Regis Debray, bavard « compagnon » du Che
Excellent article rédigé le 11 février 2010 par Claude Ribbe pour le site Réseau Voltaire
Régis Debray en Bolivie et en Haïti
En 2004, la France se réconciliait avec les Etats-Unis en participant au renversement du président Jean-Bertrand Aristide. Côté français, le coup d’Etat était organisé par l’intellectuel pseudo-révolutionnaire Régis Debray. Témoin privilégié de ce drame, l’écrivain Claude Ribbe, qui fut membre de la Commission internationale d’experts sur la dette d’Haïti, relate ici le complot, la campagne de diffamation contre le président Aristide, son enlèvement et sa séquestration. Paris avait prévu de réinstaller au pouvoir l’ex-dictateur Jean-Claude Duvallier, mais les Etats-Unis imposèrent au dernier moment leurs hommes, Boniface Alexandre et Gérard Latortue.
Réseau Voltaire | Paris (France) | 11 février 2010
Regis Debray, bavard « compagnon » du Che
Je le savais ! Je savais bien que le fumet des cadavres d’Haïti en décomposition ferait sortir Regis Debray, l’homme qui croit que Villepin, dont il a certainement accroché le portrait dans sa chambrette, juste au-dessus de son lit, sera couronné empereur des Français en mars 2012. Regis Debray rêve d’être ministre de la Culture de Napoléon IV. Il a raison. Donc toutes les occasions sont bonnes. Il n’aura pas fallu dix jours. Quel flair ! Après les conseils donnés par Villepin à Nicolas Sarkozy, Regis Debray monte au créneau en déclarant à France Inter qu’il faut mettre Haïti sous tutelle.
Alors parlons de Régis Debray que j’admire beaucoup, je tiens à le préciser. J’aimerais avoir son style mesuré, et cette envolée qui me rappelle d’ailleurs un peu le style de Villepin. C’est vrai, je n’avais jamais remarqué : il y a quelque chose de commun dans leurs écrits. Je me demande pourquoi. Il faudra que j’y réfléchisse quand j’aurai un moment. Donc je ne me serais jamais intéressé à ce vieux réactionnaire un peu rogue, mais tellement attendrissant dans ses certitudes, ce vieux guérilléro dont les idées sont passées, certes (les costumes aussi d’ailleurs) ; je ne me serais jamais intéressé à lui si je ne l’avais trouvé sur ma route d’une manière étonnante que je vais narrer en détails. Inutile de revenir sur son rôle héroïque dans l’arrestation de Che Guevara. Il en a été le compagnon et il a raison de s’en glorifier. Les ex-soixante-huitards français le tiennent tous pour un révolutionnaire exemplaire. Tout ce que j’aurais voulu être ! Mais les mauvaises langues —dont la fille de Che Guevara qui n’est certainement qu’une folle minée par le chagrin— disent que c’était un traître vendu aux Etats-uniens. Viles calomnies, évidemment, simplement fondées sur le fait que Che Guevara, qui se trouvait secrètement en Bolivie en 1967 et dont une taupe de la CIA révéla la présence, écrivit des choses dans son journal. Mais j’entends déjà les lecteurs de ce grand écrivain français (et certainement futur académicien, en tout cas futur ministre de la Culture) ; je les entends s’indigner. Ils réclament des détails. Des détails ? Très bien, mais cela va allonger mon propos. Tant pis. Revenons en 1967. Voici ce que note le Che dans son journal le 28 mars :
« Le Français a défendu avec trop de véhémence le fait qu’il serait utile dehors. »
Je ne vois là que des soupçons infondés. Debray, jeune intellectuel gaulliste déguisé en guérillero, fils d’une sénatrice gaulliste et de… je ne sais plus qui, un autre gaulliste, je crois, était à l’époque en Bolivie avec Che Guevara [1]. Mais il était pressé de s’en aller. Le Che se méfiait de cette envie précipitée de prendre l’air. Hasard heureux ou malheureux (on ne sait trop), Debray a été arrêté par les Boliviens qui travaillaient avec la CIA. Une fois aux mains de ces gens, je ne doute pas qu’un intellectuel de la trempe de Debray a été discret. Mais le Che, lui, avait des doutes. Après l’arrestation de Debray et de son compagnon Bustos, un autre intellectuel émérite, aussi fiable que Debray, les Boliviens et la CIA furent informés que le Che était en Bolivie. Après cette arrestation, voici ce que le Che note, à la date du 30 juin 1967 :
« ... Sur le plan politique, le plus important est la déclaration officielle d’Ovando selon laquelle je suis ici. De plus, il a dit que l’armée fait face à des guérilleros parfaitement entraînés qui, même, comptaient des commandants vietcongs qui avaient mis en déroute les meilleurs régiments nord-américains. Il se base sur les déclarations de Debray qui, semble-t-il, a parlé plus que nécessaire bien que nous ne puissions savoir quelle implication cela a, ni quelles ont été les circonstances dans lesquelles il a dit ce qu’il a dit... »
Debray avait été arrêté et interrogé par les Boliviens et la CIA, notamment les 8 et 14 mai 1967. Je ne doute pas qu’il ait été héroïque, même s’il avait reçu quelques claques. Pauvre Régis !
Toujours dans son journal, Che Guevara note encore, à la date du 10 juillet :
« Par ailleurs, les déclarations de Debray… ne sont pas bonnes ; surtout parce qu’ils [Debray et Bustos] ont fait des confessions à propos du but continental de la guérilla, chose qu’ils ne devaient pas faire. »
Des « confessions » ? Et puis quoi encore ? Là, je doute de l’honnêteté du Che.
Mais puisque vous voulez tout savoir sur le futur ministre de la Culture de Napoléon IV, je suis obligé d’ajouter que, vingt ans après les faits, un général bolivien, Arnaldo Saucedo Parada, chef des services secrets de la 8ème division, celle-là même qui opérait contre la guérilla du Che, donna sa version et publia même des documents concernant les informations obtenues par l’armée sur la guérilla [2]. Faut-il croire cet homme ? Certainement pas. Mais, par honnêteté, je livre in extenso ce qu’il précise :
« L’existence de la guérilla a été portée à la connaissance de l’armée le 11 mars, lorsque les guérilleros déserteurs Vicente Rocabado Terras et Pastor Barrera Quintana se sont retrouvés au pouvoir de la Direction provinciale d’enquêtes —DIP— et ont été ensuite remis aux autorités militaires de Camiri. Ces déserteurs ont clairement informé du fait que la guérilla se préparait sur les rives du Ñancahuazu avec des éléments cubains, péruviens, argentins et boliviens et que le chef était Che Guevara, sous la protection de Fidel Castro depuis Cuba ; ensuite, cette information a été complétée par un autre guérillero arrêté le 18 mars, Salustio Choque Choque et confirmée par Régis Debray et Ciro Roberto Bustos, le 8 mai 1967, au cours de l’interrogatoire auquel a procédé le J-2 du Commandement des forces armées, Federico Arana Cerudo, qui relate cela, le lieutenant colonel des carabiniers Roberto Quintanilla et Mario Gonzalez, de la CIA.
Quand on lira les mémoires de Bustos dans ce livre, on verra que l’empressement avec lequel les théoriciens Debray et Bustos voulaient quitter la zone de danger a été la cause principale de l’échec rapide de la guérilla, parce que cela a obligé toute la troupe à aller à Muyupampa et, par le Yuque ; à cause d’un malade, Che a laissé l’arrière garde avec Joaquin et, au retour, ils ne se sont pas retrouvés et la recherche des uns et des autres a accaparé toute l’attention de Guevara et Joaquin, leur a lié les mains, les empêchant d’effectuer d’autres actions militaires, qui auraient peut-être donné de plus grands avantages, avec des résultats imprévisibles dans ce genre de lutte, parce que tant que l’ennemi n’est pas écrasé et ne s’est pas rendu sans condition, la guerre ne s’arrête pas [« Même trois personnes peuvent continuer à lutter dans la guérilla. » , Régis Debray, in Révolution dans la révolution] et les résultats peuvent varier en fonction des analyses de la situation qui se font au sein des états majors, ce qui est certain, c’est que cette division de la guérilla a été un accident qui lui a enlevé de la force et le début de la fin. Cela a été le prélude du Gué du Yeso et du Churo.
Avec la chute de Debray et Bustos à Muyupampa, le 20 avril, nous avons eu un panorama large et clair des guérillas, ordre de bataille, organisation et autres questions inconnues jusqu’alors, confirmation de la présence de Che Guevarra et du groupe de cubains, tant grâce aux déclarations de Debray et Bustos que par le bulletin de mémoires écrit par ce dernier et qui, immédiatement, a été porté à la connaissance du Commandement Supérieur, de même que les originaux des portraits de 20 guérilleros effectués au crayon et de mémoire qu’il a fait ensuite et plus encore, une description détaillée par écrit des caractéristiques physiques de chaque guérillero et ensuite les croquis détaillés des campements et caches qui ont permis de découvrir les "grottes" où ils cachaient leurs armes et leurs équipements etc...
La Section 2 de la 8ème division a également obtenu de Régis Debray une lettre écrite de sa main le 14 mai et dans laquelle il confirme la présence de Che Guevara en Bolivie et signale que c’est Fidel Castro lui même qui l’a envoyé le rencontrer. Cette lettre —l’original— a été envoyée au Commandant en chef. Indubitablement, c’est de l’arrestation de Debray et Bustos que l’armée bolivienne tire la preuve du fait que le Che est là. Les deux confirment aux services secrets que le Che est là.
Une autre chose qui a eu une grande influence a été la séparation d’avec le groupe de Vilo, de l’arrière-garde. Cela a été une séparation involontaire, mais qui a été due précisément à l’insistance avec laquelle Debray a demandé à partir. Face à cette situation —jour et nuit, il parlait avec le Che— il soulignait qu’il serait plus utile à la ville, nouant les contacts, que physiquement, il n’était pas guérillero, qu’il voulait partir, qu’il pouvait être très utile dehors (…)
Dans la guérilla, il [Debray] n’a rien fait d’extraordinaire. Debray a passé son temps à parler de quitter la guérilla. Pour moi, compte tenu de tout ce qu’il a écrit, il a essayé de gagner la confiance de la Révolution cubaine et du Che. Je ne sais pas quel était son objectif. Avec ce qu’il a fait, la position qu’il a prise ces derniers temps, je n’exclue pas qu’il ait pu jouer sur les deux tableaux.
Le Che a agi de manière conséquente envers lui, il a même été compréhensif lorsque Debray lui a parlé de son désir d’avoir un enfant (…) Je vous disais précisément que la séparation en deux groupes (…) C’est quelque chose que personne n’a dit et je dirais à Debray qu’il soit plus honnête, qu’il dise que la guérilla a eu plus de problèmes par sa faute, qu’il dise au moins une fois qu’il a été responsable de la séparation de la guérilla (…) Lorsque les hommes, n’ont pas l’envergure voulue, ils peuvent changer d’avis et Ciro Bustos a changé d’avis. Il s’est vu prisonnier, il semble qu’ils l’ont menacé et il a "déteint", il a perdu sa couleur. C’est ce que je crois à propos de Ciro Bustos, et de Debray —je le répète— je pense qu’il jouait sur les deux tableaux. »
Tout le monde aura compris que ce général est un affabulateur. « Il a joué sur les deux tableaux ». Insensé ! De telles accusations ne méritent même pas d’être démenties. Voilà donc pour 1967 [3]. Refermons le dossier. Rien de bien grave. « Debray a parlé plus que nécessaire » mais c’est Che Guevara qui le dit. « Il a fait des confessions qu’il n’avait pas à faire. » C’est encore le Che qui le dit. Je me demande si ce Che n’était pas au fond un peu jaloux de notre grand intellectuel et de notre merveilleux écrivain national, pour douter ainsi de son ami. Le rôle mineur de Che Guevarra dans la révolution cubaine peut-il être un seul instant comparé aux exploits de Régis Debray ? Evidemment non ! Il suffit pour s’en persuader d’admettre la vérité : Guevara n’était qu’un perdant. La preuve ? Il est mort, pris et exécuté sommairement le 9 octobre 1967, alors que le courageux Debray, lui, a survécu et il même est devenu célèbre en racontant, pendant 43 ans durant, ses glorieuses aventures dans la jungle bolivienne. Comme je l’envie ! Donc tout cela ne prouve rien. Seulement que le Che était paranoïaque et, au pire, que Régis Debray aime la conversation et parle à tout le monde. Même à la CIA. Quoi de mal à cela ? C’est sans doute à cause de cette affabilité naturelle que Nicolas Demorand l’a invité le 22 janvier 2010 au micro de France Inter. A-t-il trop parlé ? Non, il a juste dit qu’il fallait mettre Haïti sous tutelle.
Debray, négationniste de l’esclavage
Dès 2002, j’avais tenté d’attirer l’attention d’un certain nombre de responsables de tous bords sur l’intérêt qu’il y aurait pour la France de participer dignement à la célébration du bicentenaire d’Haïti, prévue pour le 1er janvier 2004. Parmi ces responsables, Valérie Terranova, très proche de Jacques Chirac et officiellement conseillère à la Présidence de la République pour la francophonie. Officieusement, elle s’occupait aussi du Japon et des bonnes oeuvres d’Omar Bongo. Valérie Terranova s’était présentée à moi le jour du transfert au Panthéon des cendres d’Alexandre Dumas. C’est elle qui avait eu l’idée de ce transfert et qui l’avait imposée à Chirac lequel s’intéressait autant à Dumas que moi au football et au fromage de tête. Terranova m’avait proposé de déjeuner. J’avais tenté d’expliquer à cette jeune femme parfaitement superficielle et inculte, dont la seule ambition, outre le fait de "servir le Président" était de faire accepter à Hollywood un scénario qu’elle avait écrit avec son frère, les origines haïtiennes des Dumas et la nécessité d’assumer avec dignité notre passé esclavagiste pour mieux combattre le racisme. C’était également une manière d’aider les Haïtiens à sortir du marasme où la France avait largement contribué à les plonger.
D’après le rapport qu’elle fit de notre rencontre, ce qui fut retenu à l’Élysée était l’imminence des célébrations du bicentenaire (auxquelles, par ignorance, personne n’avait songé), le fait que les anti-napoléoniens s’organisaient à Port-au-Prince, la dangerosité de certains nègres français plus intelligents qu’on aurait pu le croire et l’urgence de parer le coup en montant rapidement une expédition punitive. Il lui fallait un général. On choisit Régis Debray et on lui assigna une double mission. D’abord constituer un rempart d’intellectuels contre la montée des revendications « mémorielles » en France. La seconde mission était de saboter le bicentenaire de l’indépendance d’Haïti et de prêter main forte à un probable coup d’Etat décidé par Washington contre Aristide, qui était le premier président démocratiquement élu de l’histoire d’Haïti et qui avait l’audace d’évoquer le passé peu glorieux de la France : 150 ans d’esclavage, 1 million d’Africains déportés, 5 millions de morts en Afrique du fait de cette déportation d’une part, un racket de 21 milliards de dollars imposé manu militari par Paris en 1825 d’autre part [4].
Debray, devenu grenouille de bénitier, était l’ami intime de la soeur de Dominique de Villepin, Véronique Albanel, épouse d’un général de l’armée de l’air dont Villepin envisageait de faire le chef d’état major des armées. La générale animait une mystérieuse association en télépathie avec le Vatican, dénommée Fraternité-Universelle, disposant en apparence de gros moyens, et qui était présente, sous prétexte d’intervention humanitaire, sur tous les points chauds du tiers monde et en particulier en Haïti. Cette Mata-Hari de confessionnal recrutait à sciences-po, via l’aumônerie. Debray était ravi de pouvoir se prosterner aux pieds des puissants du moment : Chirac, Villepin. Il allait redevenir, comme sous Mitterrand, le conseiller du prince. Il pourrait faire livrer des armes à ses vieux amis sans d’ailleurs forcément utiliser la procédure normale. On lui redonnerait peut être même un bureau à l’Elysée.
Utilisant son image, totalement frelatée, d’intellectuel de gauche et son influence dans certains milieux de l’édition, où il était d’autant plus admiré qu’on ne comprenait rien, comme lui-même d’ailleurs, à ce qu’il écrivait, le « médiologue » battit d’abord le rappel des écrivains haïtiens et antillais. Tout le monde n’est pas insensible à un contrat d’auteur, à une visibilité dans les médias, dans les colloques, à un poste dans l’université, à une enveloppe pour une association, à une décoration, à un visa pour un parent, un ami, une maîtresse, à une naturalisation. Ensuite, il fallait trouver des historiens qui puissent minimiser l’esclavage transatlantique. Les choix se portèrent sur Olivier Pétré-Grenouilleau, obscur maître de conférences à l’Université de Lorient, qui venait de soutenir une thèse plus que contestable expliquant en gros que les pires esclavagistes étaient les Africains et les arabes et que la traite atlantique était une oeuvre de charité au fond assez ruineuse pour les négriers français et les colons antillais. Debray, publié chez Gallimard, fit certainement le nécessaire pour que Pierre Nora, vieillard bien connu pour sa négrophobie pathologique, et qui dirigeait une collection d’histoire dans la prestigieuse maison, publie également Pétré-Grenouilleau. Un contrat fut donc signé chez Gallimard. Il était cependant à craindre que les intellectuels « noirs » ne ruassent dans les brancards. On choisit, pour appuyer Pétré-Grenouilleau, un docile maître de conférences à l’Ecole pratique des hautes études, Pap Ndiaye, proche, par sa femme, d’Yves Kamani, très officiellement chargé au CRIF d’un bureau des « noirs ». Pap Ndiaye avait l’avantage d’avoir des contacts avec les néo-réactionnaires états-uniens. Il animait une obscure association, le Capdiv. On le chargea de monter au créneau le moment venu pour défendre l’indéfendable et, s’il le pouvait, créer discrètement une organisation de « noirs » à laquelle on donnerait les moyens d’occuper le terrain et d’être légitimée comme représentative. Le meilleur ami de Jacques Chirac, François Pinault, qui avait fondé sa fortune sur l’exploitation des forêts africaines serait sollicité. Outre les éditions Tallandier, spécialisées dans la glorification de Napoléon, il était propriétaire de trois magazines : Le Point (acheté en 1997 pour échapper à l’ISF) Historia et L’Histoire. Les deux derniers faisaient dans la vulgarisation historique. Il fut décidé de consacrer un numéro spécial à l’esclavage, qui ferait la promotion de Pétré-Grenouilleau et en même temps celle de Pap Ndiaye.
Pour que l’opération négrophobique Villepin-Debray soit vraiment réussie, on désigna un « méchant » : l’humoriste Dieudonné qui se trouva, consciemment ou non, embarqué dans cette histoire par l’intermédiaire d’un activiste : Alain Soral. Tous ceux qui diraient le contraire de Pétré-Grenouilleau seraient des antisémites forcenés inspirés par Dieudonné. « Plus la ficelle est grosse, moins elle casse » (Chirac). Le jour où Dieudonné serait démonétisé, on sortirait un autre joker : Kémi Séba.
Côté Haïti, Villepin donna des fonctions officielles à Debray et des moyens financiers en le nommant président d’une commission chargée de « réfléchir » sur les relations franco-haïtiennes. La mission véritable était de préparer un coup d’Etat. La partie diplomatique de cette opération fut confiée à trois hommes : Philippe Selz, ancien ambassadeur au Gabon, placé auprès de Régis Debray pour déstabiliser Haïti en Afrique, Thierry Burkard, beau-frère d’un entraîneur de chevaux de course à Chantilly, nommé ambassadeur à Port-au-Prince pour orchestrer la chienlit locale, Eric Bosc, secrétaire à l’ambassade de France, chargé de désinformer la presse française depuis Port-au-prince et d’accorder des visas aux « bons » Haïtiens, c’est-à-dire ceux qui accepteraient de venir à Paris cracher sur le président démocratiquement élu. Bosc (depuis expulsé du Togo pour ingérence) était tellement paranoïaque et négrophobe que cela l’avait rendu presque fou. Il voyait des roquettes braquées sur l’ambassade de France depuis le bureau d’Aristide qui célébrait des messes noires avec sacrifices d’enfants coupés en morceaux. Voilà les « tuyaux » qu’il livrait au correspondant du Monde, établi à Santo-Domingo et proche des Duvaliéristes : Jean Michel Caroit.
Des réunions se tenaient à Paris chez Véronique Rossillon, une héritière de la famille Seydoux-Schlumberger qui s’était offert un lycée à Jacmel, le lycée Alcibiade-Pomayrac qu’elle finançait entièrement de ses deniers, ce qui lui donnait une position pour s’intéresser aux affaires du pays et interférer dans la diplomatie française. Je fus mis en relations avec elle par un ami français, dont j’ignorais à l’époque qu’il avait fait partie du mouvement Jean-Claudiste de Baby-Doc. Car Jean-Claude Duvalier, clandestinement hebergé par la France depuis 1986, était toujours actif. Il fut mis dans la boucle. N’était-ce pas Debray qui avait géré son arrivée en France en 1986 au moment de la transition entre Fabius et Chirac ? Duvalier n’était pas venu les mains vides. Dans l’avion des services secrets US qui l’avait déposé à Grenoble, il y avait 900 millions de dollars d’ « économies », ce qui explique sans doute que son séjour temporaire en France, prévu pour six mois, se soit prolongé pendant 24 ans sous haute protection policière. Tous les ministres de l’Intérieur qui se sont succédés durant ce quart de siècle ont juré croix de bois croix de fer qu’ils ne savaient pas où il était.
Madame Rossillon, dont j’étais loin de soupçonner le rôle, me reçut à déjeuner dans son hôtel particulier de la rue Las-Cases et, pensant probablement m’impressionner, me fit un numéro de vieille milliardaire capricieuse assez pathétique. J’eus droit au dessert à un portrait apocalyptique tant du président Aristide que de ses partisans, dont elle alla jusqu’à mimer l’accent « haïtien » avec un mépris ostensiblement raciste qui me terrifia. Elle m’énuméra ensuite les décorations que Duvalier lui avait décernées et comme je n’était pas convaincu elle me déclara que mon entêtement lui rappelait celui de son défunt mari, Philippe Rossillon, qui avait fondé le groupe Patrie et Progrès, dont avait fait partie Jean-Pierre Chevènement, et avait milité pour rallier les gaullistes de gauche à l’Algérie française. En 1968, les Canadiens l’avaient accusé d’être une barbouze chargée de semer la zizanie au Québec. Je ne sais donc pas si cette comparaison était bien flatteuse. Je reçus quelques jours plus tard un appel de M. Selz, m’annonçant que Debray voulait me voir, à la demande de Mme Rossillon.
Pour composer sa commission, l’ex-guérilléro bavard avait réuni un noyau dur d’universitaires chargés d’accréditer les thèses de Pétré-Grenouilleau et de discréditer tous ceux qui les critiqueraient : Myriam Cottias et Jean-Marc Masseaut, négrologues labellisés par le gouvernement, Marcel Dorigny, représentant l’aile chiraquienne du Parti communiste, chargé de contrôler les travaux universitaires entrepris sur l’esclavage dans le cadre d’une association rassemblant quelques thésards naïfs, Yvon Chotard, un socialiste qui devait bientôt se défroquer pour passer à l’UMP et qui animait alors l’association Les Anneaux de la mémoire, antenne associative du quai d’Orsay. Pour faire bonne mesure et colorer un peu cette commission de visages pâles Jacky Dahomay, prof de philo guadeloupéen incapable d’être reçu à l’agrégation, mais qui bénéficait d’un tout autre sésame puisqu’il était le protégé de Blandine Kriegel, une maoiste devenue, en s’embourgeoisant, conseillère de Chirac et présidente du Haut conseil à l’intégration.
Régis Debray, pour se faire pardonner les péchés qu’il allait commettre et pour bénir le coup d’Etat, embarqua dans cette nouvelle aventure le père dominicain Gilles Danroc. Serge Robert, PDG de la Banque des Antilles françaises représentait les intérêts financiers des Békés de la Martinique dont Madame de Villepin faisait secrètement partie. Le sociologue Gérard Barthélémy devait mettre à la disposition de Debray son carnet d’adresses en Haïti. Quant à François Blancpain, spécialiste du racket imposé aux Haïtiens par la France en 1825, il devait élaborer un argumentaire permettant de ne pas rembourser ce qui avait été extorqué.
Les rôles furent vite distribués. Le noyau dur fut mis au courant du coup d’Etat qui se préparait. Les autres restèrent à l’écart ou firent semblant de ne pas comprendre. On leur demanda simplement de saboter le bicentenaire en le discréditant à travers leurs réseaux. Il suffisait de dire qu’Aristide était un satrape pervers et corrompu : une thèse concoctée dans les officines de la CIA et qui serait reprise à pleins poumons par toute la presse française. Le rôle clé de cette commission était détenu par quelqu’un qui n’apparaissait pas dans l’organigramme, la générale Albanel, alias Véronique de Villepin qui était envoyée par son frère comme une nouvelle Pauline Bonaparte accompagnant ce général Leclerc chargé de rétablir l’esclavage qu’était devenu Régis Debray. Un esclavage qu’on appellerait désormais « tutelle ».
Jean-Bertrand Aristide
Sept avril 2003. Le monde entier célébrait le bicentenaire de la mort de Toussaint-Louverture, enlevé et assassiné par Napoléon. En France, une seule manifestation, organisée par le Fort de Joux. Pour représenter le gouvernement Raffarin, Hamlaoui Makachera, le ministre des Anciens combattants ! La loi Taubira avait été votée depuis deux ans déjà, mais le gouvernement refusait obstinément de prendre le décret d’application qui permettrait à cette loi d’être autre chose que lettre morte. Toussaint Louverture remuait ce passé dérangeant dont les responsables politiques comprenaient très bien qu’il avait une influence sur la politique intérieure et extérieure. L’exhumation de l’histoire de l’esclavage est un des volets de la lutte contre le racisme et la lutte contre le racisme est, en soi, une prise de position éminemment politique, un regard révolutionnaire et ravageur soudain porté sur le monde. Il a même été dit qu’une opération secrète ouvertement négrophobe avait été organisée par de hauts responsables français sous le nom de code « Source ». Villepin en aurait bien été capable.
J’avais décidé de me rendre au Fort de Joux pour saluer la mémoire du martyr de la liberté et j’avais réservé un billet. Dans le train, je me trouvais curieusement assis à côté de la diplomate, blonde évidemment, chargée d’Haïti au quai d’Orsay. Le hasard, sans doute. Elle en profita pour se faire connaître et engager la conversation. Elle me te