RENÉ RICOL : « À LA PROCHAINE CRISE, LA RÉVOLTE DES PEUPLES SERA CONSIDÉRABLE » !
Interview de René Ricol le 27 mars 2022, commissaire aux comptes par Olivier Berruyer de ELUCID
Notre système financier pousse trop facilement au crime, selon l'ancien Président du Conseil Supérieur de l’Ordre des Experts-Comptables. Dans cet entretien inédit réalisé par Olivier Berruyer en 2012, René Ricol dénonce la rapacité des financiers qui en toute légalité, profitent des excès d'un système pour réaliser des profits considérables. Inquiet quant à notre incapacité à réguler un système dominé par la puissance de l'argent, il reste cependant optimiste quant à la faculté de rebond des Français.
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René Ricol (1950 -) est une personnalité française du milieu de la finance. Ancien expert-comptable, il a également été Président de la Compagnie Nationale des Commissaires aux Comptes (1985-1989), Président du Conseil Supérieur de l’Ordre des Experts-Comptables (1994-1998) ainsi que Président du board de la Fédération Internationale des Experts-Comptables (2002-2004). Il a également conseillé le président Nicolas Sarkozy au moment de la crise de 2008.
Olivier Berruyer (Élucid) : Vous dites que les dérives de l'industrie financière ont permis l'apparition de produits « fous ». Comment avez-vous tiré la sonnette d’alarme sur ce point ?
René Ricol : En 2002, lorsque j’ai pris la présidence de l’IFAC, j’ai prononcé à Hong-kong un discours dans lequel j’ai expliqué que la crise Enron était une crise du marché financier, que l’audit était concerné, qu’on allait faire des réformes dans 118 pays. J’ai annoncé que lors de la prochaine crise, les agences de notation seraient en première ligne, que les régulateurs seraient mis en cause, et qu’il faudrait bien se poser des questions sur le marché. C’est exactement ce qui s’est produit…
Les marchés refusent toujours la régulation. On est ainsi forcé de faire des ersatz : on s’occupe des banques, mais pas du fonctionnement même du marché, de ses opérations, du contrôle de la masse monétaire. Si les auditeurs avaient fait le dixième de ce qu’ont fait les agences de notations, ils seraient tous radiés. Si un seul actuaire osait en faire le centième, sa profession le rejetterait. Or, les agences notaient des produits financiers en étant payées au pourcentage en fonction du nombre de produits vendus. Tout était organisé pour « pousser au crime ».
Si ces agences sont toujours en vie, c’est parce qu’elles ont des dossiers énormes sur les pressions dont elles ont été l’objet. Complices de nos turpitudes, elles sont protégées parce qu’en les accusant, le système entier serait remis en cause avec elles. Les auditeurs en revanche, qui n’étaient pas complices, ont été mis en cause. Ils pouvaient être descendus sans qu’ils révèlent vous avoir aidé à tricher. À l’inverse, les grands acteurs financiers, s’ils mettaient à terre ces agences, prenaient le risque de tomber avec elles.
O. Berruyer : Pouvons-nous discuter de la façon dont vous avez vécu la crise de 2008 ? Dans le discours de Toulon de Nicolas Sarkozy, l’analyse était très fine. Comment expliquez-vous qu’aussi peu de choses aient été entreprises par la suite ?
R. Ricol : Nicolas Sarkozy, comprenant qu’il y avait un problème financier et sachant que j’avais été au cœur de la crise de 2002, m’a demandé de venir le voir à l’Élysée en 2008, avec Christine Lagarde et François Pérol. Après lui avoir donné les conclusions de mon groupe de travail, nous avons pris un café et je l’ai prévenu que, dans le mois, le monde sera touché de plein fouet par la crise Lehman Brothers.
« Le problème vient plus de ceux qui en toute légalité ont profité des excès d’un système pour réaliser des profits considérables. »
Après quelques calculs, nous sommes arrivés à la conclusion que les Banques Centrales ne pourraient pas faire face au risque. Cela marquait le retour des États, et du politique. À cet instant, le Président a bâti une régulation mondiale avec un couple, au premier abord improbable, Gordon Brown-Nicolas Sarkozy. Face à la crise, ce couple fonctionnera formidablement bien, Gordon Brown étant un véritable économiste. Hélas, il n’y a pas eu de consensus international pour aller au bout de toutes les réformes.
Le fait qu’il y ait rarement des sanctions après de tels errements ne joue-t-il pas un rôle important ?
Les escrocs de la finance finissent tous un jour ou un autre par tomber et être condamnés. Le problème vient plus de ceux qui en toute légalité ont profité des excès d’un système pour réaliser des profits considérables. Ils ont privilégié leur intérêt personnel mettant en péril l’intérêt de planète économie.
Certains parlent d’une faillite des élites…
La France est capable de promouvoir des élites exceptionnelles. Nous disposons d’une fonction publique hors du commun, avec des gens brillants, mais on ne les aide pas à valoriser leur potentiel.
Parfois, certaines de ces personnes brillantes, animées par la même énergie, la même intelligence et la même intégrité passent pourtant du service du pays, au service de l’actionnaire, sans avoir reçu les cours d’instruction civique nécessaires pour éviter tout débordement.
Mais, il est hélas plus tentant de gagner dix fois plus dans le privé que de servir son pays…
Cela joue un peu, mais il n’y a pas que ça. En réalité, personne n’a pu apprendre à ces gens le sens du civisme et du bonheur. Servir l’Argent ne rend pas heureux, on le sait bien ! Cela prouve que l’on n’a pas d’aptitude au bonheur véritable.
« Nous avons depuis trop longtemps cessé de réguler ce système, et il est maintenant difficile de le maîtriser alors qu’ils nous échappent depuis tant de temps. »
Par exemple, je pourrais être beaucoup plus riche que je ne le suis, sans commune mesure, mais je suis très content de mon équilibre de vie. J’ai largement préféré présider ma profession, sauver des milliers d’emplois, aider à réaliser des investissements d’avenir passionnants pour tous ces projets de chercheurs formidables.
Qu’est-ce qui explique finalement qu’on ait autant de mal à tirer les enseignements des événements très graves que nous avons traversés ?
La puissance phénoménale de l’argent. Quand j’avais trente ans, en étant commissaire aux comptes, j’avais un réel pouvoir. Dix ans plus tard, lorsque je suis devenu patron des experts-comptables, les structures avaient grossi, avaient plus de moyens financiers, de moyens de lobbying. J’ai découvert à quel point l’atmosphère avait changé.
Il était plus difficile de manœuvrer. J’ai réformé ces deux professions, l’expertise comptable et le commissariat aux comptes, de fond en comble en imposant des normes, mais j’ai été attaqué par le MEDEF de l’époque, le CNPF, parce que j’exigeais des contrôles réels. La réforme de l’Ordre des experts-comptables a été extrêmement difficile. À 50 ans, en tant que patron de l’IFAC, je découvrais la puissance incroyable des réseaux internationaux.
Ces pressions sont donc pour vous la raison de l’immobilisme ?
S’il y a immobilisme, c’est parce que la puissance de la finance a mis dans l’esprit de tous l’idée — probablement juste — que nous sommes en état d’équilibre instable. Les financiers nous ont convaincus que si nous bougions trop, tout pouvait exploser. Ainsi, et logiquement, nous hésitons. Nous avons depuis trop longtemps cessé de réguler ce système, et il est maintenant difficile de le maîtriser alors qu’ils nous échappent depuis tant de temps.
Par ailleurs, cette crise était très douloureuse, mais comme elle n’a pas frappé de la même manière tous les pays et qu’elle n’a pas entraîné de révolte sociale considérable, il n’y a pas eu de décision radicale. Mais à mon avis lors de la prochaine crise, la révolte des peuples sera considérable. La crise financière entraîne toujours la crise économique, pour les raisons psychologiques que l’on connaît.
« J’ai tendance à dire qu’il faut être fidèle à son pays, à croire que dans les situations les plus périlleuses, nous pouvons nous surpasser. »
Cependant, si je suis pessimiste sur ce point, je suis optimisme sur nos capacités de rebond. Oui, la France est très affaiblie : des pans entiers de notre activité partent à l’étranger pour prendre des parts de marché ou pour réduire les coûts à court terme. Mais, la donne peut changer à tout moment pour trois raisons. Tout d’abord, nous continuons à produire une élite et c’est une chance pour notre avenir.
Il y a encore beaucoup d’intelligence dans ce pays chez les jeunes. C’est un espoir si nous savons en tirer parti. Ensuite, nous sommes devenus extrêmement prudents et la crise frappera peut-être ailleurs que chez nous. Enfin, nous avons la chance de vivre, pour l’instant, dans une zone relativement stable sur le plan environnemental, dans une période de changement climatique dramatique. Pour finir, j’aime reprendre cette réflexion de Raymond Barre : « Il faut laisser les situations se dégrader vraiment pour pouvoir les corriger ».
N’y a-t-il pas un risque que cette dégradation soit très profonde ?
Oui, elle va être très profonde, mais cela n’empêche pas de rebondir. Nos parents ont vécu la guerre, ils ont rebondi. Les pays se reconstruisent. Les décisions ne sont souvent pas difficiles à prendre, mais nous ne sommes pas encore mûrs pour les prendre. Bientôt, ce sera le cas.
Si un jeune étudiant lisait cette interview, quel message souhaiteriez-vous lui faire passer ?
J’ai tendance à dire qu’il faut être fidèle à son pays, à croire que dans les situations les plus périlleuses, nous pouvons nous surpasser. Aussi, je reste serein. En tout cas, je ne ferai certainement pas partie de ceux qui quitteront le navire parce que le bateau tangue. J’aurais pu, au vu des propositions de rachat de mon entreprise pour des montants significatifs, vendre mes parts et partir me réfugier en Suisse. Mais voilà : cela ne correspond pas du tout à ma ligne de conduite et à mes principes de vie.
On veut nous faire croire qu’on peut facilement tout quitter pour aller ailleurs. Beaucoup d’hommes de mon âge partent pour des raisons fiscales, mais bien souvent ils vont découvrir avec le temps qu’ils sont moins heureux, et de moins en moins riches.
Propos recueillis par Olivier Berruyer le 27 septembre 2012.
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