Surpopulation carcérale : construire plus de prisons n'est pas la solution
publié le 15/08/2023 Par Claire Pilidjian sur le site ELUCID
« Nous ne pouvons juger du degré de civilisation d’une nation qu’en visitant ses prisons », estimait Dostoïevski. À nouveau condamnée début juillet par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en raison des traitements inhumains et dégradants imposés à trois détenus qui l’avaient saisie, la France affiche un taux de surpopulation carcérale de 118,7 %. Mais le projet de loi d’orientation et de programmation de la justice (LOPJ), adopté en juillet, ne propose aucune mesure d’ampleur pour faire évoluer la situation – la seule réponse du gouvernement consistant à promettre toujours plus de places de prison, dans une stratégie d’affichage politique qui a surtout prouvé, depuis plusieurs décennies, son inefficacité.
publié le 15/08/2023 Par Claire Pilidjian
L a France affiche un taux de surpopulation carcérale de 118,7 %. C’est dans les maisons d’arrêt – où sont incarcérés les prévenus et les condamnés à de courtes peines – que les chiffres sont les plus significatifs : selon l’Observatoire international des prisons, le taux de surpopulation y atteint 145 %, dépassant même 200 % dans certains établissements. Au total, plus de 73 000 personnes sont incarcérées en France, pour une capacité opérationnelle de 60 000 places environ.
« À cause de la surpopulation carcérale, tout est contraint »
« Chaque fois que j’entre dans une prison, je pense avoir touché le fond, mais celui-ci se dérobe toujours sous nos pieds », déclarait devant la commission des lois du Sénat la Contrôleure Générale des Lieux de Privation de Liberté (CGLPL), Dominique Simonnot. Or, les conditions d’incarcération sont profondément liées à la suroccupation des prisons.
C’est d’abord la dignité des conditions de détention qui est en cause. En janvier 2023, 2 111 des 72 173 détenus français dormaient sur un matelas à même le sol. Les personnes incarcérées disposent souvent de moins d'un mètre carré d’espace vital dans leur cellule. Le tableau a déjà été dépeint depuis plusieurs années dans les rapports parlementaires, institutionnels ou associatifs : cellules infestées de punaises de lit, humidité et moisissures permanentes, températures étouffantes l’été, absence de séparation avec les sanitaires, etc.
Plus encore, la surpopulation carcérale limite les perspectives de réinsertion des détenus. « À cause de la surpopulation carcérale, personne n’a accès à rien, car tout est contraint par le temps », déplore Dominique Simmonot lors de son audition devant le Sénat. Dans l’un des établissements visités par la CGLPL, le temps maximum qu’un détenu peut passer hors de sa cellule est de moins de quatre heures – les trois quarts de ce temps n’étant consacrés qu’à la promenade. Dans son rapport d’activité 2022,la contrôleure note ainsi que seuls 25 % des détenus travaillent, contre 70 % en Allemagne, tandis que les possibilités d’accéder à l’enseignement sont souvent très réduites.
L’accès aux activités est fortement limité – on est loin de l’image que tente de véhiculer l’extrême droite, qui continue à surfer sur la vague de la vidéo qui circulait sur les réseaux sociaux l’été dernier, montrant une course de karting organisée dans la prison de Fresnes. Lors de l’examen de la LOPJ, le député Rassemblement national Yoann Gillet, poussait jusqu'à la caricature – « nos prisons ne doivent pas être des colonies de vacances pour délinquants et criminels » –, et proposait que « les activités mises en place dans les établissements pénitentiaires dans le cadre de la réinsertion, [concernent] exclusivement le travail et l’insertion professionnelle », sans se poser la question de la difficulté pour les établissements à proposer suffisamment d'activités aux détenus.
Des surveillants pénitentiaires à bout
En raison du manque d’accès aux soins, nombre de détenus partagent leurs cellules avec des personnes souffrant de troubles psychiatriques : « près de 30 % des détenus souffrent de troubles psychiatriques graves, poussant les surveillants et les codétenus à tenir le rôle d’infirmiers psychiatriques, ce qu’ils ne sont pas », indique la CGLPL. Si les surveillants pénitentiaires bénéficient d’une évolution statutaire à compter du 1er janvier 2024, il est difficile de croire que leur situation s’améliorera réellement. Les agressions à leur encontre sont fréquentes, et en raison du manque de candidats à ce poste, leurs conditions de travail sont de plus en plus difficiles à supporter.
Dans une prison de l’Oise, les surveillants accomplissent en moyenne 70 heures supplémentaires par mois. En effet, selon la CGLPL, « la norme d’un surveillant pour 50 détenus a, depuis longtemps, explosé, passant en maison d’arrêt à un pour 100, voire 150 » – un ratio qui ne risque pas de diminuer, alors que le gouvernement ambitionne de construire 18 000 places de prison supplémentaires d’ici 2027…
Le ministre français de la Justice, Eric Dupond-Moretti, inauguration d'une structure d'accompagnement vers la sortie au Pontet, près d'Avignon, 28 juillet 2023. (CHRISTOPHE SIMON / AFP)
« Plus on construit, plus on remplit »
Construire toujours plus de prisons : c’est la seule réponse envisagée par l’Exécutif, qui a acquiescé aux demandes de la droite en portant de 15 000 à 18 000 le nombre de places supplémentaires dans la LOPJ. Pourtant, l’une – des rares – prisons déjà sorties de terre dans le cadre de ce plan, à Mulhouse, était déjà surpeuplée un an après sa construction – les détenus avaient la possibilité d’y prendre une douche seulement trois fois par semaine...
L'augmentation du nombre de places de prison est une « fameuse promesse fleurant le rance, puisque ces 15 000 places étaient déjà proclamées en 2017 pour 2022. Très modestement réduites, à 2 000 fin 2021. Fleuron de cette “réussite”, la prison de Lutterbach étouffe déjà sous une densité de 180 %. Preuve que plus on construit, plus on remplit. Inertie encore », juge la la Contrôleure Générale des Lieux de Privation de Liberté, Dominique Simonnot.
« Plus on construit, plus on remplit » : c’est le point de désaccord entre l’exécutif et nombre de député(e)s, associations – et magistrats, à l’image de Rémy Heitz, procureur général près la Cour de cassation – qui plaident pour la mise en place d’un système de régulation carcérale. Adopté dans l’urgence en 2020 lors de la crise sanitaire, un tel système – qui s’appuie sur des réductions de peine et le développement d’aménagements de peines – avait permis de diminuer le taux d’occupation carcérale de 17 % et de le ramener sous la barre de 100 %.
La mission d’information sur les alternatives à la détention et l’éventuelle création d’un mécanisme de régulation carcérale de l’Assemblée nationale a ainsi conclu que, durant cette période :
« Le desserrement de la pression carcérale a en effet permis d’apaiser les relations entre les détenus et avec les surveillants ; elle a permis de développer des prises en charge plus spécifiques et plus adaptées aux besoins de la population carcérale. Elle a permis aux surveillants de s’investir davantage dans leur rôle d’acteur clef de la détention et de la réinsertion des personnes prises en charge par l’administration pénitentiaire. »
Ferme refus de régulation carcérale
Lors de l’examen de la LOPJ, les signataires de cette mission d'information, Caroline Abadie députée Renaissance, et Elsa Faucillon, députée communiste, ont plaidé en faveur d’un amendement visant à développer un mécanisme de régulation carcérale d’ici 2027. Ce principe a été rejeté par l’Assemblée, et fortement décrié par le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, qui répète à l’envi que « la société n’est pas prête à ce qu’on libère 13 000 personnes » ou que « la surpopulation carcérale est l’une des démonstrations que la justice n’est pas laxiste »... Une réponse simpliste : le mécanisme est évidemment bien plus subtil que cela.
« L’augmentation du nombre de personnes détenues découle résolument d’une sévérité accrue de la politique pénale française : toujours plus répressive, celle-ci est la source de l’inflation carcérale et, par conséquent, de la surpopulation », explique un haut fonctionnaire du ministère de la Justice. C’est donc en revoyant notre système de peines que l’on parviendra à mieux réguler la population carcérale, à rendre les conditions de détention plus dignes et à favoriser la réinsertion des détenus.
Dans le cas contraire, « cette inertie coupable perdurera. Calcul à court terme, sans vision ni réalisme, répondant au populisme par des incantations et des roulements de biceps. Et cela, la société tout entière n’a pas fini de le payer très cher », conclut la CGLPL.
Photo d'ouverture : 3 détenus dans leur cellule à la prison de Gradignan, près de Bordeaux, 3 octobre 2022. (Thibaud MORITZ / AFP)