Proust : "Dans nos vies, il n'y a aucune raison, ni personne, qui nous oblige à faire le bien !"
Texte de Marcel Proust, lu sur le mur Facebook de Pierre Cohen-Bacrie, que je remercie
1°)- Brigitte Bouzonnie : Voici un très beau texte rédigé par Marcel Proust, trouvé sur le mur Facebook de Pierre Cohen-Bacrie, que je remercie de son choix. Avec beaucoup de justesse, Proust écrit : “Il n'y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre, pour que nous nous croyions socialement obligés à faire le bien… Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci”(sic).
Il n’y a pas que les artistes de renom comme Vermeer, de grands compositeurs, de grands philosophes, qui participent de ce monde différent, secret. Obéissant à ses propres normes. Tellement différent de la pieuvre de la concurrence forcenée s’imposant seule dans le capitalisme mondialisé, quand les “élites” de ce système pourri ont voué leur âme au Mal.
Toutes celles et tous ceux qui pratiquent la sensibilité, l’émotion dans les rapports à l’autre : une mère de famille pour son enfant. Un bénévole d’association réinsérant un chômeur de longue durée. “Un homme essayant de ne pas trop emmerder son voisin” disait avec pudeur Georges Brassens…Primo Lévi aurait dit : “ceux qui sont encore des hommes ou qui essaient de le redevenir”.
Bien entendu aujourd’hui, tous ceux là bien se font traiter de “pintade” ou “d’oie blanche” dans le monde moderne occidental, cynique et brutal. Ne jurant que par les seuls rapports de force. Voire le chantage pur et simple.….
Comme dit Poutine : “l’avenir des Peuples européens va être très triste !”
2°)-Proust : "Le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Vermeer."
L'application de l'artiste fait partie des obligations qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente.
Marcel Proust
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"Il n'y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste athée à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Vermeer.
Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les avait tracées - ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement - et encore! - pour les sots."
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, La prisonnière https://bit.ly/3eL5qz2
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Note sur la réminiscence
Autrement dit, pour Proust, l'art répond à l'appel d'un idéal qui ne correspond à rien de ce qui fait notre expérience de la vie quotidienne ; comme les idées platoniciennes.
Et, dans les deux cas, c'est la solution logique de la réminiscence, du postulat d'un autre monde, qui est suggérée : nous pouvons être sensibles au Beau et au Bien, les reconnaître et les rechercher, nous appliquer à les faire advenir un tant soit peu, parce que tout se passe comme si notre esprit s'y était familiarisé avant même de naître, comme s'il s'agissait d'idées innées dont on ferait l'effort de se souvenir à peine.
Cette théorie de la réminiscence n'est bien sûr qu'une hypothèse, qui a toutefois le mérite de marquer la distance qui sépare la réalité de l'idéal et d'encourager à tenter de la réduire.
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Récit de la mort de Bergotte
"Un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Vermeer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu’il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu’il ne se rappelait pas) était si bien peint, qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l’exposition. Dès les premières marches qu’il eut à gravir, il fut pris d’étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l’impression de la sécheresse et de l’inutilité d’un art si factice, et qui ne valait pas les courants d’air et de soleil d’un palazzo de Venise, ou d’une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le Vermeer, qu’il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu’il connaissait, mais où, grâce à l’article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l’un des plateaux, sa propre vie, tandis que l’autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu’il avait imprudemment donné le premier pour le second. « Je ne voudrais pourtant pas, se disait-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition. »
Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune. » Cependant il s’abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l’optimisme, se dit : « C’est une simple indigestion que m’ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n’est rien. » Un nouveau coup l’abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Certes, les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux, n’apportent la preuve que l’âme subsiste. Ce qu’on peut dire, c’est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure ; il n’y a aucune raison, dans nos conditions de vie sur cette terre, pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l’artiste cultivé à ce qu’il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Vermeer. Toutes ces obligations, qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner revivre sous l’empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l’enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées — ces lois dont tout travail profond de l’intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement — et encore ! — pour les sots. De sorte que l’idée que Bergotte n’était pas mort à jamais est sans invraisemblance.
On l’enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection."
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, La prisonnière https://bit.ly/3eL5qz2, pp. 231-233.
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Vue de Delft [Gezicht op Delft], Johannes Vermeer, Mauritshuis, La Haye https://bit.ly/3U2vFBd
"Il n'y a aucune raison [...] pour l'artiste athée à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par les vers.", MP.