Présentation du livre de Viktor Zemskov : "Staline et le Peuple", où l'auteur critique le chiffre de 100 millions de morts annoncé par Soljenitsyne !
Article rédigé par Brigitte Bouzonnie
Viktor Zemskov a rédigé un livre intitulé : “Staline et le Peuple", édition Delga, 2023, où l'auteur critique le chiffre de 100 millions de morts annoncé par Soljenitsyne.
Que nous dit-il exactement ?
COMMENTAIRES DU LIVRE DE VIKTOR ZEMSKOV SUR LE FAUX CHIFFRE DE 100 MILLIONS DE MORTS AU GOULAG ANNONCE PAR SOLJENISTINE !
Dimanche 9 juillet 2023, nous avons présenté l’ouvrage rédigé par Viktor Zemskov, historien russe, intitulé : « Staline et le peuple », éditions Delga, 2023. Pour la première fois, l‘auteur a eu accès aux archives du GuéPéOu, contenant les chiffres du nombre de déportés au goulag, chiffres réservés jusque là aux seuls dignitaires du régime soviétique. Les chiffres du GuéPéOU évaluent à 4 millions le nombre de déportés aux camps du goulag soviétique et le nombre de morts à moins de 1 million.
Aujourd’hui, nous commentons cet ouvrage, dont les conséquences politiques et idéologiques sont incalculables. Je ne suis pas sûre que même l’éditeur de ce livre, Aymeric Monville, prenne la mesure de la véritable « bombe », qu’il vient d’éditer. Car, à partir du moment où il n’y a pas eu 100 millions de morts dans les camps soviétiques. A partir du moment où l’équation « Révolution = tueries de masse et charniers humains » se révèle être une fausse information historique, fake news, que l’on doit naturellement sévèrement critiquer sur ce blog : toute notre histoire récente depuis quarante ans environ, toute notre conscience politique nous interdisant -à tort- de penser la Révolution prolétarienne se révèle être une fausse conscience. Tout ce qui nous privait d’un autre espace des possibles politiques. D’une rupture profonde avec le capitalisme mondialisé occidental actuel disparait. Nous voilà débarrassés de la culpabilité permanente, que tout militant de gauche, pas seulement les militants communistes, traine dans sa tête depuis les années soixante-dix.
Dans cet article, nous souhaitons montrer comment Soljenitsyne a clairement menti, en produisant une évaluation globale « sensationnalo-médiatique »(sic), pour reprendre le mot de Viktor Zemskov(1), à la différence des déportés des camps nazis, beaucoup plus honnêtes sur le plan intellectuel. Comment, dans les années soixante-dix, son mensonge n’a jamais été critiqué, même de façon superficielle. Au contraire, l’Archipel du Goulag a constitué le fer de lance de la stratégie antitotalitaire menée notamment par un André Glücksmann, Claude Lefort et naturellement Bernard Henri-Lévy(2). Et comment l’imposition de ce mensonge a pu être facilité dans une société, où le « dire la vérité » était encore une nécessité, structurant débat public. Tout le contraire de la société actuelle, où le mensonge est la pierre angulaire du système (3).
1°)- Comment Soljenitsyne a clairement menti, en produisant l’évaluation de 100 millions de morts au Goulag, à la différence des déportés des camps nazis, qui, par honnêteté intellectuelle, n’ont jamais essayé de produire un chiffre global du nombre de morts dans les camps nazis.
Tout au long des années soixante-dix, Soljenitsyne, interné seulement treize mois au Goulag, idéologue réactionnaire, violemment anti-soviétique, impose ses chiffres du nombre de morts dans les camps soviétiques. Toute la question est de savoir « comment » il a pu construire ce chiffre faramineux de morts. A-t-il eu accès aux chiffres des responsables du goulag ? La réponse est : Pas du tout.
En tant que prisonnier des camps, son attitude, consistant à imposer, brandir des chiffres globaux du nombre de morts en déportation ne va pas de soi. La lecture des témoignages, ouvrages des déportés dans les camps nazis montre de leur part, une grande prudence et honnêteté intellectuelle : jamais ils ne s’aventurent à proposer des chiffres globaux du nombre de morts à Auchwitz et ailleurs, sauf à mentir comme des arracheurs de dents.
Le témoignage de Germaine Tillon, déportée au camp de Ravensbrück,
C’est notamment le cas du livre « Ravensbrück », rédigé par Germaine Tillon, déportée dans ce camp de femmes. Ethnologue de formation, et malgré toute la souffrance et les coups des kapos, qu’elle subit toute la journée, elle cherche à comprendre la politique d’extermination qu’elle subit. Elle réussit à identifier deux stratégies opposées d’extermination des déportés. Celle voulue par Hitler d’extermination rapide et totale de tous les prisonniers. Celle au contraire, voulue par Himmler de mise en esclavage de ces derniers. Avec lui, les détenus sont chargés d’effectuer de lourds travaux de terrassement, la construction des V2, quitte à en mourir force de mauvaises conditions.
Dans son livre « Le roman des damnés. Ces nazis passés au service des vainqueurs en 1945 », édition Perrin, Eric Branca, 2019, confirme cette seconde stratégie, expliquant comment Wernher Von Braun, « Monsieur V2 », passe de statut de pur génie à celui de parfait esclavagiste. Les prisonniers de guerre nazis sont utilisés au creusement de tunnels souterrains sont traités sans indulgence. Des milliers d’entre eux meurent d’épuisement, de privation et de manque d’oxygène.
Mais son analyse s’arrête là. A aucun moment, elle ne propose de chiffres globaux sur le nombre de morts au camp de Ravensbrück, voire dans les autres camps.
Le témoignage de Hermann Langbein, auteur de l’ouvrage « Hommes et femmes à Auchwitz », édition 10/18, 1975 et de Primo Lévi :
De la même façon, Hermann Langbein est auteur de l’ouvrage « Hommes et femmes à Auchwitz », édition 10/18, 1975. C’est un autrichien, prisonnier politique et figure de la Résistance de son pays, interné au camp d’Auchwitz. Il devient secrétaire d’un médecin SS de rang élevé, ce qui lui permet de recueillir une masse d’informations exceptionnelles. Il interroge d’anciens prisonniers ainsi que les bourreaux pour essayer de comprendre le système Auchwitz. Il consacre un chapitre intitulé : « la résistance », dirigée conjointement par les communistes et les socialistes ; Donne des statistiques du nombre d’évadés d’Auchwitz : 667 évasions. Il raconte l’incroyable dynamitage du crématorium n°3 opéré l’été 1944 par le sonderkommando, donnant lieu à une féroce répression : les kapos tirent au révolver à bout portant sur les prisonniers résistants. Lors du prochain appel, il manquait plus de 227 détenus.
Le travail de Langbein est très minutieux. Dans la préface de ce livre, Primo Levi écrit que l’autrichien a écrit le livre que lui rêvait d’écrire, mais dont il n’avait pas les informations nécessaires. Mais ni Langbein, ni à fortiori Levi dans son livre : « Si c’est un homme », édition Pocket,1987, n’osent proposer d’estimation chiffrée globale, qu’ils n’ont pas les moyens intellectuels de produire.
Le témoignage de Charlotte Delbo et de Joseph Bialot :
Idem pour Charlotte Delbo dans ses livres : Aucun de nous ne reviendra, Auchwitz et après, aux éditions de minuit, 1970. Une connaissance inutile, édition de Minuit, 1970. Mesure de nos jours, édition de Minuit, 1971. Ou Le convoi du 24 janvier, édition de minuit, 1965. Idem pour le romancier Joseph Bialot, dans son livre de souvenirs à l’infirmerie du camp d’Auchwitz : C’est en hiver que les jours allongent, édition Point, 2002. Robert Antselme : L’espèce humaine, livre de la Pléiade, inttiulé « L’espèce humaine et autres écrits des camps », 2022. Jorge Semprun : l’écriture ou la vie, livre de la Pleiade, op cit, Elie Wiesel, la nuit, livre de la Pléiade, op cit.
Il existe donc une constance dans tous ces témoignages : une extrême pudeur dans les chiffres partiels cités. L’absence totale de chiffres globaux structurant tous ces témoignages.
Et donc, tout à coup, en rupture avec toute cette tradition de grande discrétion en matière de chiffres du nombre total de morts dans un camp de déportation par les prisonniers eux même, Soljenitsyne, qui n’a fait que 13 mois de camp au Goulag, annonce, ni plus ni moins le chiffre mirobolant de 100 millions de morts au Goulag. Chiffre sensationniste. Non sourcé. Non justifié. Non explicité. Comme un joueur de bonneteau sort un chiffre du chapeau. Et, à compter des années soixante-dix jusqu’à aujourd’hui 2023, plusieurs générations politiques prennent le chiffre de Soljenitsyne pour argent comptant. Comme le seul repère chiffré possible, lorsqu’on parle du nombre de morts au goulag.
Comment expliquer notre naïveté à croire les bobards de Soljenitsyne ? Un élément de réponse vient de ce qu’on ne peut pas dissocier « L’archipel du Goulag » de toute une stratégie de mobilisation des idéologues antitotalitaires.
2°)-L’imposition du livre de Soljenitsyne est indissociable de toute une stratégie de mobilisation des intellectuels anti totalitaires (Jean Daniel, Claude Durand, Glücksmann, Claude Lefort, BHL…)
Nous faisons l’hypothèse que l’arrivée en France en 1974 du livre de Soljenitsyne L’archipel du Goulag est indissociable de toute une stratégie de mobilisation des intellectuels anti totalitaires (Glücksmann, Claude Lefort, BHL…), qui ont imposé ce livre dans les têtes et dans les cœurs :
Pour rédiger cette partie de notre article, nous nous appuyons sur l’excellent ouvrage rédigé par l’historien américain Michael Scott Christofferson intitulé : les intellectuels contre la gauche, édition Delga, 2017.
M. Christofferson part du constat : « il est communément admis que l’Archipel du goulag a joué un rôle décisif dans la transformation de la vie politique et intellectuelle française au cours des années 1970 » (sic). Et de relater de façon très fine et concrète tous les débats intellectuels entourant la publication de ce livre.
Ce qui ressort de la lecture de ce livre, c’est l’incroyable soutien dont bénéficie Soljenitsyne, -jusque là inconnu de tous-, parmi les plus grands noms du champ intellectuel français. A la fin de l’année 1974, 600 000 exemplaires du livre sont déjà vendus sur les 1 million d’exemplaires que parviendra à vendre Soljenitsyne de son livre. On le rappelle : l’ouvrage fait mille pages, tapé serré.
Le rôle de fort soutien à Soljénitsyne joué par Jean Daniel :
Si le Parti communiste français, à travers les articles de Pierre Daix, critique sévèrement l’ouvrage, l’Archipel du goulag, dès sa publication, est fortement soutenu par Jean Daniel, Directeur du Nouvel Observateur, anti communiste notoire. Celui-ci participe avec André Glücksmann, dès 1974 à une émission de Pivot : Ouvrez les guillemets, où il affronte Francis Cohen, Directeur de la revue communiste La nouvelle critique. Au cours de l’émission, Jean Daniel exprime sa frustration devant la disproportion tragique existant selon lui, entre l’importance de ce que nous apporte Soljenitsyne et la médiocrité des réactions qu’il suscite »(sic) : allusion à la polémique lancée par le PCF. Et d’ajouter que « la lecture de l’Archipel du goulag le tourmente comme un second holocauste »(sic). Daniel réactive le soi disant jumelage sensé exister entre nazisme et communisme, en guise de soutien à ce livre.
Jean Daniel est interviewé une seconde fois sur le livre l’Archipel du Goulag par Pivot dans son émission Apostrophes du 11 avril 1975. De son côté, Soljenitsyne est interrogé par la télévision française le 9 mars 1976 : autant d’interviews qui montrent tout le battage publicitaire à sens uniquement favorable, dont bénéficie le livre.
D’entrée de jeu, on nous « vend » le livre de Soljénitsyne comme LE livre du siècle, dont « l’importance » est reconnue par celui qui fait figure alors de « grand intellectuel du moment ». On peut en témoigner : Jean Daniel était alors considéré comme le « must » en matière de réflexion intellectuelle, malgré sa grande vacuité d’idées. On le sait car en 1974, on était abonnée au Nouvel Obs. Déjà, ce journal était très vide, publiant, entre deux publicités de slips Mariner, l’édito creux de Daniel et un article mou de Jacques Julliard. Mais qu’importe ! Un avis favorable de la part de Jean Daniel était le meilleur « sésame » pour imposer l’Archipel du goulag dans les têtes et dans les cœurs, sans bénéfice d’inventaire critique.
L’appui enthousiaste de Claude Durand et des éditions du Seuil à l’Archipel du Goulag:
Le livre de Soljenitsyne est publié aux éditions du Seuil, excusez du peu pour un auteur ignoré de tous les français. L’éditeur Claude Durand est l’infatigable promoteur de Soljenitsyne, car il détient non seulement les droits français de l’Archipel du goulag, mais aussi les droits internationaux. Il joue donc un rôle de soutien enthousiaste de ce livre, que l’on trouve dans toutes les librairies, y compris celles des petites villes de province et dans tous les grands pays étrangers.
L’appui du Monde, Serge July, Gilles Martinet, et de tous les intellectuels éminents du moment :
De son côté, Le Monde fait une recension enthousiaste de l’Archipel du goulag. Serge July défend activement le livre. Gilles Martinet, secrétaire national du PS entre 1975 et 1979, en charge des questions idéologiques, membre du conseil d’administration du Nouvel Obs critique à la télévision des remarques des communistes en défaveur de l’ouvrage de Soljenitsyne : une façon de soutenir le livre de Soljenitsyne.
En 1974, Bernard-Henri Lévy juge que l’Archipel du Goulag offre « la preuve irréfutable qu’il n’y a pas du bon et du mauvais, le socialisme et les camps…mais que la terreur (soviétique) n’est plus que l’envers de la doublure du socialisme sacro-saint »(sic). En clair le socialisme est mort.
Par ailleurs, arrêté par la police, Soljenitsyne est expulsé de l’URSS douze heures après. Cette expulsion donne lieu à la rédaction d’une pétition publiée par le Nouvel Obs n°503, le 18 février 1974. Parmi les éminentes figures signant cette pétition, on trouve Jean-Paul Sartre, J.M. Domenach, Pierre Daix, Germaine Tillion, Jacques Le Goff, Jean Cassou, Hélène Cixous, Dominique Desanti, Jean-Toussaint Desanti, Jean-Pierre Faye, Maxime Robinson, Alain Touraine, Pierre Vidal-Naquet, Michel Winock, Olivier Todd, Daniel Mothé, Paul Thibaud, Jacques Ozouf, Alexandre Astruc et Claude Bourdet.
On voit comment tout le champ intellectuel français se mobilise avec enthousiasme pour la cause Soljenistine, indépendamment de toutes les questions élémentaires de probité de ses chiffres jamais soulevés tout au long du débat public des années 1970.
Deux auteurs font de la défense de l’Archipel du Goulag leur fond de commerce : André Glüscksmann et Claude Lefort. Il faut savoir que Lefort est trotskyste, membre fondateur de la revue Socialisme ou barbarie avec Cornelius Castoriadis, qu’il quitte pour adopter un discours antitotalitaire virulent. De son côté, André Glucksmann, qui a grandi dans un milieu communiste, diplômé de philosophie, devient l’assistant de Raymond Aron, qui on le rappelle est soutenu et financé par la CIA, comme le montre l’ouvrage de Jacques Pauwels : « 1914-1918, la grande guerre des classes », édition Delga 2016. Puis il milite pour la destruction de l’université de Vincennes et la Gauche prolétarienne. Il prône « la défense des salariés de LIP et des dissidents soviétiques comme Soljenitsyne sensés mener le même combat », ce qui montre le syncrétisme, pour ne pas dire la bouillabaisse de sa pensée. Comme Foucault, il abandonne toute idée de changement global au niveau national pour privilégier les micro-combats.
Claude Durand, éditeur on l’a vu de Soljenitsyne demande à Lefort et Glucksmann d’écrire un livre aux éditions « combats », qu’il dirige au Seuil, en faveur de Soljénitsyne. Glucksmann analyse « le marxisme comme un langage du pouvoir qui l’empêche d’être du côté des persécutés de l’URSS »(sic).
La cuisinière et le mangeur d’hommes (Glucksmann) et un homme en trop (Lefort) sont les textes fondateurs du discours antitotalitaire des années 1970. Comme analyse le philosophe Alain Badiou, « BHL (mais aussi Glucksmann et Lefort) jouent le rôle en définitive très important de liquider tout ce que représentait l’intelligentsia révolutionnaire (de cette époque), du point de vue mondial (cf Eloge de la Politique, édition Café Voltaire, Flammarion, 2017.
Leurs critiques de la Révolution comme moyen d’émancipation du Peuple français s’appuient essentiellement sur les supposés 100 millions de morts au Goulag annoncés faussement par Soljenitsyne. On voit comment l’Archipel du goulag ne doit pas s’analyser comme un livre à part, mais comme la pièce maitresse de toute la stratégie anti totalitaire des années soixante-dix menée par des agents majoritaires du champ intellectuel français : parmi eux, notons le rôle actif joué par Jean Daniel, directeur du Nouvel Obs. Claude Durand, éditeur au Seuil, BHL, July, Le Monde, Pivot, BHL, Glucksmann, Lefort…