu’ils leur offrent n’est pas déterminé par un calcul intéressé. Ils ne tirent aucun avantage ou profit de leur bienveillance vis-à-vis de leurs enfants et pourtant le bien-être de ces derniers est leur motivation ultime. La gratitude qu’éprouvent les enfants n’est qu’une incitation supplémentaire, et non une condition nécessaire.
Seulement, si cette relation de bienveillance est possible à l’échelle familiale, son extension à l’humanité semble irréalisable. La bienveillance universelle, qui s’adresse à des êtres envers lesquels nous sommes détachés « de toute incitation passionnelle ou même affective » est empêchée par une « loi de l’intensité décroissante de l’affect de bienveillance » : « les affects sont d’une intensité qui décroît à mesure que les êtres sont à plus grande distance de nous. »
En effet, ce n’est pas la raison qui motive la bienveillance, mais les affects. Ainsi, il n’y aurait qu’une « générosité restreinte », ne permettant pas de « fonder une morale véritablement universelle ».
Quand bien même la bienveillance est limitée, son existence prouve que l’individu ne se préoccupe pas uniquement de lui-même, et que le paradigme égoïste est faux.
Cependant, si l’homme possède un sens moral et éprouve des affects envers autrui, cela ne l’empêche pas, dans certaines circonstances, de se comporter d’une manière destructrice. Mais, « [l]a destructivité humaine ne présuppose pas l’inexistence du sens moral ; ce qu’elle met en évidence, c’est son inhibition. »
Hutcheson a malgré tout rejoint La Rochefoucauld sur une idée importante selon laquelle l’homme est généralement vide et sans substance. Si l’homme est bienveillant, c’est parce qu’il répond à une impulsion, un affect. La bienveillance n’existe qu’en réponse à une absence d’identité propre, une absence à soi, ce qui explique son inconstance. Nous verrons dans les chapitres suivants que « l’existence d’un sens moral et la fragilité de l’identité humaine » sont pourtant deux réalités qui peuvent se conjuguer.
Chapitre 3. Franz Stangl, commandant du camp de Treblinka, ou l’engrenage de la dégradation
Franz Stangl était officier nazi chargé de la gestion des camps d’extermination pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a survécu à la guerre et est emprisonné à perpétuité en 1970. Dans sa prison, il accepte une série d’entretiens.
Stangl commence sa carrière en tant que policier de rue puis policier à la « répression des manifestations ». Il intègre le département d’enquête criminelle après avoir découvert une cache d’armes nazies – découverte qui lui vaut d’être décoré de l’Aigle Autrichien.
L’annexion de L’Autriche par les nazis en 1938 fait bientôt basculer le département dans la terreur et le place sous les ordres de la Gestapo. Dès 1936, il avait choisi, grâce à un ami, d'inscrire son nom « sur la liste des membres (illégaux) du parti ». À partir de l’annexion, une série de compromissions vont conduire Stangl à devenir un homme terrifiant.
Il est muté à Berlin dans un institut spécialisé dans « les soins curatifs et asilaires », qui, en réalité, s’occupait de l’élimination des handicapés physiques et mentaux. Il exprime quelques réticences, disant ne pas être « particulièrement apte pour cette affection », mais accepte sa mutation aussitôt qu’il apprit que son refus entraînerait une action disciplinaire. Bien qu’il n’effectuât pas directement les opérations d’euthanasie, il révèle au cours du procès (et à la différence des autres accusés) avoir été émotionnellement ébranlé par ces massacres (comptant près de 80 000 morts).
Par la suite, il est envoyé dans des camps d’extermination en Pologne, le premier à Sobibor, le second à Treblinka. On lui fit croire que Sobibor était un camp de remise en forme des troupes, mais il se rend rapidement compte de la réalité et du mal exercé dans ce lieu. Malgré cette prise de conscience, il ne fait rien, car il savait « ce qui était arrivé par le passé à ceux qui avaient dit non ». « Tout ce à quoi je pensais, c’était que je voulais sortir de là », disait-il.
Il est ensuite transféré à Treblinka. Cette fois-ci, il savait, mais pour protéger sa famille, il accepte à nouveau. « Il me tenait : j’étais prisonnier ! » affirmait Stangl. Arrivé au camp, il est face à « la chose la plus horrible [qu’il n’ait jamais] vue ».
Pour comprendre les raisons qui ont poussé Stangl à exercer ces actes destructeurs, il faut décrire l’homme. Il n’était ni un sadique ni un doctrinaire nazi. Il parvint malgré tout à exécuter ses tâches, refusant de reconnaître une quelconque humanité à ses victimes juives, les qualifiant de « cargaison ». Pourtant, il niait avoir la moindre haine à leur égard ou la moindre loyauté envers le parti nazi.
Stangl s’apparentait plutôt à un homme ordinaire, passif et terrifié, dont la seule motivation était la survie. Mais la structure mentale de la justification de ses actes était bien précise : « Moi seul je sais ce que j’ai fait de mon propre vouloir […], mais ce que j’ai fait sans ou contre ma volonté libre, de cela je n’ai pas à répondre. » Ainsi, agissant contre sa volonté libre, Stangl estimait qu’il n’était pas responsable.
Cela dit, la veille de sa mort, il parvint à admettre sa culpabilité : « j’étais là […] alors oui en réalité je partage la culpabilité […] j’aurais dû mourir ». Ainsi, Stangl avait compris que « la responsabilité d’un homme ne porte pas seulement sur les intentions de sa volonté, mais sur la réalité objective des actes qu’il a commis ». Pour autant, cela n’enlève pas toute responsabilité au système totalitaire auquel il était soumis.
L’histoire de Stangl permet de comprendre que la soumission à l’autorité est un processus graduel. Chaque étape franchie rend possible la suivante, sans pour autant qu’aucune d’entre elles ne soit décisive. Et le processus est tel qu’on peut considérer que le premier pas vers la soumission scelle définitivement l’obéissance du sujet.
En effet, s’extirper de ce processus est particulièrement compliqué. Alors que l’individu devrait « reconnaître que tout ce qu’il a fait précédemment était critiquable », continuer à obéir lui permet « de croire au bien-fondé de ses conduites antérieures ». Il est ainsi essentiel de refuser la soumission dès le premier acte, en remettant en cause, non pas un ordre particulier, mais la légitimité de l’autorité dont il émane. Stangl a appliqué une générosité restreinte, envers lui et sa famille, qui ne s’est pas étendue à ses victimes. Ne ressentant ni compassion ni remords, il s’est liquéfié et a perdu toute consistance.
Chapitre 4. Des tueurs ordinaires
L’historien Christopher Browning a étudié le 101e bataillon de réserve de police allemande en fonction entre 1942 et 1943. Rassemblant 500 hommes, dont la moitié provenait de classe ouvrière (le reste, de la petite bourgeoisie), le bataillon n’avait, en 1942, qu’un quart de ses hommes inscrits au parti national-socialiste. L’étude opérée par Browning a pu montrer comment ces hommes ordinaires ont pu devenir des tueurs de masse sans pitié.
Envoyé en Pologne en 1942, le premier massacre perpétré par le bataillon avait débuté d’une manière tout à fait exceptionnelle. Leur commandant, les larmes aux yeux, offre la possibilité à ses hommes de ne pas participer à l’exécution de la population juive.
Étonnamment, un seul homme quitta les rangs. Constatant qu’il ne subissait aucune sanction, une dizaine d’hommes supplémentaires le rejoignit. Lorsque la procédure à suivre est expliquée – à savoir un coup de fusil dans la nuque – une deuxième vague d’homme se désiste. La réticence des soldats et un certain nombre de stratégies d’évitement obligèrent le commandant à engager la 2e compagnie du bataillon dans le massacre. Le désistement leur fut également accordé, mais cette fois, aucun ne saisit l’occasion, et seuls quelques soldats cesseront les tirs durant l’opération. En tout, seulement 5 % du bataillon refusera de prendre part ou cessera de participer au massacre. Par la suite, le bataillon s’endurcira et perpétrera bien d’autres massacres, aboutissant à un total de 83 000 victimes, exécutées ou déportées.
Sur la base des témoignages de 210 de ces anciens policiers, interrogés à partir de 1962, Christopher Browning écrira son livre. L’historien y abordera notamment la question du comment. Comment des hommes ordinaires ont-ils pu effectuer de tels actes ? Si l’historien note que « la question de l’antisémitisme a été totalement occultée par les enquêteurs », « rien ne prouve non plus qu’ils aient été particulièrement enclins à agir spontanément de façon violente, destructrice ou sadique ». Par ailleurs, leur survie et celle de leurs proches n’étaient pas mises en jeu.
L’historien propose donc plusieurs explications « environnementalistes ». L’une des raisons principales proviendrait de « l’obéissance aux ordres lorsqu’ils émanent d’une instance légitime », ce que nous verrons en détail dans le chapitre suivant. La deuxième explication résiderait dans la volonté d’être conforme au groupe.
« Ceux qui ne tiraient pas risquaient l’isolement, le rejet, l’ostracisme » et « l’accusation de lâcheté ». La honte était d’autant plus difficile à accepter que le régime s’était acharné à faire de la discipline et de la virilité une vertu. Ainsi, une troisième explication porterait sur l’effet produit par l’idéologie nazie et sa doctrine de déshumanisation des juifs. « Influencés, conditionnés, imbus de leur propre supériorité […], beaucoup l’étaient sans soute » mais « préparés à tuer des juifs, ils ne l’étaient certainement pas. »
Chapitre 5. La soumission à l’autorité
Si les facteurs économiques, politiques et sociaux ont un rôle à jouer dans cette obéissance passive, cela ne permet pas de conclure à une propension générale de l’humanité à faire le mal. « La propension humaine à obéir passivement […] n’est pas un trait spécifique de certains peuples, ni même de […] sadiques : c’est une propension universelle, quoique tous n’y succombent pas. » C’était du moins la conclusion de Stanley Milgram à la suite des expériences qu’il effectua à l’université de Yale.
Un millier de sujets sont impliqués dans cette expérience, hommes et femmes, de toutes catégories sociales. On fait croire au sujet que l’expérience consiste à mesurer l’influence de la douleur sur la mémoire. Celui-ci se verra donc chargé d’administrer un électrochoc, d’une tension croissante (15 à 450 volts), à un élève sitôt que celui-ci commettra une erreur sur un enchaînement de mots à retenir. Placé sur une fausse chaise électrique, l’élève est bien entendu un acteur et a pour rôle de se tromper une fois sur trois. Le tout étant supervisé par un ou deux scientifiques qui donnent les ordres.
Plusieurs variantes de l’expérience ont été mises en œuvre, notamment en fonction de la proximité entre le sujet et l’élève. Mais les résultats sont surprenants. Placé dans une pièce séparée de l’élève, et ne pouvant entendre que ses tambourinements contre le mur, lesquels étaient croissants en fonction du voltage, le sujet lui infligera malgré tout le voltage maximum dans 65 % des cas, sachant qu’au-delà de 375 volts, l’acteur cessait les bruits…
Dans une deuxième variante de l’expérience, le sujet peut cette fois-ci entendre les hurlements de l’élève, mais le taux reste presque identique (62,5 %). Dans la variante n° 3, le sujet est placé dans la même pièce, et dans la variante n° 4, il se voit même contraint de toucher l’élève pour lui infliger la décharge. Le taux diminue alors de 40 et 30 %.
D’autres expériences ont fait varier le décor, le degré d’autorité du scientifique ou le commanditaire de l’étude. Mais cela ne diminua pas significativement le taux d’obéissance. La variante n° 11 laissa le choix des décharges au sujet. D’autres encore, cumulèrent ou modifièrent les rôles : élève-superviseur, superviseur-ordinaire ou scientifique-élève, etc.
Toutes ces variantes permettent de tirer les conclusions suivantes : les comportements des sujets ne proviennent ni d’une agressivité naturelle (dans la variante 11, seuls 5 % des sujets ont eu un comportement sadique) ni d’un manque d’empathie (tous les sujets ont été émotionnellement perturbés).
Par ailleurs, la nature de l’ordre n’a pas d’influence significative sur le taux d’obéissance. Le facteur déterminant réside dans la source de l’autorité. Si l’autorité est légitime, la majorité des sujets exécuteront les tâches, sauf s’ils ont l’occasion de se dérober (lorsqu’il n’y a pas de supervision directe).
Cela dit, un autre facteur déterminant est apparu dans les deux dernières expériences, le conformisme. Cette fois, le sujet n’était plus isolé, mais accompagné de deux autres individus (des complices). Dans le premier cas, les complices refusèrent d’obéir, le pourcentage de sujets administrant la décharge maximale chuta alors drastiquement à 10 %. Dans le second cas, les complices étaient au contraire très obéissants et 92,5 % des sujets atteindront alors la décharge maximale.
Cela étant dit, ces conclusions n’impliquent pas que les convictions éthiques n’exercent aucune influence sur la propension à désobéir. Le dilemme se situe dans l’arbitrage de l’individu entre l’obéissance à soi et l’obéissance aux ordres. La question est donc de savoir comment s’opère cet arbitrage et quels sont les processus psychologiques qui entrent en jeu.
Chapitre 6. L’expérience de la prison de Stanford
Aucune expérience scientifique « n’est allée aussi loin dans la manipulation » que celle de la prison de Stanford. Le professeur Zimbardo avait pour objectif d’étudier l’influence du milieu carcéral sur les détenus et les gardiens.
Pour ce faire, il transforma son laboratoire en prison factice. Il recruta vingt-quatre hommes, psychologiquement testés pour être des hommes ordinaires, mais ne leur expliqua pas précisément la nature de l’expérience à laquelle ils participeraient. Le rôle de gardien de prison a été attribué à douze de ces individus. Quant aux douze autres, afin de rendre l’expérience plus réaliste, ils ne furent pas mis au courant de leur rôle. Acceptant de participer à l’expérience, la police municipale procéda à leur arrestation à leur domicile, soi-disant pour vols à main armée, et les conduits à la prison de Stanford (en réalité le laboratoire de Zimbardo).
Les gardiens n’eurent aucune formation et leur gestion des prisonniers était laissée à leur totale autonomie. Le premier jour, les gardiens témoignèrent d’une certaine gêne et il n’y eut aucun incident. Mais la situation dégénéra rapidement.
Dès le deuxième jour, les prisonniers se rebellèrent et les gardiens les matèrent : jet glacial d’extincteur, mise à nu et cellule d’isolement pour les meneurs. Réalisant le danger, les gardiens se mirent d’accord pour essayer de briser le moral et la cohésion des détenus. Afin de diviser le groupe, ils décidèrent d’octroyer arbitrairement des privilèges à certains prisonniers. Par ailleurs, ils renforcèrent la surveillance, devinrent plus agressifs et usèrent de méthodes déshumanisantes, comme l’interdiction d’aller aux toilettes ou même de vider le seau de sa cellule.
Au bout de 36 heures de détention, un détenu semblait perdre la raison, hurlant des insultes dans une rage folle. Il fut donc renvoyé chez lui. Pour les autres, le calvaire continua, les gardiens devenant de plus en plus sadiques et usant de nouvelles méthodes d’humiliation. Un autre prisonnier s’effondra et dû quitter l’expérience.
Au quatrième jour, les détenus furent conduits dans une soi-disant commission de liberté conditionnelle. Celle-ci révéla que les détenus étaient devenus persuadés d’être réellement emprisonnés. Au cinquième jour, les prisonniers étaient détruits et « “se comportaient de façon pathologique” ». Au sixième jour, leur état de santé était tel qu’il fallut arrêter l’expérience.
Les observations et les témoignages des gardiens et des détenus ont pu rendre compte des effets rapides et pathogènes de l’incarcération, aussi bien dans le comportement sadique des gardiens que dans la docilité des détenus. Ces derniers ont été incapables de résister à l’aliénation de l’institution et ont rapidement perdu leur identité propre. Le plus troublant étant que chacun était libre de quitter l’expérience dès qu’il le souhaitait : « tout se passe comme si leur moi réel avait pleinement intégré les exigences de leur “rôle”, s’était en quelque sorte absenté à lui-même. »
Chapitre 7. Psychologie de la passivité humaine
Si la passivité appréhendée comme obéissance aux ordres peut être destructrice, la passivité comme non-intervention volontaire peut l’être également. Il existe nombre d’exemples de viols ou de meurtres qui se sont passés sous les yeux de témoins passifs. Comment des gens ordinaires peuvent-ils rester inactifs, incapables même d’appeler la police, face à une situation d’urgence ? Tel fut le cas lors de l’affaire Kitty Genovese.
Les professeurs Bibb Latané et John Darley ont tenté de répondre à cette question. Sans entrer dans le détail de leurs expériences, celles-ci consistaient à placer des sujets de telle sorte qu’ils soient témoins de la détresse d’autrui. Les résultats sont frappants. Si le sujet est isolé, c’est-à-dire seul avec la victime, il interviendra dans 71 % des cas. S’il est en présence d’un individu passif (un complice), il interviendra dans 7 % des cas. S’il est en présence d’un second sujet, au moins l’un des deux interviendra dans 40 % des cas.
Une fois de plus, on constate que le conformisme exerce une influence majeure sur les individus. Il est plus intéressant encore de constater que la présence de témoin diminue encore la propension à intervenir. Les chercheurs expliquent cet effet inhibiteur par la « dilution paralysante de la conscience individuelle de la responsabilité ».
Autrement dit, plus le nombre de témoins augmente et moins les individus se sentent responsables à titre individuel. Les expériences ont également permis de constater chez les sujets non intervenants une « distorsion inconsciente de la représentation de la réalité pour refouler l’angoisse liée à la responsabilité ». Ainsi, les sujets non intervenants avaient inconsciemment biaisé leur interprétation de la situation, estimant qu’il n’y avait pas de réelle urgence, afin de se convaincre qu’ils n’avaient pas agi de façon immorale.
Cela dit, si le conformisme et la présence d’autres protagonistes peuvent exercer une mauvaise influence sur les comportements de secours, ils ne sont pas déterminants pour autant. Dans toutes les expériences menées, il y eut toujours au moins un sujet qui intervint. Ensuite, si la présence de témoins diminue le sentiment de responsabilité, cela ne prouve pas que ce sentiment soit absent. « L’inhibition ne porte pas sur la conscience individuelle de la responsabilité, mais sur la capacité à agir en accord avec cette conscience. » Autrement dit, le sentiment de responsabilité n’est pas absent, il est refoulé.
Les individus qui parviennent à intervenir sont capables de résister à l’inertie de groupe. Ainsi, la personnalité individuelle serait un facteur déterminant dans la capacité des individus à intervenir. Ce sera le sujet des prochains chapitres.
Deuxième partie. Altruisme et présence à soi
Chapitre 8. L’imposture extraordinaire de Giorgio Perlasca
Entre 1942 et 1945, Giorgio Perlasca est parvenu à sauver des milliers de juifs hongrois des camps d’extermination. Il est « le plus grand sauveteur de juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ». Pourtant, rien ne semblait le prédisposer à effectuer de tels actes d’héroïsme, au contraire. Durant sa jeunesse, il adhéra au mouvement fasciste italien, s’engagea volontairement dans l’armée de Mussolini contre l’Éthiopie, puis combattit en Espagne aux côtés des troupes franquistes. Mais en raison de son manque de discipline, il est démobilisé. De retour à la vie civile, il se lance dans l’import-export. Il part ensuite à Budapest, où il est confronté à la politique d’extermination nazie en octobre 1944.
Le seul moyen pour les juifs d’éviter la mort était d’obtenir la protection des ambassades des pays neutres. Par une habile manœuvre, il réussit à se faire passer pour l’ambassadeur d’Espagne. Il le savait, son imposture était d’une dangerosité extrême, mais cela ne l’empêcha pas d’utiliser tous les pouvoirs à sa disposition pour sauver le maximum de juifs. Qu’est-ce qui a permis à cet homme de prendre de tels risques ? Était-ce une action totalement désintéressée ?
Chapitre 9. Égoïsme et altruisme, où il est montré que la première hypothèse ne se vérifie pas
Les professeurs Elliot Sober et David Sloan Wilson réfutent l’idée selon laquelle les comportements humains ne proviennent que de motivations égoïstes. Pour eux, l’altruisme ne doit pas se concevoir à travers un prisme manichéen. Un geste peut être qualifié d’altruiste même s’il est en partie intéressé. L’altruisme, à la différence de la théorie égoïste, n’est pas nécessairement « pur ».
Il est fondé sur une pluralité de motivations, celles de mon propre bien et celles du bien d’autrui, car les deux ne sont pas nécessairement incompatibles. C’est la raison pour laquelle l’homme est parfois capable d’agir pour le bien d’autrui. Mais que se passe-t-il lorsque les motivations entrent en conflit ? Si les motivations égoïstes l’emportent largement sur les motivations altruistes, on parle alors d’altruisme faible. À l’inverse, on parlera d’altruisme fort.
Afin de tester la pertinence de la théorie empathique-altruiste et celle de la théorie égoïste, Sober et Wilson ont cherché à vérifier les trois hypothèses de cette dernière. Selon la thèse égoïste, l’acte en faveur d’autrui serait motivé : « par le désir de réduire le sentiment d’anxiété que nous éprouvons face à la souffrance », par le désir d’éviter un sentiment de culpabilité provoqué par autrui ou nous-mêmes, par l’envie d’obtenir une récompense provenant d’autrui ou de nous-mêmes (autosatisfaction). Leurs expériences infirment ces trois suppositions.
Premièrement, les deux chercheurs parviennent à démontrer que les sujets, face à la souffrance d’autrui, ont tendance à aider l’individu, même s’ils ont la possibilité de s’échapper. D’autres expériences jouant sur l’anonymat ou le non-anonymat des sujets ont pu révéler que cette variable n’avait pas d’effet sur leurs réponses.
Deuxièmement, la fréquence d’aide apportée par les sujets semble être influencée plus par l’empathie envers l’individu aidé, que par la culpabilité.
Troisièmement, la satisfaction des sujets n’est pas déterminée par le fait d’être à l’origine de l’action altruiste, mais par la conviction que les individus en détresse aient reçu ou non de l’aide. De même, les sujets n’interviennent pas dans le but d’obtenir une récompense. Ainsi, « l’axiome selon lequel les hommes obéissent toujours en dernier ressort à des motivations égoïstes est empiriquement faux ! »
Chapitre 10. André Trocmé et la cité-refuge de Chambon-sur-Lignon
Durant la Seconde Guerre mondiale, le village de Chambon-sur-Lignon, de près de 5 000 habitants, s’est entièrement mobilisé pour venir en aide aux juifs. Ils leur ont offert refuge, nourriture et fausses cartes d’identité. Ce village protestant était dirigé par son pasteur, André Trocmé. Nous verrons comment, comme pour Franz Stangl, c’est davantage la personnalité du pasteur, formée par son histoire, ses croyances et ses principes, qui l’a amené à agir de la sorte plutôt qu’une décision résultant de son libre arbitre.
Deux événements ont marqué la vie d’André Trocmé. Provenant d’une famille aisée, il découvre la misère à l’âge de onze ans, lorsqu’apparaît devant lui un homme squelettique qui l’insulta. Il réalise alors sa condition bourgeoise. Plus tard, il perd sa mère dans un accident de voiture dont son père était responsable. Il comprend la nécessité de pardonner et l’importance de la vie.
Pendant la Première Guerre mondiale, il intègre une organisation protestante et l’aide devient alors son principe fondamental. Devenu pasteur, il est envoyé à Chambon-sur-Lignon où il fonde, en 1938, une école.
À la différence de Stangl, la personnalité du pasteur se caractérisait par le refus de toute compromission éthique. Il fait preuve de désobéissance civile pour la première fois à l’école, refusant de saluer le drapeau représentant le gouvernement de Vichy. En 1943, il est emprisonné dans un camp de concentration français. On lui offre la liberté en échange d’un document attestant son obéissance au maréchal Pétain. Risquant la mort, il refuse néanmoins. Contre toute attente, il est libéré le lendemain.
André et son épouse Magda commencent à sauver des juifs en 1940. Lorsque le premier vient frapper à leur porte : « Naturellement, entrez, entrez », répondit Magda. Rapidement, les habitants du village suivront l’exemple et plus de 5 000 juifs seront ainsi sauvés. Quelles sont les motivations qui ont animé leurs actions altruistes ?
Aucun des deux n’estimait agir en héros ni n’a agi pour l’intérêt d’une place au paradis, ni même par besoin de se libérer d’un sentiment de culpabilité à la vue des réfugiés. « Ils ne cherchaient pas à défendre leur propre intégrité morale. » La réponse est plus simple. Les Chambonnais étaient des « gens bien », « capables de mettre en accord leurs actions avec leurs convictions », de telle sorte qu’aider autrui était devenu chez eux une « disposition constante ».
Chapitre 11. La personnalité altruiste
Pour aller plus loin dans la compréhension des motivations altruistes, il faut se pencher sur l’étude menée par Samuel et Pearl Oliner. Leur enquête sur le sauvetage des juifs est la plus importante qui ait été menée, avec près de 700 individus interrogés, sauveteurs, non-sauveteurs et survivants.
L’enquête révèle plusieurs éléments. Premièrement, et de manière générale, les sauveteurs n’ont pas agi uniquement par obéissance à leurs principes éthiques. Deux traits principaux de leur personnalité sont à l’origine de leurs motivations : leur attachement à un « principe d’aide », mais également leurs sentiments empathiques puissants éprouvés à l’égard des victimes.
Ainsi, leurs comportements seraient le résultat de leur personnalité, d’une disposition constante, bien plus que d’un choix éthique délibéré. Presque tous les sauveteurs ont fait mention de l’affection qui les liait « à leurs parents et la nature non répressive et non autoritaire de l’éducation qu’ils avaient reçue ».
Comme les Chambonnais, aucun ne considérait avoir fait quelque chose d’extraordinaire. Ils avaient simplement mis en œuvre les principes qu’on leur avait enseignés dès leur naissance, de sorte qu’une fois le nazisme au pouvoir, ils ne furent pas déterminés par la politique anti-juive. Autre élément important : 38 % des sauveteurs concevaient leur obligation d’aider comme une obligation universelle et par conséquent leur engagement ne se limitait pas à une générosité restreinte.
Si l’étude révèle que l’empathie constitue une incitation à l’action altruiste, c’est une condition bien souvent nécessaire, mais non suffisante. Doit s’ajouter à cela un sentiment de responsabilité et une capacité à résister à l’ordre établi. Bref, une véritable force de caractère entendue comme un ensemble de dispositions qui s’acquièrent avec le temps.
L’enquête de Samuel et Pearl Oliner a fait l’objet de nombreuses discussions. Selon Krystof Konarzewski, l’une des raisons de l’inaction de l’écrasante majorité de la population européenne se trouve dans le dilemme entre l’engagement par la compassion et l’engagement par la protestation. La première implique une capacité d’inclusion, lorsqu’au contraire la deuxième implique une indépendance, une autonomie du sujet par rapport à la société dans laquelle il vit. C’est la conjugaison de ces deux types de motivation a priori opposés qui permet l’action altruiste. Or, rares sont les individus capables de conjuguer conceptuellement et psychologiquement les deux.
Contrairement à ce que soutenait Kant, l’obligation éthique ne provient pas uniquement de la raison, le sentiment y prend une part importante. Les comportements altruistes ne sauraient être compris si l’on conçoit séparément la raison des sentiments. Au contraire, l’altruisme relève « d’un profond sentiment d’unité intérieure […] à la fois subjectif et rationnel ».
Mais dans quelle mesure peut-on exiger un altruisme universel ? « La conservation de sa vie […] et de ceux des siens n’est-elle pas également une obligation proprement rationnelle et morale ? » Le philosophe anglais Henry Sidgwick a beaucoup travaillé sur cette question.
Chapitre 12. Henry Sidgwick, ou l’impossible obligation d’agir de façon altruiste
« L’utilitarisme est la seule conception éthique qui […] ait élaboré une doctrine du sacrifice de l’intérêt propre lorsque celui-ci est rationnellement réclamé par la satisfaction du bonheur du plus grand nombre. » Mais en même temps, la raison utilitariste veut que chacun réalise son propre bonheur. Or, le bonheur du plus grand nombre est parfois incompatible avec son propre bonheur, et réaliser son propre bonheur n’est pas fondamentalement moins rationnel que réaliser le bonheur du plus grand nombre.
Sidgwick s’est donc interrogé sur les compatibilités des différentes doctrines éthiques. Serait-il possible de les unifier ? Il défend la thèse selon laquelle « l’éthique moderne est traversée par deux doctrines, l’éthique égoïste et l’éthique utilitariste -altruiste qui sont toutes deux rationnelles », mais qui s’opposent mutuellement. En effet, « comment est-il possible “d’établir dans l’esprit de chaque individu une association indissoluble entre son propre bonheur et le bien de tous”, si ce dernier recommande le sacrifice du premier ? » La rationalité égoïste et la rationalité désintéressée entrent en conflit de telle sorte qu’il semble impossible d’identifier un intérêt commun, une rationalité unique, sur laquelle se baser pour orienter nos actions.
Au-delà de cette confrontation des rationalités, une autre raison condamne la théorie utilitariste. Elle exige un sacrifice absolu de l’individu. Celui-ci doit être capable d’être « un spectateur impartial et rationnel, procédant au calcul des utilités en simple membre du tout ». Ce besoin d’impartialité totale et de sacrifice absolu rend la doctrine utilitariste impraticable, car il est impossible d’exiger, ni même de constater, un pur désintéressement. Ainsi, l’obligation éthique trouve sa source ailleurs, notamment dans la subjectivité des individus.
Chapitre 13. Altruisme et moralité
Quelle est la nature de l’obligation éthique ? Aussi fragile et inconstant que cela puisse paraître, l’obligation provient d’un sentiment. On peut schématiser les différentes étapes de l’action altruiste comme suit. Tout d’abord, on perçoit objectivement la détresse. Ensuite, la détresse ouvre notre conscience et nous place dans un sentiment de déploration.
Néanmoins, cette compassion n’est pas suffisante pour venir en aide. L’individu doit percevoir la douleur d’autrui comme « engageant sa propre responsabilité ». Cette prise de conscience du devoir d’agir trouve son origine dans un sentiment involontaire. C’est pourquoi les sauveteurs éprouvent leur engagement comme « allant de soi » et leur décision est spontanée.
En somme, on peut appréhender l’altruisme comme une disposition à agir en accord avec ses émotions et ses principes – une disposition qui n’est en rien innée, mais qui s’acquiert et qui peut être si profondément ancrée en soi qu’elle devient comme une seconde nature. Si bien que l’altruisme n’est en rien sacrificiel, il est au contraire un accomplissement de soi.
Contrairement à ce qu’affirme la morale kantienne, l’être altruiste est unifié, il concilie ses sentiments avec sa raison. Il s’agit d’une obéissance à soi, ou plus exactement, d’une fidélité à soi « en sorte qu’elle n’est pas ressentie comme cette contrainte inévitablement douloureuse » qui caractérise la pensée de Kant.
De la même manière, Emmanuel Levinas fait en partie erreur lorsqu’il inscrit l’action altruiste dans « quelque chose » qui vient déposséder l’individu de sa décision libre et qui vient aliéner son identité. S’il est vrai que l’action altruiste s’impose par un sentiment et ne se rapporte pas au libre arbitre, l’altruisme n’est pas dépris de soi. Au contraire, il est réalisation de soi.
Chapitre 14. La « belle âme » ou la réserve de la grâce
L’individu agit de manière altruiste pour « vivre d’une vie plus intensément éprouvée ». C’est un individu pour qui la vie elle-même ne suffit pas. Il recherche « l’intensification de la vie, sans faire de cette fin la fin même de son action ». Ainsi, l’altruiste serait un être dont les actions sont « la pleine expression de l’être qu’il est » et « à mesure que l’être trouve au fond de soi une réserve plus grande de force psychique, morale et spirituelle », sa capacité altruiste grandit. Une telle conception permet de dépasser le dualisme égoïsme/altruisme.
Cette thèse est confirmée par le journal intime d’Etty Hillesum. Elle y raconte son histoire entre 1941 et 1943 avant d’être déportée à Auschwitz. Malgré la détérioration continue de ses conditions de vie, la jeune femme estimait que la vie était belle. Comment expliquer un tel état d’esprit ? Elle s’était préparée depuis longtemps à ce qui l’attendait et elle ne se faisait aucune illusion quant au sort qu’elle subirait.
À travers la prière, elle dit avoir trouvé « apaisement », « accord avec soi » et « énergie ». La foi et la prière lui ont permis de tenir face à l’horreur, et de garder en elle une réserve intouchable. En parcourant son journal, on comprend « qu’on ne peut prendre sur soi le malheur et la souffrance d’autrui que si l’on est animé par une profonde confiance en soi, que si l’on échappe à tout ce qui est en soi-même cause de dépression. »
Conclusion. La vie, mais pas à n’importe quel prix !
Tous les êtres vivants sont soumis à la loi de nature, laquelle impose la conservation de la vie et la perpétuation des générations. Seul l’homme est capable de se donner un sens qui va au-delà de la simple survie.
Un des points les plus frappants de cet ouvrage est certainement la démonstration que nous avons faite de la capacité des êtres humains à obéir docilement, et par là même, à s’absenter à eux-mêmes. Il n’y a pourtant pas de déterminisme. Si l’autorité et le groupe ont une influence importante, c’est en l’individu que se trouve la « potentialité de l’aliénation ». Si certains laissent l’aliénation l’emporter, c’est parce qu’elle a ceci de confortable qu’elle nous déresponsabilise de nos actes. Il peut paraître plus simple de laisser autrui donner un sens à notre vie. C’est là l’origine du succès des régimes totalitaires qui ont cherché à détruire l’individualité pour la remplacer par un soi-disant « grand projet ».
Les résistants et les sauveteurs de juifs ont en commun leur « réserve intérieure », qui les rend « inéducables », « Qui place la fidélité à soi, à ses valeurs, à ses convictions plus haut que la quête du bonheur ou la défense de ses avantages particuliers. » C’est cela la présence à soi. L’altruiste ne se suffit pas de la survie, il considère qu’il existe des choses plus essentielles. L’égoïste, au contraire, est prêt à toutes les compromissions pour survivre. Il se soumet au sacrifice de ses principes, de ses sentiments et de sa liberté.
Pour éviter l’absence à soi, il faut développer en nous notre substance, et non notre identité sociale qui n’est qu’une coquille vide, une identité d’emprunt qui n’a pas de consistance. « Il appartient à chacun de se prémunir contre sa propension à la docilité afin d’être préparé à agir » si les circonstances nous obligeaient à faire face à une autorité destructrice.
À travers cet ouvrage, il est important d’avoir compris que l’humanité ne doit pas être appréhendée à partir d’un prisme bon/méchant ou égoïste/altruiste. Nous ne sommes pas déterminés par une quelconque nature. Rien n’est figé. Peut-être que l’altruisme est aujourd’hui un comportement d’exception, mais ce n’est pas une fatalité. Nous avons vu que les hommes ne sont pas des égoïstes invétérés ne se préoccupant que de leurs intérêts personnels. Il est possible de développer notre personnalité altruiste. « Telle est peut-être la finalité la plus haute de l’éducation. »
Ce qu’il faut retenir :
La vision de l’homme classique, qui veut qu’il soit mû exclusivement par son intérêt personnel est fausse. Il existe, chez l’homme, un sens moral. En effet, la destructivité humaine ne présuppose pas l’inexistence du sens moral, mais met en évidence son inhibition.
L’inhibition peut trouver sa source dans l’obéissance à une autorité qu’on estime légitime. Il existe une propension universelle à obéir passivement. L’homme, se soumettant à l’autorité en place, ne considère pas être responsable de ses actes et en vient à commettre le pire.
Une seconde source de la destructivité humaine se trouve dans la non-intervention, ou le conformisme : préférant croire que les autres prendront la responsabilité d’agir face à une ignominie, ou simplement imitant leur passivité, les hommes restent inactifs devant la commission d’actes proprement inhumains.
Il existe pourtant de nombreux exemples d’altruisme. L’expérience menée par E. Sober et D. S. Wilson a permis de le démontrer, et d’invalider la thèse égoïste. Face à la souffrance, nous venons en aide à autrui, par empathie, et pas seulement, voire pas du tout, dans le but d’obtenir une récompense – tout cela contredisant la thèse égoïste. Si cette dernière postule la pureté du sentiment égoïste chez l’homme, l’altruisme cependant n’est jamais pur, mais forme une alliance entre intérêt propre et action pour autrui, les deux n’étant pas incompatibles.
Comment expliquer l’altruisme ? Il s’agit d’une disposition constante chez certains individus. Elle ne peut être expliquée par l’utilitarisme ni par une disposition innée. L’altruisme se présente chez certaines personnes par la conciliation entre une personnalité particulière, caractérisée par un fort sentiment d’empathie ou de compassion, et une volonté de se conformer à des principes éthiques — autrement dit une conciliation entre sentiment et raison.
Ainsi, si elle s’observe plus fortement chez certaines personnalités, la personnalité altruiste est le résultat d’une éducation. L’altruisme devient alors un véritable accomplissement de soi, une soumission autonome à des principes que l’on s’est donnés, et non un sacrifice.
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