Régis Debray : comment nous sommes devenus américains !
Présentation du livre de Régis Debray par les équipes d'ELUCID le 22 juillet 2022
L’ouvrage Civilisation (2017), sous-titré Comment nous sommes devenus américains, présente l’Amérique, non plus seulement comme une puissance économique et militaire, mais comme une civilisation – permettant ainsi de mieux expliquer son hégémonie.
Podcast
Téléchargez et écoutez la synthèse en version podcast :
% buffered00:00
30:24
Une civilisation, c’est-à-dire un ensemble de composantes culturelles, morales, économiques et politiques se voulant universel, s’intègre nécessairement à une démarche offensive et impériale. Régis Debray explique ainsi « l’américanisation » de l’Europe par l’annihilation de la civilisation européenne, au profit d’une civilisation américaine conquérante.
Ce qu’il faut retenir :
Le concept de « civilisation » n’est pas synonyme de « culture ». Il désigne une « aire de diffusion » de pratiques, de représentations et de normes culturelles aux prétentions universelles. Ces prétentions sont « offensives » et « impérialistes », comme le montrent les exemples de Rome, de l’Empire britannique ou de l’Amérique.
Au début du XXe siècle, Paul Valéry et d’autres ne définissent pas l’Amérique comme une civilisation, mais comme une simple culture dérivée de la civilisation européenne. La tendance s’inverse à la fin du XXe siècle : pour Samuel Huntington, auteur de Clash of Civilizations, la culture européenne n’est que l’une des composantes d’une « civilisation occidentale » dominée par les États-Unis.
La force d’attraction de la civilisation américaine repose principalement sur trois éléments : une volonté constante de repousser les limites spatiales, une idéalisation de l’image, et une croyance dans le bonheur comme fin ultime des sociétés. Aujourd’hui, l’Amérique est donc capable d’imposer son modèle au monde entier. La France s’est ainsi américanisée depuis le milieu du XXe siècle. Les Européens se sont accommodés de la civilisation américaine, par aveuglement et paresse, et parce que l’Europe s’est avérée incapable de proposer un projet politique alternatif, cohérent et unificateur.
Même si la civilisation européenne décline, celle-ci peut perdurer à travers d’autres civilisations. De même, cette décadence civilisationnelle peut donner lieu à une dynamique de création culturelle entièrement nouvelle.
Biographie de l’auteur
Régis Debray, né en 1940, est un philosophe français. Il est d’abord étudiant à l’École Nationale Supérieure d’où il sort agrégé de philosophie en 1965. La même année, il part pour Cuba et participe à la guérilla de l’ELN (Ejercito de Liberacion Nacional) en Bolivie aux côtés d’Ernesto Che Guevara. Après l’échec de la guérilla et la mort du Che en 1967, il est emprisonné pendant trois ans dans les geôles boliviennes. Il est finalement relâché en 1970 à la suite d’une campagne médiatique internationale menée par Jean-Paul Sartre. Dans Révolution dans la révolution (1967), il formulera la théorie révolutionnaire dite du « foquisme » qui défend la création de « focos » (foyers révolutionnaires composés d’un petit nombre de guérilleros implantés dans des territoires ruraux) afin d’encourager les couches paysannes à la révolution.
À son retour en France, au début des années 1980, Debray est chargé de mission pour les relations internationales auprès du président de la République François Mitterrand. Il est ensuite nommé au Conseil d’État puis directeur de l’Institut européen en sciences des religions, dont il est président jusqu’en 2004. Essayiste à succès depuis la fin des années 1970, il est aussi le lauréat de nombreux prix littéraires.
Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d'Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.
Plan de l’ouvrage
Avertissement
Chapitre I. Que veut dire « civilisation » ?
Chapitre II. Quand l’Europe a-t-elle cessé ?
Chapitre III. Quand la France s’est-elle faite culture ?
Chapitre IV. Qu’est-ce que la nouvelle civilisation ?
Chapitre V. Pourquoi toujours fermer les yeux ?
Chapitre VI. Qu’a donc de nouveau la nouvelle Rome ?
Chapitre VII. Pourquoi les décadences sont-elles aimables ?
Synthèse de l’ouvrage
Avertissement
Dans cet avertissement, Régis Debray précise le sens du terme « Amérique », qui ne désigne pas les États-Unis, comme État, mais l’Amérique comme civilisation.
Debray indique également qu’un certain nombre d’anglicismes sont présents dans son texte afin de reproduire les marques les « plus inexorablement contemporaines » de cette civilisation.
Chapitre I. Que veut dire « civilisation » ?
Les civilisations sont des objets ambivalents. À la fois mouvantes et mobiles, tournées vers l’extérieur et reposant sur l’échange et le brassage, elles peuvent aussi vouloir se fixer dans le temps et être excluantes, voire s’affronter les unes avec les autres. En toutes situations, les civilisations ont la faculté de perdurer alors même que l’on souhaiterait leur disparition.
Une civilisation n’est pas une culture, qui a une plus faible amplitude dans le temps et dans l’espace. La culture est le plus souvent la forme que prend une civilisation lorsqu’elle perd en influence et se rétracte, tandis que la civilisation doit être envisagée comme une aire de diffusion de pratiques et de représentations culturelles qui transcende les frontières et dont la nature offensive lui permet d’assimiler des cultures étrangères. Ces cultures assimilées font alors figure « d’avant-postes » et la civilisation peut revêtir la forme d’un « empire ». L’Europe, l’Australie ou le Japon apparaissent ainsi comme autant d’avant-postes culturels au sein de l’empire civilisationnel américain.
En outre, une civilisation doit se doter de tout un arsenal « symbolique », « philosophique », « culturel » afin de pouvoir « laisser son empreinte » tout en « faisant du bien ». Paradoxalement, les civilisations doivent réussir à se faire aimer alors même que leur processus d’expansion est agressif par essence. La religion a longtemps permis à des civilisations de s’exporter par la simple présence de missionnaires chargés de convertir des autochtones, et de les faire ainsi adhérer à un socle civilisationnel sans autre forme de violence.
En somme, une civilisation domine véritablement lorsqu’elle n’a plus besoin d’être agressive pour laisser son empreinte. Dans cette situation, on ne parle plus de « civilisations », mais souvent de « la civilisation ». La monnaie, la langue et les idéologies de cette civilisation hégémonique deviennent alors la norme commune. Plus personne n’ose alors l’interroger, l’historiciser ou la contester.
Chapitre II. Quand l’Europe a-t-elle cessé de faire civilisation ?
De 1919 – date de la publication de La crise de l’esprit de Paul Valéry – à 1996 – date de la publication du Choc des civilisations de Samuel Huntington – l’Europe cesse progressivement de « faire civilisation ». Entre ces deux dates, une véritable « révolution astronomique » s’opère.
Dans La crise de l’esprit (1919), Paul Valéry remet en perspective la civilisation européenne dont la Première Guerre mondiale aurait montré la fragilité. Il considère que les rapports de force mondiaux se recomposeront et la civilisation européenne quittera l’avant-scène. Selon lui, « Nous autres civilisations, savons désormais que nous sommes mortelles. » Autrement dit, il exhorte les civilisations à prendre conscience de leur nature mortelle et à cesser d’être orgueilleuses. Par ailleurs, en ne parlant plus de « la civilisation » au singulier, mais des « civilisations » au pluriel, l’analyse de Valéry permet également de sortir de l’opposition binaire entre le monde de la civilisation et celui de la barbarie dressée par les historiens et les philosophes du XIXe siècle.
Quant à la culture américaine, elle est envisagée par Valéry comme un simple rejeton de la civilisation européenne. Les auteurs de l’époque sous-estiment alors la capacité des États-Unis à prendre les devants sur la scène internationale, en matière politique, économique et culturelle.
En 1993, dans un article intitulé Le choc des civilisations, paru dans la revue Foreign Affairs, Samuel Huntington présente une analyse sensiblement différente. D’après lui, huit civilisations coexistent à l’échelle mondiale, parmi elles, une « civilisation occidentale », décrite comme un « espace euroaméricain des démocraties ». En réalité, ce mythe de « l’Occident », qui rassemblerait l’Amérique et l’Europe, ne fait que masquer l’émergence d’une civilisation américaine dominante et la disparition de la civilisation européenne.
Chapitre III. Quand la France s’est-elle faite culture ?
Il s’agit ici, plutôt que de montrer comment la France s’est « faite culture », d’expliquer comment l’américanisation de notre société l’a défaite de ses particularités et de ses normes culturelles.
Au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, on assiste en Europe à l’apparition d’un nouveau genre d’individu : « l’homo œconomicus ». En Europe, celui-ci se substitue à « l’homo politicus », type d’individu théorisé en Europe au XVIIIe siècle avec la Révolution française notamment, et qui avait lui-même détrôné « l’homo religiosus ». Cet « homo œconomicus » européen est « l’homme du chiffre », celui qui comptabilise, numérote et évalue.
Ce concept, originaire des États-Unis, a d’abord été cantonné à la sphère privée puis a investi peu à peu la sphère publique, en particulier le monde de la fonction publique et la sphère politique. L’exemple paradigmatique de cette contamination de la sphère politique par le chiffre est notamment l’émergence d’un nouveau mode de gouvernement, la « gouvernance », forme hybride mi-politique, mi-business, en provenance des États-Unis.
Les évolutions « américanisantes » de la société française peuvent être illustrées par le personnage d’Hibernatus (dont l’histoire est imaginée par R. Debray). Hibernatus est un homme qui découvre la société française moderne, sans a priori, après un long sommeil léthargique de plusieurs décennies. Hibernatus (qui est R. Debray lui-même) décide de flâner dans son quartier de toujours (le Quartier latin à Paris) et se rend vite compte de l’emprise du monde anglo-saxon sur la sphère commerciale et sur les champs intellectuel et culturel.
Entre autres, « Hibernatus-Debray » constate d’abord avec stupeur que la plupart des boutiques du Quartier latin reprennent des termes anglo-saxons afin de mieux vendre leurs produits, que ce soit dans leurs enseignes ou dans la dénomination de leurs produits. Le français apparaît presque comme une langue secondaire.
Quant au champ universitaire, ce n’est guère mieux : les disciplines traditionnellement enseignées au sein des facultés du Quartier latin, telles que les lettres, l’histoire et la philosophie sont en déperdition tandis que l’économie, le management et le droit des affaires sont en pleine croissance.
La gauche, longtemps focalisée sur les concepts de « lutte des classes », de « bourgeoisie » ou d’« État » est désormais arc-boutée sur les concepts américains de « sociétés civiles », d’« entreprises citoyennes » ou d’« identités ». L’intellectuel lui-même est ravalé au rang d’un consultant, d’un simple expert à qui on se réfère, non pour son savoir ou pour l’originalité de sa pensée, mais parce qu’il apporte une valeur ajoutée aux projets gouvernementaux.
La chronologie de la lente américanisation de la société française est articulée autour de trois dates : 1919, 1974 et 2007.
En 1919, avec la fin de la Première Guerre mondiale et le traité de Versailles, pour la première fois depuis deux cents ans, le français n’est plus la langue de référence d’un traité international, le président américain Woodrow Wilson exigeant une version en Anglais.
En 1974, l’année de l’élection de Valéry Giscard d’Estaing, un candidat aux élections présidentielles adopte pour la première fois des codes politiques américains : surmédiatisation, mise en avant de la famille du candidat, look « branché ». Sans passer par un programme en tant que tel, les normes politiques américaines mettent un pied dans l’hexagone.
En 2007, enfin, l’année de l’élection de Nicolas Sarkozy, lors d’un discours à Washington prononcé le 7 novembre devant le Sénat américain, le président nouvellement élu annonce que l’Europe et la France ont eu raison de « croire dans les valeurs de l’Amérique ». L’Amérique est aussi qualifiée de « force morale et spirituelle ».
Le diagnostic est clair : la civilisation européenne a disparu. L’Europe est redevenue une culture, dont la France n’est plus que l’une des nombreuses composantes de la civilisation américaine.
Chapitre IV. Qu’est-ce que la nouvelle civilisation ?
Évidence non dite jusqu’alors : la France est entrée dans un processus accéléré d’américanisation, parce qu’elle y était prédisposée. En effet, personne ne « naît Américain ». On n’appartient pas à la civilisation américaine de naissance, et il est bon de le rappeler. En revanche, tout le monde peut le devenir, plus ou moins rapidement.
Qu’est-ce qu’« être prédisposé à devenir américain » ? Pour cela, il faut comprendre toute l’attraction qu’exercent les trois éléments fondateurs de la civilisation américaine : l’espace, l’image et le bonheur.
L’Amérique a en effet produit une certaine vision de l’espace, celle des chercheurs d’or, des cow-boys ou des Marines de la Seconde Guerre mondiale. Cette conception s’oppose diamétralement à l’espace tel que nous l’entendons en Europe : il ne renvoie ni au « séjour » ni à la « demeure », mais constitue un espace illimité, mouvant et mobile dont les frontières sont à repousser. Cet espace est également immémorial. Il n’est pas un lieu, au sens géographique, qui aurait été investi émotionnellement par les hommes.
Cette survalorisation de l’espace se fait au détriment du temps, ravalé au rang de simple variable d’ajustement. L’idée temporelle de « transmission » est peu à peu remplacée par la « communication ». Ainsi, au lieu de transmettre un héritage provenant du passé, on communique « spatialement » une information d’un point à un autre. De même, on mondialise, en réduisant les distances temporelles. Les chronologies n’ayant plus d’importance, on assiste à un processus accéléré de « déshistoricisation » de nos sociétés.
Cette survalorisation de l’espace au détriment du temps a évidemment des conséquences ontologiques : le temps doit être dompté, voire outrepassé ; les rythmes biologiques humains sont amenés à accélérer ; et, l’homme, qui appartenait à un « peuple », par définition historicisé, s’inscrit désormais dans une « population » située localement, hors de l’Histoire.
L’image a également une place centrale dans la civilisation américaine, et, grâce à elle, la civilisation américaine s’est faite connaître au monde. Le cinéma, la photographie, le magazine sont autant de « médias » américains ayant permis d’exporter l’Amérique. Cette maîtrise de l’image, de la « vidéosphère » a permis à l’Amérique de se « raconter des histoires » à elle-même et, surtout, aux autres.
De même, ce sont des technologies américaines qui permettent la création des premières photographies, art de « l’apparence », du « look » et du « physique ». Le monde politique s’est rapidement soumis à cette domination l’image : lorsqu’on est au pouvoir, il faut ainsi « rehausser » son image, et lorsqu’on n’y est pas, il faut la « construire ». La photographie nous conduit à nous attacher à l’individuel, au particulier : photographies de people, d’hommes politiques, etc. On ne photographie que rarement des sujets collectifs. Cela contribue évidemment à changer notre manière de voir le monde et ceux qui le composent.
Enfin, le dernier élément fondateur de la civilisation américaine est la croyance dans le bonheur comme « fin ultime » de toute vie et de toute société. La Déclaration d’indépendance américaine de 1776 pose les premiers jalons de cette quête du bonheur en consacrant la « pursuit of happiness » comme droit inaliénable. Le protestantisme (implanté aux États-Unis avec les premiers colons britanniques du Mayflower au XVIIe) et le rapport très individuel à Dieu qu’il institue contribuent à asseoir ce culte de l’individualisme, de l’« ego ». Cette croyance religieuse en l’individu incite directement au bonheur individuel, c’est-à-dire au développement de soi par soi. L’« épanouissement individuel » va de pair avec l’« accomplissement spirituel ».
Cette quête du bonheur fait de l’Amérique la civilisation de l’enfance, période par excellence de l’« innocence » et du « bonheur pur » sans troubles. En effet, aucune autre civilisation n’a autant sacralisé l’enfant, ses désirs et ses aspirations ni n’a autant encouragé les adultes à redevenir enfants. Pour les autres, qui restent insensibles à cette injonction au bonheur, on les accuse d’être des individus aux passions tristes, de ne pas savoir se contenter de ce qu’ils ont, ou d’appartenir au passé.
Ces trois éléments fondateurs de l’Amérique que sont l’espace, l’image et le bonheur définissent un genre de « vie réussie » proprement américain. Réussir sa vie, c’est donc : 1. être visible (à travers l’image) ; 2. être en mouvement (dans l’espace) ; 3. être bien dans sa peau (si l’on réussit à « toucher » le bonheur). Ce mode de vie est contenu dans ces trois anglicismes, les mots d’ordre de cette civilisation américaine : « Branding », « Running », « Fitness ».
Chapitre V. Pourquoi toujours fermer les yeux ?
La force d’attraction de ses trois éléments fondateurs ne permet pas à elle seule d’expliquer comment la civilisation américaine a pu autant pénétrer le continent européen. L’Europe, par paresse, lâcheté et conformisme, est en partie responsable de son « américanisation ».
Certains Européens, par souci de réputation, ont refusé d’empêcher l’américanisation de l’Europe. D’autres ne l’ont tout simplement pas vue. Cet aveuglement a plusieurs causes structurelles.
Premièrement, cet aveuglement est un « aveuglement par écosystème », c’est-à-dire l’attitude qui consiste à ne pas se rendre compte des évolutions de notre propre environnement. On aurait pris l’habitude de s’attacher uniquement aux grands évènements de l’histoire, en délaissant les mutations lentes et quasi invisibles de nos sociétés. Or, cette américanisation est une de ces « transformations silencieuses » et lentes.
Une autre cause structurelle de cet aveuglement européen peut se résumer par le terme de « pseudomorphose », qui désigne le remplacement d’un minéral par un autre sans changement de forme ou de couleur. Cette américanisation, loin d’être un phénomène évident, s’est intégrée aux structures mêmes de nos sociétés sans les changer, la rendant difficile à percevoir. La France a toujours une armée et une diplomatie, seulement, celles-ci sont « américaines » dans les faits.
Cette américanisation est longtemps passée inaperçue, parce que nous avons regardé ailleurs. En effet, depuis maintenant plus de vingt ans, l’islamisme en tant que projet politique est vu comme la principale menace de nos sociétés européennes. Pour certains, il pourrait à terme remplacer nos normes culturelles.
Cependant, l’islamisme, s’il peut avoir de l’importance en France ou ailleurs, n’est absolument pas en mesure de s’imposer. De même, une « menace sécuritaire » comme l’islamisme ne pourra jamais apparaître comme une « offre civilisationnelle » cohérente.
En définitive, cette habitude de désigner l’islamisme comme le principal concurrent de notre civilisation européenne nous empêche de voir quelle est l’« offre civilisationnelle » qui est bel et bien en train de l’emporter en France et en Europe. Rappelons-nous que nous n’avons actuellement nul autre « dénominateur commun » que les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) et que l’horizon des pays musulmans eux-mêmes n’est actuellement rien d’autre qu’une « créature européenne ».
Si les Européens n’ont pas su réagir face à ce processus d’américanisation, c’est aussi, et peut-être surtout, parce qu’ils n’ont pas su proposer un projet politique alternatif cohérent. Si l’Europe a pu, à certains moments, faire l’objet de projets politiques, ceux-ci ont tous échoué face à l’émergence de « l’homo œconomicus », « nom générique de l’homme outre-Atlantique ». Progressivement, l’Europe est devenue un simple avant-poste de l’expansion américaine.
Finalement, ce qu’on nomme aujourd’hui « Europe » a non seulement accéléré le processus de mondialisation, mais a même contribué à le faire aboutir à travers la mise en œuvre d’une Union européenne à finalité économique. L’« européisme » comme « religion politique » au fondement de cette Union, n’est aujourd’hui rien de plus qu’une coquille vide tenant sur une constitution et sur un ensemble d’administrations bureaucratisées. Ainsi, même sur le plan intellectuel ou culturel, où l’on pourrait penser que certains pays européens sont capables de s’entendre, on observe une absence criante de coopération.
Chapitre VI. Qu’a donc de nouveau la nouvelle Rome ?
Il existe de nombreuses similitudes entre Rome et l’Amérique. Les deux entités sont caractérisées par une tendance constante au dépassement des frontières. Elles se sont toutes deux constituées en empire. En effet, la domination américaine comme la domination romaine ont été, plus que des projets politiques, des « engrenages », des « fuites en avant ». Par ailleurs, pour dominer le monde, les deux empires se sont appuyés sur leur langue, sur un « culte du droit », et sur une religiosité omniprésente, notamment dans le domaine politique. Les points communs sont nombreux : une maîtrise sans partage de certaines sciences (urbanisme, architecture, ingénierie), une préférence pour la force et la puissance physique plutôt que pour le domaine de l’intellect, une armée puissante propre à vaincre puis à intégrer à peu près n’importe qui, une capacité d’absorption permettant d’assimiler rapidement des citoyens étrangers, enfin une tendance à « tracer des frontières » morales et physiques, parfois binaires.
Toutes ces similitudes montrent à quel point l’Amérique se fonde sur le modèle Romain. L’Amérique se démarque ainsi d’une Europe fondée politiquement et philosophiquement sur le modèle athénien, contre lequel Rome s’était elle-même construite. Comme Rome, l’Amérique a voulu se distinguer des modèles préexistants.
Les États-Unis ont néanmoins un certain nombre d’atouts que Rome n’avait pas. En ce qui concerne sa situation géographique, par exemple, les États-Unis, situés entre deux océans, ont toujours été protégés d’éventuelles invasions. De même, la puissance militaire de l’Amérique n’est pas sa principale force. La force armée lui a permis de déchaîner un pouvoir de destruction sans pareil (Japon, Vietnam, Irak, etc.), mais elle n’est qu’un « adjuvant ». Les États-Unis tirent bien plus parti de leur civilisation de ce qu’elle peut proposer en matière d’« armes » culturelles et morales. La seule limite de l’Amérique semble être la même que celle de la Rome du Ve siècle : le péché d’orgueil, le sentiment de toute-puissance, et l’affaiblissement (militaire notamment) que ceux-ci peuvent engendrer.
La puissance nouvelle acquise par l’Amérique s’est le mieux appliquée en Europe. De façon inédite, l’acculturation de l’Europe par l’Amérique n’a pas été opérée « par le haut » (comme cela pouvait être le cas lorsque des civilisations antérieures réussissaient à avoir une emprise culturelle et morale sur des élites étrangères), mais par le bas, c’est-à-dire par la pénétration de cette civilisation au sein de la vie quotidienne des Européens.
En outre, cette puissance totalement nouvelle est capable de « produire de la servitude » sans que cela n’occasionne de résistances. Aujourd’hui, « on se soumet volontairement », on est « content de se soumettre ». L’Amérique est comme une marque dont il est bon de recevoir l’onction. Elle réussit même à diaboliser aux yeux du monde entier ceux qui osent encore résister à son « rouleau compresseur ».
Il existe deux attitudes face à l’Amérique. La première est celle de « l’hérodien », la seconde celle du « zélote ». Les deux concepts sont empruntés à l’historien Arnold Toynbee qui distingue, en tous lieux et en toutes époques, deux attitudes du faible envers le fort.
Le terme d’« hérodien » vient du nom d’un roi de Judée, client des Romains : Hérode le Grand. L’attitude de l’hérodien consiste à copier son adversaire, à reprendre ses codes et en définitive, à se laisser « assimiler ». L’hérodien s’exprime donc le « mimétisme ». Le terme zélote désigne initialement un groupe de rebelles juifs opposés à la domination de l’Empire romain sur la Judée qui, en 73 de notre ère, décident de se suicider collectivement pour ne pas tomber aux mains des Romains. Le zélote se réfugie ainsi dans la résistance acharnée, prêt à disparaître pour ne pas tomber aux mains de ceux qui veulent l’assujettir. Cette attitude zélote a caractérisé le comportement des communistes et des tiers-mondistes, tandis que l’Europe bruxelloise a choisi la « voie hérodienne ».
Chapitre VII. Pourquoi les décadences sont-elles aimables et indispensables ?
Il est important de nuancer les propos tenus dans les chapitres précédents. En effet, les civilisations qui disparaissent perdurent à travers les civilisations qui émergent à leur suite. Un nombre important d’éléments civilisationnels romains se sont ainsi transmis à travers les civilisations qui ont suivi. Le propre d’une civilisation est donc de ne jamais vraiment disparaître, mais de « porter en son sein un gène récupérable et susceptible d’hybridation ».
Par ailleurs, il faut se méfier du « pathos de l’ultime » lorsque nous annonçons la fin de la civilisation européenne. Paul Valéry, l’un des plus grands penseurs des civilisations, a toujours relativisé leur disparition. Il pensait les civilisations non comme des systèmes immuables à travers les siècles, mais comme des structures toujours mouvantes, pleines de contradictions et d’influences extérieures.
On peut même envisager les « décadences » comme des moments de grande effervescence intellectuelle et morale. Lorsqu’une civilisation « sort de l’histoire », les individus qui la composent peuvent être sujets d’une libération sans précédent sur le plan de la création intellectuelle et culturelle. Tel est notamment le cas de l’Autriche-Hongrie lorsqu’elle se trouve sur le seuil de sa disparition dans les années 1910. Cette période de l’histoire autrichienne fournira certains des plus grands philosophes, cinéastes et compositeurs qu’a connus le XXe siècle (Freud, Wittgenstein, Fritz Lang, Schumpeter, etc.). La disparition d’une civilisation n’est donc jamais totale. Une civilisation peut toujours être amenée à perdurer, d’une manière ou d’une autre.
*
Vous avez aimé cette synthèse ? Vous adorerez l’ouvrage ! Achetez-le chez un libraire !
Signaler une erreur Bibliothèque France