Réponse à Roger Scruton reprochant de façon fallacieuse à Alain Badiou "d'avoir préféré l’utopie à l’étude du réel"(sic) !
V2, Présentation du 2 juin 2023 de l'ouvrage de Roger Scruton "L’erreur et l’orgueil. Penseurs de la gauche moderne", par les équipes d'Elucid + Réponse rédigée par Brigitte Bouzonnie le 3 juin 2023
1°)- Réponse rédigée Brigitte Bouzonnie à l'ouvrage de Roger Scruton :"L’erreur et l’orgueil. Penseurs de la gauche moderne":
Aujourd’hui, nous délaissons le format de la fiche quotidienne de mes commentaires sous une citation de Alain Badiou, afin de répondre aux sévères critiques formulées contre Alain Badiou par Roger Scruton, philosophe conservateur britannique, dans un ouvrage intitulé : L’erreur et l’orgueil. Penseurs de la gauche moderne (2015). Dans ce livre, Roger Scruton veut décaniller les supposée analyses erronées des penseurs de gauche (Badiou, Zizek, Sartre, Galbraith, Foucault). Leur foi inébranlable dans l’utopie et dans un avenir teinté de marxisme.
A propos de Badiou, il estime que les penseurs de la gauche moderne occidentale ont presque tous en commun d’avoir été à un moment inféodés au marxisme. Ce faisant, ils ont accepté de fondre l’individu et sa liberté dans de grandes théories sur les classes sociales, la révolution et l’histoire. Ses millions de morts. Ainsi, ils ont préféré l’utopie à l’étude du réel.
S’agissant plus particulièrement de Badiou, il pose que l’ouvrage le plus marquant du philosophe français Alain Badiou est sans nul doute L’Être et l’évènement (1988). Pour Badiou, « l’Évènement » est la révolution, seul évènement capable de créer une rupture au sein de l’ordre établi. Seulement, la rupture que constitue l’Évènement est impensable et innommable dans le système existant : résultant d’un long processus, encore inachevé, elle ne peut être démontrée ou expliquée. Le sujet doit ainsi lutter contre cette tendance en entamant un « processus de vérité » au terme duquel il pourra se projeter dans l’Évènement. C’est ainsi qu’il devient un sujet.
En somme, pour lui, l’essentiel, pour Badiou, tient à la réalisation de « processus de vérité », sans tenir compte des innombrables morts que peuvent causer les ruptures révolutionnaires. Ce qui importe avant tout, c’est la pureté et l’authenticité du sujet qui suit la révolution. La révolution est donc complètement « esthétisée ».
Réponse BB : Le philosophe Roger Scruton reproche à Alain Badiou d’avoir choisi avec erreur l’utopie communiste et ses supposés millions de morts aux dépends du réel, de l’analyse véritable de la société. Une telle affirmation est triplement contestable.
1-1°)- De tout temps, “Le Roi a eu le jour, le Peuple tous les lendemains”, c’est à dire les utopies de changement profonds de la société française.
Ce choix de l’utopie effectuée par le philosophe Alain Badiou n’est pas un choix personnel, et qui remonterait au seul XXIème siècle. Au XIXème siècle déjà, Victor Hugo écrit dans une pièce de théâtre : “Le Roi a le jour, le Peuple tous les lendemains”(sic). Rien de plus juste. Pendant longtemps, il existait une division du Pouvoir : Le Roi (Louis-Philippe par exemple) disposait de tout les pouvoirs temporaires : le pouvoir de faire des Lois. Le pouvoir hélas de tirer sur les manifestants, comme le montre les célèbre tableaux de Meissonnier de barricades sanglantes de 1848. Inversement, le Peuple français avait pour lui et dans sa tête le pouvoir idéologique, celui de créer des rêves de société meilleure, “lendemains qui chantent”, “grand soir”, etc…, qui fleurissaient alors.
Personne n’a oublié le célèbre vers rédigé par Louis Aragon de son poème un jour un jour chanté ensuite par Jean Ferrat :
Un jour pourtant un jour viendra couleur d’orange
Un jour de palme, un jour de feuillage aux front
Un jour d’épaule nue
Où les gens s’aimeront
Un jour comme un oiseau sur la plus haute branche
Un jour un jour
D’où venaient ces utopies de lendemains différents ? De penseurs socialistes comme Louis Blanc, Fourrier et son phalanstère. Mais aussi, du XVIIIème siècle avec notamment le célèbre Contrat social (1762) de Jean-Jacques Rousseau, où le philosophe imagine une société, où le Peuple aurait seul le pouvoir.
Contrairement à l’idée selon laquelle la lecture du Contrat social était réservé à l’happy few parisienne, il est lu par de nombreux français, via le colportage. Le marxiste Raymond Chartier, professeur honoraire au Collège de France, disposant de la Chaire “Ecrits et culture dans l’Europe moderne”, s’est intéressé aux lectures populaires du XVIIIème siècle. Il montre comment des livres de colportage, résumant par exemple le Contrat social, mais aussi L’esprit des lois de Montesquieu, l’Encyclopédie, les livres de Voltaire, circulent dans toute la France, via les colporteurs. Contrairement à l’imagerie populaire, ce ne sont pas seulement les paysans qui lisent ces livres, mais aussi et par exemple, un riche négociant bordelais, car toute une bourgeoisie d’avant 1789 s’intéresse aux livres de Rousseau (cf interview de Roger Chartier de 1994 sur Paris Première).
Mon ami Jean-Pierre Combe, militant du Pôle de Renaissance pour le Communisme Français m’a aussi parlée de l’importance des cafés aux XVIIIème siècle, comme lieux de socialisation, pour faire connaitre les idées des philosophes des Lumières.
La suite, on la connait : lorsque la Révolution Française de 1789, beaucoup de français avaient lu une vulgate des livres des philosophes des Lumières.
En 1848, le jeune Karl Marx rédige le Manifeste du parti communiste, autre célèbre ouvrage de l’utopie révolutionnaire, diffusé et lu ensuite dans le monde entier. Lénine écrit en 1905 : Que Faire ? Puis ce sont les livres des anarchistes français et russes sous la IIIème République : Bakounine, Kropotkine…
Donc, on voit que le philosophe Alain Badiou n’a pas le monopole de l’utopie. C’est un registre très actif, très ancien, fourmillant d’auteurs, existant depuis le XVIIIème siècle. Avec de nombreux auteurs allant de Rousseau, Marx, Hugo, Lénine, les anarchistes russes, ayant rédigé des livres d’utopie politique. Alain Badiou n’est que l’héritier de ce véritable genre littéraire et philosophique à lui tout seul. Or, à aucun moment Roger Scruton n’effectue de mise en perspective historique de l’utopie considérée à tort par lui comme un produit du XXIème siècle imaginé par les seuls Badiou et Zizek.
1-2°)- Loin de fuir la réalité, Alain Badiou maintient l’actualité de l’hypothèse communiste, tout en faisant de solides analyses du capitalisme déchainé dans lequel nous sommes depuis plus de cinquante ans :
Est-ce que les livres de Badiou fuient la réalité ? Nous ne le pensons pas.
Déjà, par exemple la lecture du Manifeste du parti communiste est pleine d’enseignements sur le fonctionnement cynique du capitalisme en 1848 :
*“La Bourgeoisie a détruit tous les rapports féodaux, patriarcaux, idylliques. Elle a impitoyablement déchiré la variété bariolée des liens féodaux qui unissaient l'homme à ses supérieurs naturels et n'a laissé subsister d'autre lien entre l'homme et l'homme que l'intérêt tout nu, le dur "paiement comptant". Elle a noyé dans les eaux glacées du calcul égoïste les frissons sacrés de l'exaltation religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la mélancolie sentimentale des petits-bourgeois." (Sic), (cf Manifeste du Parti Communiste).
*De plus, Vincent Vershoore a rédigé une analyse de l’ouvrage de Lénine intitulé : “L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme”, montrant l’incroyable actualité, pour la France 2023 de ce livre écrit dans les années 1920. Lénine ne s’enfermait-il pas une semaine entière à la bibliothèque, pour mieux connaitre la situation économique russe en 1916 ?
*De son côté, prolongeant cette tradition d’analyse très sérieuse de la situation qui accompagne chaque utopie communiste, Alain Badiou pointe et dénonce, d’une part, la désorientation des consciences, la vie sans idées dont souffrent tous les français.
-Il écrit : “Tant qu’une proposition stratégique (alternative) autre ne lui sera pas faite, elle (la jeunesse) restera dans une désorientation essentielle. Le capitalisme est une machine à désorienter les sujets, dès lors qu’ils ne se résignent pas à s’installer dans la vacuité du binôme consommateur/salarié”(sic) (cf Notre mal vient de plus loin. Penser les tueries du 13 novembre, édition ouvertures Fayard, 2016).
Oui nous subissons tous une désorientation des consciences. Mais à la différence de Badiou, je pense que son analyse vaut pour tout le Peuple français, quel que soit son âge, y compris les plus âgés. Quand bien même il s’agit d’un salarié consommateur un peu puéril.
-D’autre part, Badiou écrit très justement : “Le triomphe du capitalisme mondialisé est une évidence que tout le monde a présente à l’esprit. Aujourd’hui, le marché mondial est le repère absolu de l’historicité planétaire. C’est de lui dont il est question à tout moment. On sait très bien que dès que la bouse de Shanghaï a des frissons, le monde entier s’inquiète, semble terrorisé, se demande ce qui va arriver, et ainsi de suite…
L’agressivité qui accompagne cette extension du caractère dominant du marché mondial comme repère de l’historicité planétaire est particulièrement spectaculaire. Nous assistons aujourd’hui à la destruction partout, des tentatives antérieures d’introduire dans le capital une mesure. J’appelle ”mesure” les compromis passés, notamment dans la période de l’après dernière guerre mondiale, entre la logique du capital et d’autres logiques. D’autres logiques qui pouvaient être des logiques de contrôle étatique, de concessions faites aux syndicats, de réticence devant ls concentrations industrielles et bancaires, de logique de nationalisations partielles, de mesure de contrôle de certains excès de la propriété privée, de lois antitrust…Il y avait aussi l’introduction de mesures étendant les droits sociaux de la population, comme le possibilité pour tout un chacun d’accéder aux soins, ou de formes de limitation de l’exercice privé de fonctions libérales, etc. (cf Notre mal vient de plus loin. Penser les tueries de masse du 13 novembre 2015, édition Fayard 2016).
On voit que ces analyses de Badiou, loin de fuir l’analyse de la réalité du capitalisme, en se réfugiant dans une utopie, n’ayant aucune chance d’exister sur notre planète, formulent au contraire des analyses très précises de la triste situation actuelle dans laquelle nous pataugeons tous : surtout depuis les années quatre-vingt avec le félon mitterrand. La démondialisation des échanges générant une délocalisation féroce de nos activités industrielles. Et créant hélas en retour un chômage et une pauvreté de masse : 15 millions de pauvres vivant en dessous du seuil de pauvreté selon mes calculs.
Manifestement, Roger Scruton n’a jamais lu à fond de livres de Alain Badiou. Il n’en retient qu’un vernis superficiel. Il occulte la démarche, certes utopique du philosophe marxiste, qui maintient l’actualité de l’hypothèse communiste, mais tout en décrivant de façon très précise l’agressivité du capitalisme contemporain, donc le réel dans lequel nous nous débattons aujourd’hui.
J’ajouterai un point. Le problème number one aujourd’hui, ce n’est pas que des philosophes comme Alain Badiou développent une utopie communiste. C’est l’absence totale de toute utopie éclairant notre futur. Nous sommes enfermés dan un présentisme forcené, où chaque matin, les médias écrivent une nouvelle page blanche, déchirant tout ce qui s’est passé la veille. Résultat : nous n’avons plus de passé. Idem pour le futur complètement abandonné. Dans les années soixante, je me souviens que c’était tout le contraire : chaque adulte pensait que ses enfants auraient une vie meilleure que la sienne. Surtout, on passait son temps à deviner le futur, vu que c’est ce que nous allions vivre. Aujourd’hui, rien de tel : on ignore ce qui va se passer dan six mois.
Ainsi, en rupture avec ce présentéisme prison, j’ai posté sur la lettre politique indépendante un excellent article sur la guerre en Ukraine rédigé à la fin du mois d’août 2022 par Alastair Crooke, ex-ambassadeur à Beyrouth, trouvé sur le site Réseau International. Son titre est : 1°)- Ou bien, les sanctions contre la Russie perdurent, provoquant la misère populaire, et donc la révolte contre les dirigeants européens, obligés de partir. 2°)- Ou bien, les dirigeants occidentaux abandonnent leur soutien à Kiev”.
Or, cet article très rigoureux qui prévoit à échéance de six mois/un an ce qui va arriver notamment en France a très bien marché, tant sur la lettre politique indépendante, Facebook, Tweeter et VK. Les gens hélas déboussolés par tous les mensonges macroniens, enfermés dans le présent comme dans une cage, veulent savoir ce qui va leur arriver. Si “l’utopie”, c’est d’imaginer notre avenir immédiat, alors je confirme qu’il y a beaucoup d’utopistes en France, ne fuyant absolument pas le réel, mais qui le recherchent de façon la plus sérieuse. Si “l’utopie”, c’est d’imaginer un futur heureux en rupture avec nos mornes matins, dans le capitalisme mondialisé occidental, on ne peut que donner raison à ces auteurs imaginatifs comme Alain Badiou, qui nous donnent la boussole d’une autre existence.
1-3°)- Sur le supposés “cent millions de morts de l’idéologie communiste”(sic) dénoncés de façon inexacte par Roger Scruton, je rappelle que l’historien Zemskov compte 1 053 829 morts au goulag, ce qui n’est pas du tout la même chose.
Le chiffre "de 100 millions de morts au Goulag" est un fake insensé, absolu, inventé de toutes pièces par "le livre noir du communisme" rédigé par l'anticommuniste caricatural, Stéphane Courtois, et Nicolas Werth. Sur le sujet, il faut tenir compte de l'ouverture des archives récentes et des livres d'histoire récents. Aymeric Morville, éditeur aux éditions DELGA a traduit un livre d'un historien russe décédé en 2015, Viktor Zemskov, même pas communiste. Celui-ci arrive, au terme d’un travail d’archives minutieux, au chiffre de 1 053 829 morts comptabilisés entre le 1er janvier 1934 et le 1er janvier 1954. Aymeric Monville relaie le chiffre de Zemskov dans son livre : "Et pour quelques bobards de plus", aux éditions Delga, 2021.
Par ailleurs, et contrairement à ce que beaucoup de militants pensent, le chiffre de 100 millions de morts n’est pas “sorti” du rapport Khroutchev, comme l’explique Aymeric Monville, éditeur des éditons DELGA. Ce chiffre vient du livre de Soljénistine : l’archipel du goulag, 1974. Certainement un agent de la CIA.
C’est sur la base du chiffre de Soljénistine, que toute la littérature des nouveaux philosophes, BHL, Glücksmann a prospéré, à compter de 1977. Et surtout, ce qui n’est pas rien, a permis de liquider la figure de l’intellectuel français révolutionnaire. De l’intellectuel total à la Jean-Paul Sartre, remplacé par les laquais libéraux du Pouvoir en place.
Je me suis toujours demandé comment Soljénistine avait pu faire concrètement, pour construire un chiffre scientifique crédible du nombre total de détenus au goulag soviétique, vu qu’il était lui-même prisonnier du goulag, occupé à casser des cailloux sur la route. Curieusement, jamais personne ne s’est posé cette question élémentaire. De son côté, et au terme d’un travail d’archives soigneux, l’historien Viktor Zemskov arrive à un chiffre sans commune mesure avec celui de Soljenistine : 1 053 829 morts contre 100 millions de morts. Mais ce décalage n’est donc pas étonnant, vu la méthodologie très différente employée par chacun.
- Présentation du livre : "ET POUR QUELQUES BOBARDS DE PLUS ! Edition Delga,
L’histoire de l’Union soviétique – si elle mérite encore le nom d’histoire – se caractérise dans notre pays par l’absence de débat contradictoire. Le consensus politique veut que la droite attaque Staline comme incarnation-repoussoir de tout système socialiste et la gauche, comme symbole du fourvoiement de nobles idéaux. Imperturbablement donc, les opérations de propagande se suc- cèdent sur le mode du film d’horreur, du « Tyran rouge » à l’« Ombre de Staline » et ce, jusqu’à l’eschatologique « Apocalypse Staline ». L’actuelle réactivation des vieux « bobards » colportés par la guerre froide vise manifestement à exclure les communistes de l’espace public.
Elle entre néanmoins en contradiction avec la tendance actuelle, liée à l’ouverture des archives de l’URSS, qui contredit un certain nombre de légendes noires. C’est donc à une contre-enquête comparative que s’emploie ce livre. Étayée par une proximité avec de nombreux chercheurs et fruit d’une activité éditoriale concernant l’Union soviétique de près de quinze ans, cette entreprise n’est pourtant pas dépourvue d’un esprit polémique et partisan. Mais quand le Parlement européen n’hésite plus, désormais, à décréter une équivalence entre nazisme et communisme, n’est-ce pas plutôt cette apparente « impartialité », indifférente à ce que Hitler ait gagné ou non en 1945, qu’il conviendrait d’interroger ?
Aymeric MONVILLE, né en 1977. Éditeur depuis quinze ans de nombreux ouvrages sur l’URSS qui n’ont cessé d’alimenter sa réflexion, il est aussi l’auteur de plusieurs essais de philosophie politique : Misère du nietzschéisme de gauche, L’Idéologie européenne, Le Néocapitalisme selon Michel Clouscard, Les Jolis grands hommes de gauche, ainsi que d’une enquête sur l’état actuel de la liberté d’expression : Julian Assange en danger de mort.
2°)-Présentation du livre de Roger Scruton par les équipes d’Elucid : L'ERREUR ET L'ORGUEIL. PENSEURS DE LA GAUCHE MODERNE - ROGER SCRUTON
Dans L’erreur et l’orgueil. Penseurs de la gauche moderne (2015), Roger Scruton s’efforce de déconstruire les analyses des penseurs de gauche et leur foi inébranlable et utopique en un avenir teinté de marxisme.
L’analyse critique proposée par Scruton s’attache ici à revisiter des penseurs aussi différents que Sartre, Deleuze, Habermas, Gramsci ou Badiou, mettant en lumière ce qu’ils ont échoué à comprendre, ce qu’ils ont délibérément nié, et leurs erreurs analytiques. Plus largement, il nous apprend à nous distancier de figures intellectuelles mythiques que nous avons parfois désappris à critiquer.
Ce qu’il faut retenir :
Les penseurs de la gauche moderne occidentale ont presque tous en commun d’avoir été à un moment inféodés au marxisme. Ce faisant, ils ont accepté de fondre l’individu et sa liberté dans de grandes théories sur les classes sociales, la révolution et l’histoire. Ainsi, ils ont préféré l’utopie à l’étude du réel.
Les penseurs de gauche, tels que Hobsbawm, Sartre ou Foucault, ont entrepris de déconstruire ce qui fait traditionnellement tenir les sociétés et les individus : la famille, la religion, les institutions sociales telles que les hôpitaux ou les prisons, qui permettent de réglementer la vie en communauté. Ainsi, les penseurs de la gauche moderne se sont distingués comme des penseurs de la déconstruction, voire de la destruction.
Certains penseurs comme Lacan, Althusser, Deleuze, ou Badiou, se sont employés à redéfinir l’être en lui donnant un contenu résolument transgressif et « en devenir » perpétuel. Ainsi, la pensée de l’être au sens de ce qui a un contenu, une vérité objective, s’est trouvée complètement dévalorisée.
Les penseurs de la gauche moderne sont aussi caractérisés par leur propension à exclure à dénigrer toute pensée allant à leur encontre. En outre, ils se sont efforcer d’entourer leurs théories et leurs concepts d’un voile d’incompréhensibilité qui leur permet de se prétendre d’autant plus scientifiques qu’ils sont incompréhensibles.
Biographie de l’auteur
Roger Scruton (1944-2020) est un philosophe britannique, représentant du courant de pensée conservateur. Durant ses années étudiantes, il est d’abord fasciné par la philosophie sartrienne. Cependant, il s’en détache peu à peu, au cours des évènements de mai 68. Alors qu’il fréquente certains étudiants français, participant au mouvement, il se dira par la suite « dégoûté à vie des idéologies de gauche » après cette expérience.
Après l’obtention d’un doctorat en philosophie de l’esthétique à Cambridge en 1972, il enseigne dans diverses universités, aussi bien en Grande-Bretagne qu’aux États-Unis ou en Tchécoslovaquie.
En 1982, Scruton fonde et dirige la Salisbury Review, une revue conservatrice traditionnelle, qui s’oppose aussi bien à la gauche multiculturelle et pacifiste qu’au thatchérisme.
Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres information relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.
Plan de l’ouvrage
Chapitre I. Qu’est-ce que la gauche ?
Chapitre II. Ressentiment en Grande-Bretagne : Hobsbawm et Thompson
Chapitre III. Dédain en Amérique : Galbraith et Dworkin
Chapitre IV. Libération en France : Sartre et Foucault
Chapitre V. Ennui en Allemagne : Habermas et le déclin
Chapitre VI. Non-sens à Paris : Althusser, Lacan et Deleuze.
Chapitre VII. Guerres culturelles dans le monde : la nouvelle gauche de Gramsci à Said.
Chapitre VIII. Le kraken se réveille : Badiou et Zizek.
Chapitre IX. Qu’est-ce que la droite ?
Synthèse de l’ouvrage
Chapitre I. Qu’est-ce que la gauche ?
La distinction politique entre la droite et la gauche en France s’est matérialisée la première fois sous l’Ancien régime : le Tiers-État est situé à la gauche du trône, tandis que la noblesse était placée à sa droite. Puis, à partir du XIXe siècle, la gauche a été très profondément marquée par la pensée marxiste et son idéal est devenu l’établissement d’une société de justice et de partage.
Cette conception d’une société idéale implique nécessairement, pour la pensée de gauche, de subordonner l’individu et le libre choix des désirs individuels à de grandes structures telles que l’Histoire, les classes ou la révolution. Ces grandes structures sont supposées fonctionner à partir des individus, tout en les prédéterminant totalement. Le pouvoir politique n’est pas pensé comme le reflet de l’accord des individus et de leur mise en relation, mais comme un instrument de pouvoir dont il faut s’emparer pour réorienter la société vers plus de justice et d’égalité.
Les penseurs de gauche sont animés d’un profond ressentiment : ressentiment envers ce qui existe, envers la société telle qu’elle est, envers l’individu et sa propension à agir et à penser pour lui et à partir de lui, ressentiment envers tout ce qui s’apparente de près ou de loin à de la domination. En somme, la gauche est animée d’une profonde négativité.
Chapitre II. Ressentiment en Grande-Bretagne : Hobsbawm et Thompson
Hobsbawm et Thompson sont des historiens anglais du XXe siècle ; tous deux étaient très proches du Parti communiste anglais. Hobsbawm est resté fidèle au Parti communiste jusqu’à la disparition de ce dernier dans les années 1990. Quant à Thompson, il l’a quitté en 1956 lors de l’invasion de la Hongrie par les chars soviétiques.
Hobsbawm est un historien marxiste et, par conséquent, matérialiste. Il considère que les structures et les dynamiques économiques (production, consommation, échange) déterminent l’ensemble des formes de la vie sociale (familiales, religieuses, politiques, culturelles). Ainsi, dans cette perspective, l’histoire n’est plus que le déroulement d’une lutte entre prolétaires et bourgeois et tout évènement historique doit être jugé à l’aune de cette lutte des classes universelles. À ce titre, le matérialisme historique est une conception réductrice de l’histoire. Elle ignore l’autonomie de la vie sociale et politique par rapport aux dynamiques économiques et, de cette manière, est incapable de rendre compte de l’influence des formes sociales sur les structures économiques.
L’historiographie marxiste de Hobsbawm et Thompson retire au contraire toute pertinence historique à des formes politiques et sociales millénaires telles que la nation, la communauté locale, la religion, des institutions immuables existant en soi et n’ayant pas de déterminismes économiques. Pour l’historiographie marxiste, ces institutions ne sont que de simples inventions trompeuses destinées de toute façon à disparaître.
Thompson ne partage pas complètement les conceptions matérialistes de Hobsbawm. Il refuse l’idée que la classe ouvrière existe « en soit », c’est-à-dire qu’elle est déterminée par des rapports de production objectifs. Pour lui, une classe existe réellement lorsque les individus qui la composent ont conscience d’appartenir à un collectif et sont animés d’intérêts communs. Hobsbawm admet également que les institutions de la vie sociale participent à ce « nous collectif », et que la nation anglaise ainsi que ses institutions politiques ont pu être des facteurs d’identification importants pour la classe ouvrière anglaise.
Hobsbawm n’en reste pas moins attaché à la conception matérialiste de l’histoire, comme s’il n’arrivait pas à se défaire complètement de quelque chose en laquelle il ne croit qu’à moitié. Son attachement à la théorie marxiste est ainsi plus proche d’une forme de « sentimentalisme politique » que d’une véritable conviction scientifique.
Chapitre III. Dédain en Amérique : Galbraith et Dworkin
Aux États-Unis, employeurs et employés sont liés par les mêmes perspectives d’ascension sociale et d’accès à la société de consommation ; ils sont ainsi moins opposés qu’en Europe. A contrario des intellectuels européens, les penseurs de gauche américains n’ont pas noué d’alliance avec les prolétaires américains. De même, la tradition révolutionnaire étant beaucoup plus faible, voire quasi inexistante, la classe ouvrière n’a pas constitué le principal objet d’étude des intellectuels américains. De fait, ils se sont plutôt attachés à critiquer les institutions politiques et leur supposé encouragement au consumérisme des masses populaires.
Dans ses ouvrages, John Kenneth Galbraith s’est efforcé de décrire la société industrielle américaine comme « un système impersonnel contrôlé par une technostructure et ayant un intérêt direct dans la production ». Pour Galbraith, cette technostructure industrielle crée une opposition entre les salariés et leurs employeurs, tout en mettant en place des pouvoirs compensateurs (syndicats, oligopoles et technostructures des entreprises), afin d’accroître et de mondialiser la production. L’individu est ainsi soumis à une offre de consommation permanente, encouragée par la propagande publicitaire, qui tend à l’aliéner.
Ronald Dworkin était juriste et, à ce titre, avait une position proconstitutionnelle. Dworkin défend l’idée selon laquelle les juges peuvent établir de nouvelles normes politiques et juridiques qui doivent s’appliquer à la société entière. Dans cette perspective, le Droit constitue un modèle permettant de forger une nouvelle société, une « société libérale ». Le Droit est ainsi l’expression de droits civils, moraux ou constitutionnels formant une « morale politique », en l’occurrence, une morale de gauche.
Cette théorie ignore le lien du Droit avec la communauté. En effet, le Droit est avant tout une tradition qui constitue l’expression morale d’une communauté déterminée. Plus largement, le droit s’appuie sur un esprit civique qui découle du sentiment d’appartenance des individus à un même État-nation. Dworkin écarte complètement cet aspect, pourtant essentiel, du Droit.
Chapitre IV. Libération en France : Sartre et Foucault
Après la Seconde Guerre mondiale, les intellectuels français se détachent du nationalisme et se mettent en quête de nouvelles idéologies. Le marxisme, qui avait déjà commencé à faire florès avant la guerre, devient une nouvelle source d’inspiration. Alexandre Kojève, exilé russe en France, introduira notamment l’hégéliano-marxisme, qui influencera fortement la pensée des intellectuels d’après-guerre, comme Sartre, Lacan, Levinas ou Simone de Beauvoir.
La plupart de ces intellectuels réutilisent les concepts hégéliens tels qu’ils sont transmis par Kojève. On retrouve ainsi dans la philosophie existentialiste de Sartre, notamment dans son célèbre ouvrage L’être et le Néant (1943), les concepts de conscience pour soi et conscience en soi, déjà présents dans la pensée de Hegel.
Pour Sartre, le sujet est séparé du monde qui l’entoure. Il ne peut ainsi ni saisir les objets qui le composent ni prendre la mesure de sa propre conscience. Il est donc dans le « néant » ou dans le « visqueux ». Pour Sartre, le sujet, c’est-à-dire le « pour-soi », est absorbé par le monde extérieur, c’est-à-dire le « en-soi ». Le « pour-soi » risque ainsi de devenir un objet du « en-soi », et de ne plus s’appartenir. L’individu ne doit cependant pas abandonner l’idée qu’il peut être libre. En engageant son être, l’individu peut recréer un monde, constitué par ses propres valeurs, et accéder à une conscience « pour soi ».
Ce culte du « soi » et de « l’individu » n’empêche pas Sartre d’être résolument marxiste. Dans la plupart de ses livres, Sartre reprend à son compte les concepts de « totalisation », de « bourgeoisie » et de « prolétariat ». Cela lui permet de refuser les conventions ou les normes bourgeoises qui pourraient limiter l’individu, tout en évitant de faire face au vide de sa propre existence.
Plus largement, le marxisme fait office de « nouvel opium du peuple », selon les termes de Raymond Aron, et comble le vide laissé par l’affaissement du religieux dans les sociétés modernes.
Sartre considère également que l’intellectuel doit être un intellectuel engagé, participant à des causes politiques justes – entre autres, la libération des prolétaires de l’exploitation capitaliste. À ce titre, Sartre prendra fait et cause pour les pays du bloc soviétique et minimisera, voire justifiera, les crimes de ces pays – des crimes qu’il considèrera comme nécessaires pour faire advenir la révolution et lutter contre l’ordre bourgeois et capitaliste occidental.
Michel Foucault est un autre penseur éminent de la « Nouvelle gauche ». La philosophie de Foucault s’efforce de déconstruire les institutions en dévoilant les mécanismes qui les sous-tendent. Chaque vérité est considérée comme étant le produit d’un certain type de discours appartenant à une certaine époque. Dès lors, pour Foucault, la vérité n’existe pas en tant que telle. La vérité, seulement apparente, résulte d’une construction discursive.
Selon Foucault, l’ensemble des savoirs et des vérités ainsi construit – qu’il désigne par le terme « épistémè » – n’a d’autre but que servir le pouvoir en place à une époque donnée. L’analyse de la folie et des hôpitaux psychiatriques, puis de la prison – présentées comme des institutions de pouvoir fondées sur une épistémè – conduit Foucault à considérer que ces institutions ont permis de réprimer des modèles sociaux déviants et d’instituer une « normalité sociale » bourgeoise. En filigrane, on retrouve l’idée que toute institution a une fonction sociale précise, c’est-à-dire servir une épistémè et, ainsi, un pouvoir.
Pour Foucault, tout rapport social, toute interaction sociale est nécessairement une expression du pouvoir. Le pouvoir est coextensif au social. Or, tout pouvoir sert forcément les intérêts d’agents dominants. Il en résulte que toute institution sociale est suspectée constituer une expression du pouvoir et vouloir opprimer les individus (patients, prisonniers, élèves, etc.). Dans la conception foucaldienne ainsi, le pouvoir n’est jamais neutre, mais est nécessairement une forme de domination ou d’oppression d’un tiers par un autre tiers.
Chapitre V. Ennui en Allemagne : Habermas et le déclin
Après la Première Guerre mondiale, une nouvelle génération d’intellectuels allemands marxistes émerge, rattachée à l’École de Francfort. S’y distingueront notamment Horkheimer, Lukács ou Adorno. L’École de Francfort est à l’origine de la « théorie critique », une théorie philosophique d’inspiration marxiste consacrée à l’analyse des implications culturelles, mentales, idéelles du capitalisme.
Lukács s’intéresse principalement au processus de fétichisation de la marchandise. Dans la même veine, Adorno développe l’idée de « réification », c’est-à-dire le processus par lequel la liberté des individus est limitée par les structures extérieures. En somme, la pensée de l’École de Francfort évolue autour de l’idée que les sujets humains se considèrent mutuellement comme des objets entre lesquels se nouent des rapports purement mécaniques. Ainsi, toute loi, toute institution et tout rapport social est susceptible d’être réifié, c’est-à-dire de perdre son sens humain réel.
Par ailleurs, les philosophes de l’École de Francfort ont en commun leur dégoût pour la société de consommation, l’émergence des classes moyennes consuméristes, le capitalisme comme forme de société et comme culture de masse. Cependant, les jugements qu’ils portent sur le capitalisme sont toujours faits relativement à une société prétendument meilleure, à l’utopie communiste. Or, cette utopie n’est jamais analysée concrètement ni appréhendée telle qu’elle est, c’est-à-dire comme une idéologie totalitaire. De fait, aucune alternative n’est proposée par ces philosophes ; ils se contentent de critiquer et de vouloir détruire.
Jurgen Habermas s’inscrit dans la continuité de l’École de Francfort, même s’il tentera de dépasser l’approche de ses fondateurs. Pour Habermas, il faut distinguer « l’activité rationnelle par rapport à une fin », c’est-à-dire le travail, qui est nécessairement mu par une logique d’efficacité, et « l’activité communicationnelle », qui fonctionne selon un principe d’intelligibilité par rapport à autrui. Selon Habermas, l’ensemble de l’activité de la société bourgeoise constitue une activité rationnelle par rapport à une fin ; tout le reste est placé dans la sphère de l’activité communicationnelle. Cependant, cette distinction, arbitraire, oublie qu’un grand nombre d’activités sociales peuvent appartenir aux deux catégories.
La théorie habermatienne de l’activité communicationnelle débouche ensuite sur le concept de « situation communicationnelle », entendue comme une situation dans laquelle les individus ont la possibilité d’opérer des choix fondés sur des processus d’argumentation et de communication entre individus pouvant s’exprimer de façon égale. Cependant, Habermas ne précise jamais comment mettre en place cette situation idéale ni ce sur quoi elle pourrait déboucher. Il se contente de la décrire abstraitement comme une situation idéale pouvant permettre de créer un modèle de société sans doute différent de la « société bourgeoise » qui est implicitement critiquée.
Chapitre VI. Non-sens à Paris : Althusser, Lacan et Deleuze
Louis Althusser est l’un des principaux marxistes français de l’après-Seconde Guerre mondiale. Enseignant à l’ENS de Paris et gourou de nombreux étudiants soixante-huitards, il s’est efforcé d’accroître la scientificité de l’œuvre de Marx en développant un ensemble de métathéories censées rationaliser et confirmer les théories marxistes.
Bien que la plupart de ses écrits soient parfois contradictoires avec ceux de Marx (notamment son analyse des relations entre infrastructure et superstructure qu’il définit comme beaucoup moins imbriquées que ne semble le dire la théorie marxienne), Althusser est apparu comme une figure intellectuelle éminente de la scène intellectuelle française. En réalité, sa tâche a principalement été de répondre aux critiques faites à l’œuvre de Marx et de disqualifier par avance toute critique possible.
Lacan, l’un des principaux psychanalystes de la seconde moitié du XXe siècle, eut, lui aussi, une influence décisive sur les étudiants soixante-huitards. Pour Lacan, le sujet est constitué de sa propre adversité : un grand Autre auquel il s’oppose. Les deux entités sont amenées à s’affronter. Lacan prétendait avoir été influencé par Freud, en réalité il l’a plutôt été par Hegel et Kojève, bien qu’il semble avoir peiné à comprendre leurs théories. Lacan s’est efforcé de construire une « machine à non-sens », faite d’un mélange de mathématiques, de formules étranges, et de réadaptation de théories.
Gilles Deleuze, autre figure majeure, a quant à lui été reconnu comme l’un des plus grands philosophes de son époque. Sa pensée met en évidence un lien consubstantiel entre « différence » et « identité ». Comme ses prédécesseurs, il s’est employé à déconstruire le concept d’identité et à le rendre complètement relatif. Il a également contribué à la mise en place d’une « machine à non-sens », redoutablement efficace en son temps et dotée d’un immense pouvoir d’attraction.
Cette machine à non-sens, à laquelle ont participé de nombreux penseurs de gauche, remplit un certain nombre d’objectifs politiques. Elle vise à déconstruire l’existant, et derrière lui toute norme, quelle qu’elle soit. Sont ainsi attaqués : la famille, le langage, les normes sexuelles, l’amour, le désir, la recherche de la vérité. Derrière ces structures, ces normes, les penseurs de gauche décèlent en fait toujours la même chose : la bourgeoisie en tant que classe dominante.
Chapitre VII. Guerres culturelles dans le monde : la nouvelle gauche de Gramsci à Said
Antonio Gramsci a été considéré comme l’un des plus grands penseurs marxistes du XXe siècle. L’influence qu’il exerce sur la sphère intellectuelle de gauche tient notamment à son appartenance à la résistance contre le fascisme mussolinien, ce qui conduira à son emprisonnement puis à sa mort quelque temps après sa sortie de prison en 1937.
L’apport de Gramsci à la théorie marxiste constitue principalement une revalorisation de l’action politique en tant que facteur de bouleversement de l’ordre social ; c’est ce qu’il nomme la « praxis » révolutionnaire. Pour Gramsci, le domaine politique est une superstructure qui peut résister aux bouleversements de l’infrastructure économique, à moins que ce bouleversement ne prenne la forme d’un renversement de « l’hégémonie » de l’idéologie dominante.
L’« hégémonie » est ici définie comme la mainmise d’une classe dominante sur l’ensemble des secteurs de la vie sociale, culturelle, artistique, politique, notamment grâce au contrôle de l’État. Elle permet notamment à la classe dominante de s’autolégitimer et, ainsi, de rester au pouvoir, y compris en cas de crise économique et de bouleversement de « l’infrastructure » économique. Cette conception sembler aller à l’encontre de la théorie marxiste traditionnelle qui considère que tout bouleversement de l’infrastructure économique amène forcément à une modification de la superstructure politique et idéologique, et donc à de potentielles révolutions.
Gramsci défend notamment le rôle des intellectuels en tant qu’acteurs capables de renverser cette hégémonie de la classe dominante, de la bourgeoisie. Les intellectuels, à travers leur capacité à investir les sphères culturelles, intellectuelles, artistiques, politiques en proie à l’hégémonie de la bourgeoisie, sont à même de provoquer une « révolution passive », qui ne passe donc pas par la mise en mouvement des masses, mais par leur action « au sommet » de l’État et des sphères culturelles et intellectuelles. Gramsci qualifie ce processus révolutionnaire de véritable « guerre culturelle ». Gramsci revalorise donc considérablement le rôle, la fonction des intellectuels dans le processus révolutionnaire. Cependant, Gramsci n’évoque que très peu le système communiste idéal post-révolution qu’il appelle de ses vœux.
Il apparaît, dans la pensée de Gramsci, que la « classe des intellectuels » constitue un élément déclencheur de la révolution et a, in fine, vocation à remplacer la classe bourgeoise – ce qui peut sembler contradictoire avec la pensée communiste, qui donne en principe un rôle prépondérant aux prolétaires et fait la promotion d’une stricte égalité sociale entre les individus.
Dans son essai L’Orientalisme (1978), Edward Saïd montre que les orientalistes, ces penseurs et hommes de lettres ayant étudié l’Orient aux XVIIIe et XIXe siècles, ont créé une image négative et dégradée de l’Orient, décrivant un territoire « indolent », incapable de se développer économiquement. Selon Saïd, ces fantasmes autour de l’Orient seraient le signe du sentiment de supériorité de l’Occident à l’égard du reste du monde et la preuve de l’ethnocentrisme inhérent à la culture occidentale. Edward Saïd mène ainsi, à sa façon, une guerre culturelle d’inspiration gramscienne contre l’Occident.
Cependant, Saïd peine à comprendre que l’intérêt de l’Occident pour les cultures étrangères était dirigé par le caractère universaliste de la culture occidentale. Autrement dit, s’il y a sans doute une certaine dose de fantasmes et de projections de la part de l’Occident vis-à-vis de l’Orient, c’est surtout parce que ce dernier suscite un intérêt scientifique, une curiosité intellectuelle.
Ces « guerres culturelles » menées par la Gauche contre la bourgeoisie, le capitalisme ou l’Occident auront cependant un impact considérable sur le monde intellectuel et étudiant, ainsi que sur les sociétés occidentales. Elles engendreront la règle du « politiquement correct », de ce qu’il est permis de dire sans s’attirer les foudres de l’intelligentsia de gauche. Elles détruiront l’idée de vérité objective absolue et instaureront une ambiance de relativisme culturel.
Chapitre VIII. Le kraken se réveille : Badiou et Zizek
L’ouvrage le plus marquant du philosophe français Alain Badiou est sans nul doute L’Être et l’évènement (1988). Pour Badiou, « l’Évènement » est la révolution, seul évènement capable de créer une rupture au sein de l’ordre établi. Seulement, la rupture que constitue l’Évènement est impensable et innommable dans le système existant : résultant d’un long processus, encore inachevé, elle ne peut être démontrée ou expliquée. Le sujet doit ainsi lutter contre cette tendance en entamant un « processus de vérité » au terme duquel il pourra se projeter dans l’Évènement. C’est ainsi qu’il devient un sujet.
En somme, l’essentiel, pour Badiou, tient à la réalisation de « processus de vérité », sans tenir compte des innombrables morts que peuvent causer les ruptures révolutionnaires. Ce qui importe avant tout, c’est la pureté et l’authenticité du sujet qui suit la révolution. La révolution est donc complètement « esthétisée ».
Slavoj Zizek est un intellectuel marxiste slovène de la seconde moitié du XXe siècle, influencé par Lacan et Hegel. Zizek s’attache essentiellement à exonérer le marxisme des crimes staliniens et maoïstes en montrant que ces deux régimes étaient mus par une promesse d’égalité, qu’ils étaient en devenir et que, pour cela, on ne peut les juger comme on jugerait n’importe quelle révolution.
Finalement, Badiou et Zizek s’attachent tous les deux au même projet : montrer que ce qu’ils nomment « l’hypothèse communiste » est toujours d’actualité. Cette hypothèse n’est pas descriptible ou analysable, mais se présente comme un « acte de foi en l’inconnu, en l’innommable, en une errance du bien », donnant ainsi à la révolution une dimension purement esthétique.
Chapitre IX. Qu’est-ce que la droite ?
La gauche définit la droite comme tout ce qui n’est pas conforme au progrès, au sens de l’histoire, à la révolution. Ces pensées dites de « droite » sont systématiquement dénigrées, devenant les principales victimes de la censure.
Face à la gauche marxiste et progressiste, il faut que la droite parvienne à imposer l’idée que le réel compte, que les individus comptent, et que ces deux choses ne doivent pas être constamment « avalées » par de grandes théories de l’histoire, du changement social, et de la révolution. Il faut que la droite soit du côté du réel, puisque la gauche est de celui de l’irréel.
La droite doit également s’attacher à défendre l’idée que tout ne doit pas dépendre de l’État et du contrôle que celui-ci entend exercer sur la société. Il faut défendre l’autonomie de la société civile, des associations, des entreprises, bref, de tout ce qui peut s’interposer entre l’État et l’individu. Il faut également que la droite défende l’indépendance du politique en tant que sphère politique et lutte contre l’idée marxiste selon laquelle la politique est forcément conditionnée, dépendante des transformations économiques.
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