Présentation de l'ouvrage rédigé par l'économiste Robert Salais et intitulé : "Le viol d'Europe"(2013) !
Analyse du livre réalisée le 9 décembre 2022 par les équipes d'ELUCID
S’appuyant sur le mythe d’Europe, la mortelle enlevée par Zeus dissimulé sous les traits d’un taureau séduisant, Robert Salais propose dans Le Viol d’Europe (2013) une explication de la dégénérescence de l’idée européenne.
L’idée originelle de l’Europe était pure et vertueuse, renvoyant à la démocratie, à la liberté, au progrès et au bien-être. Cependant, elle fut progressivement pervertie pour devenir l’outil de l’instauration d’un ordre mondial marchand. L’Europe appartient désormais à une oligarchie technocratique, désireuse de préserver ses intérêts. Cependant, selon Robert Salais, cette issue n’était pas inéluctable. Elle résulte d’une succession de mauvais choix dans un processus qui aurait pu mener à une Europe plus vertueuse.
Ce qu’il faut retenir :
L’idée originelle de l’Europe portait en elle le souhait d’une union politique, autour de valeurs communes. Cependant, cette idée européenne a été progressivement pervertie et effacée au profit d’une conception purement économique et de l’approfondissement de la logique de marché.
Cette orientation a été choisie dès 1949. En 1956, le rapport Spaak traçait le chemin pour la création d’un marché libéralisé en Europe. En 1970, un premier programme d’établissement d’une UEM voyait le jour. Enfin, en 1988, le rapport Delors inscrivait finalement le projet européen dans la perspective plus vaste de la globalisation, un marché total à l’échelle du globe.
Cependant, une autre Europe, fidèle à l’idée d’origine, serait possible sous réserve d’une évolution des mentalités.
Biographie de l’auteur
Robert Salais, né en 1942, est un économiste et un ancien fonctionnaire de l’INSEE, ayant enseigné à l’ENS de Cachan. Il a également participé à la création de l’UMR « Institution et dynamique historique de l’économie ». Spécialiste des questions relatives au travail et au chômage, il étudie plus spécifiquement, à partir des années 1980, les représentations collectives du travail, qu’il appelle des « conventions ».
En 1980, il propose une nouvelle approche économique, nommée économie des conventions. Cette théorie se présente comme une alternative aux théories de marché en proposant de placer les représentations collectives et leurs conceptions concrètes (institutions, catégories, environnements de production, etc.) au cœur de l’économie. Cette approche ne s’appuie pas sur la rationalité économique, mais résulte de la coopération entre les divers modèles économiques.
À partir des années 2000, les réflexions de Robert Salais investissent le champ de la construction européenne dans son versant social. S’appuyant sur les théories d’Amartya Sen, il tenta de développer une réponse alternative à l’incompatibilité du libéralisme et du principe de justice sociale.
Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.
Plan de l’ouvrage
Introduction
Partie I. L’enfance d’Europe ou l’histoire de l’origine
Chapitre 1. Le projet d’une Europe politique. L’échec de 1948
Chapitre 2. 1947-1950. La demande américaine d’une économie européenne
Chapitre 3. Vers la monnaie commune et la communauté monétaire ?
Chapitre 4. 1950-1951. L’annonce faite aux européens : Europe est née
Chapitre 5. 1950-1957. Le marché commun. L’Europe par le marché ?
Partie II. L’enlèvement d’Europe ou la disparition de l’idée
Chapitre 1. Des accords de Bretton Woods à la libéralisation financière
Chapitre 2. L’instauration de la libre circulation des capitaux et de la monnaie unique
Chapitre 3. L’Europe sociale, contrepoids ou accompagnement de la libéralisation ?
Chapitre 4. L’a-démocratie ou la gouvernance par les nombres
Conclusion. La libération d’Europe ou le temps des lucioles
Synthèse de l’ouvrage
Introduction
L’idée d’Europe remonte au XVIIIe siècle. Elle représentait alors le souhait humaniste de la création d’une communauté de peuples libres, égaux, caractérisés par une diversité d’identités et de valeurs, mais unis par la même aspiration à un mode de vie démocratique. Dans cette perspective, le Mouvement Européen est né à la suite du Congrès de La Haye en mai 1948, avec pour objectif de réfléchir au cadre concret de cet idéal politique.
Cependant, ces objectifs politiques ont été perdus de vue, et l’Europe est devenue un instrument servant à la libéralisation totale et globale des marchés. Par l’entremise d’un réseau stratégique d’indicateurs chiffrés et de divers Pactes de stabilité, les États sont désormais enfermés dans un processus de réformes structurelles permanent visant à la réduction irrépressible du rôle de l’État et la libéralisation toujours plus grande de ses prérogatives. En définitive, l’Europe ne constitue plus qu’une mise sous tutelle économique des États et des peuples, niant leur liberté et leur autonomie.
I. L’enfance d’Europe ou l’histoire de l’origine
Chapitre 1. Le projet d’une Europe politique. L’échec de 1948
En mai 1948, les partisans de l’idée d’Europe (délégations nationales, partis politiques, groupes d’influence, syndicats, journalistes, etc.) se réunissent lors du Congrès de La Haye, dans le contexte spécifique de la Guerre froide, caractérisé par l’avancée du communisme dans le monde et l’avancée des recherches de l’URSS en matière nucléaire.
L’influence américaine est alors très présente en Europe, notamment par l’effet du plan Marshall. Une partie des financements du Mouvement Européen provenait ainsi de l’American Committee for United Europe, étroitement lié à la CIA et au gouvernement américain.
Lors de ce Congrès, trois commissions furent organisées pour réfléchir à un futur cadre européen ; elles traitaient respectivement des questions politiques, des questions économiques et sociales et des questions culturelles.
En matière politique, les Français proposaient la création d’une assemblée « constituante », élue au suffrage universel, tandis que les Allemands suggéraient l’établissement d’un système fédéral, avec des États relativement autonomes. Les Britanniques en revanche préféraient une Europe « souveraine », c’est-à-dire une centralisation des pouvoirs impliquant un abandon de souveraineté de la part des États membres. Cette dernière proposition fut retenue.
En matière économique, la vision britannique, en faveur de la libéralisation, supplanta les propositions de la délégation française socialiste, traitant de la question des travailleurs. Dans cette perspective, le Congrès se conclut par le choix de faire de l’économie, et non le politique ou le social, l’enjeu principal de la construction européenne.
Chapitre 2. 1947-1950. La demande américaine d’une économie européenne : le plan Marshall, une Europe de l’intégration industrielle
Créé en 1947, le Plan Marshall était géré par l’Economic Cooperation Administration (ECA). Pour l’ECA, en accord avec le Congrès, le projet européen devait aboutir à une intégration économique et politique de l’Europe de l’Ouest. La rationalisation des multiples États européens par la spécialisation industrielle permettrait, selon eux, un gain de productivité favorable à la consommation et à l’emploi. Trois objectifs sous-tendaient cette initiative : la dépolitisation des peuples par la consommation, l’intégration supranationale et la disparition des États-nations, ainsi que la création de structures institutionnelles préservées de l’ingérence démocratique.
L’aide du Plan Marshall était ainsi conditionnée à la participation des États à l’intégration économique européenne. Les États devaient apporter la preuve de leur implication. À cet effet, en 1947, l’Organisation Européenne de Coopération Économique (OECE, qui devient l’OCDE en 1958) fut créée. 16 États européens se réunirent pour réaliser le rapport demandé.
L’opération fut un échec : au lieu d’un unique rapport, les États produisirent chacun un rapport distinct. Ainsi, des accords bilatéraux furent signés entre les États-Unis et chacun des États européens, ce qui conduit à associer les intérêts américains au projet d’intégration européenne (par exemple, les États-Unis obtinrent le libre accès aux ressources des colonies européennes). En outre, les aides financières donnèrent aux Américains un pouvoir immense de contrôle et de supervision des politiques nationales et européennes des États. Concrètement, des centaines de fonctionnaires américains furent envoyés dans les administrations, ministères, Banques Centrales et gouvernements de chaque État européen.
Chapitre 3. Vers la monnaie commune et la communauté monétaire ? L’initiative sans lendemain de l’Union européenne des paiements
En 1944, à Bretton Woods, deux projets furent débattus lors des négociations pour le nouveau système monétaire international. La délégation américaine, menée par Harry Dexter White, préconisait un Ordre mondial fondé sur la libéralisation des marchés ainsi que sur la convertibilité des monnaies entre elles. Mais, la délégation britannique, conduite par John Maynard Keynes, apportait quelques nuances fondamentales à ce système d’échange mondial.
Le système monétaire voulu par Keynes reposait sur une monnaie de référence : le bancor. Selon lui, le déséquilibre des échanges, c’est-à-dire le déséquilibre des balances commerciales des États, était le principal facteur de l’instabilité des monnaies et ainsi des crises économiques. Il préconisait donc, non pas une libéralisation des marchés, mais une liberté des échanges, lesquels seraient contrôlés par une Banque Mondiale ou une Chambre des compensations. Cette dernière aurait pour rôle d’ajuster les déséquilibres entre les États à travers des mécanismes d’incitation à investir, acheter ou réévaluer sa monnaie (pour les États en excédent vis-à-vis des États déficitaires), ou à freiner les importations et dévaluer (pour un État déficitaire). En d’autres termes, la libération des échanges devait s’accompagner d’un contrôle des flux.
Cependant, la proposition de Keynes fut évincée au profit de l’option américaine. Celle-ci fut mise en application par la création du FMI, de la Banque mondiale puis du GATT et des organisations internationales affiliées.
L’idée de Keynes fut cependant reprise partiellement lors de la création de l’Union européenne des Paiements (UEP). Instaurée pour faciliter les échanges entre pays européens de 1950 à 1958, l’UEP disposait d’un capital en dollars et en or pour chaque État. L’UEP agissait comme une Chambre de Compensation : elle centralisait les échanges, compensait les crédits et les dettes pour que le solde de chaque échange soit réglé en or. Cependant, les États devaient gérer seuls, en interne, les éventuels déséquilibres des échanges. Certains États, accumulant les crédits, disposaient ainsi d’un moyen de pression sur leurs débiteurs (par exemple : l’Allemagne), tandis que d’autres accumulaient les dettes (la France). L’UEP fut dissoute en 1958, et toutes les monnaies devinrent convertibles en dollars.
Chapitre 4. 1950-1951. L’annonce faite aux européens : Europe est née
La déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950, relative à la construction de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA), est présentée comme l’acte de naissance de l’Europe. Pourtant, cette déclaration trouve son origine plusieurs mois auparavant : le 21 octobre 1949. Face à la stagnation de l’intégration européenne et au risque de résurgence des protectionnismes, les principaux ambassadeurs des États-Unis en Europe se trouvèrent convoqués pour établir la nouvelle politique européenne des États-Unis : la France devait prendre la tête de l’intégration européenne et encourager la création d’institutions supranationales. Le 30 octobre, cette décision fut présentée à Robert Schuman comme un moyen de redonner un rôle et une place à l’Allemagne dans la construction européenne.
Jusqu’en 1949, les États-Unis furent relativement passifs vis-à-vis de l’Europe. Cette position évolua, sous l’impulsion de l’administrateur adjoint de l’ECA. Le réarmement de l’Allemagne et son intégration à l’OTAN devinrent une priorité. En outre, il devenait impératif, pour les Américains, que l’Europe mette en place un véritable marché libre, caractérisé par l’absence de tarifs douaniers et de contrôles quantitatifs, une monnaie unique et une Banque centrale européenne. Cependant, Paul Hoffman, directeur de l’ECA, fut finalement dissuadé de conditionner la suite des aides américaines à des abandons de souveraineté dans les domaines économique, monétaire et fiscal.
Cependant, la technicisation de l’Europe, accompagnée de la création d’institutions extranationales (c’est-à-dire coupées du pouvoir démocratique) fut mise en œuvre par la création de la Haute autorité, l’organe exécutif de la CECA. Par la suite, les institutions européennes qui lui succédèrent devinrent de plus en plus autonomes, indépendantes des pouvoirs politiques nationaux.
Pour autant, la CECA était aussi la première et dernière création communautaire empreinte des idées européennes d’origine. Elle consacrait une véritable coopération entre les entreprises et la Haute Autorité demeurait encore sous la supervision du Conseil des ministres.
Chapitre 5. 1950-1957. Le marché commun. L’Europe par le marché ?
En 1950, l’union douanière et le marché unique tardaient encore à émerger. Cependant, grâce au GATT, les États du Benelux, la Suède et le Danemark parvinrent à inciter leurs voisins européens à s’engager dans une union douanière.
Le GATT, créé en 1947, participait à la volonté américaine de créer un ordre mondial libéralisé. Il reposait sur le principe de non-discrimination selon lequel le tarif douanier devait être le même pour tous les États membres. S’appuyant sur cette clause, les petits États d’Europe du Nord firent pression sur le reste des États européens.
Une zone de libre-échange doit être différenciée d’une union douanière. Si elle entraine la suppression ou la baisse des tarifs de douane et des quotas entre les États de la zone, l’État reste cependant autonome s’agissant du montant douanier pratiqué à l’extérieur de la zone. Il conserve ainsi un pouvoir sur sa monnaie et sur la fluctuation de cette dernière. Une union douanière, en revanche, est plus contraignante puisque le tarif douanier pratiqué à l’extérieur est imposé. La marge de fluctuation de la monnaie est ainsi faible, voire fixe. Or, le principe de non-discrimination du GATT se rapprochait plus d’une union douanière et d’un marché libéralisé que d’une zone de libre-échange.
Les projets européens qui émergèrent par la suite, malgré une ambition politique, ne firent que développer plus encore l’union douanière. Ainsi, en 1956, le rapport de Paul-Henri Spaak fut retenu, parmi plusieurs autres propositions moins radicales, pour servir de base doctrinale au Traité de Rome (1957). Il constitua également le fil conducteur de toutes les autres étapes de la construction européenne.
Le texte traduisait la volonté d’inscrire l’Europe dans une stratégie de globalisation et dans un ordre économique et politique mondial. La dérégulation était implicite. Le traité préconisait une régulation de l’économie par le seul jeu de la concurrence, un ajustement de la balance des paiements non par le taux de change, mais par des réformes structurelles dirigées vers la production et les coûts, ainsi que la libéralisation des flux de capitaux ou encore l’interdiction de toute politique faussant la concurrence (subventions, fiscalité…).
II. L’enlèvement d’Europe ou la disparition de l’idée
Chapitre 1. Des accords de Bretton Woods à la libéralisation financière
Le rapport Spaak marqua un tournant dans la constitution d’un ordre marchand mondial. En effet, le système de Bretton Woods ou le FMI étaient réticents à libéraliser totalement les flux de capitaux. Keynes et White craignaient que cette liberté n’entraine des fuites de capitaux déstabilisateurs pour le cours des monnaies et donc pour le système monétaire (flux spéculatifs, évasion fiscale…).
Cependant, les États-Unis refusèrent le contrôle systématique des flux entrants (potentiellement illégaux) comme l’aurait souhaité Keynes. La fuite des capitaux en provenance d’Europe avait tout autant contribué au redressement des États-Unis pendant et à la suite de la guerre, qu’elle avait été néfaste pour le redressement de l’Europe (crise des moyens de paiements).
Ainsi, la libéralisation s’instaura insidieusement par laisser-faire, des années 1960 aux années 1980. En 1969, la clause du FMI sur le non-financement des déficits dus à la fuite des capitaux fut levée pour les États-Unis, lesquels étaient déjà fragilisés par les déficits perpétuels en raison du rôle du dollar comme monnaie d’échange internationale.
En 1976, le rôle du FMI évolua lui aussi. Il devait désormais faciliter les échanges de biens, de services et de capitaux. Cette évolution s’inscrivait dans un contexte de rejet de l’interventionnisme de l’État. La libre circulation des capitaux apparaissait, dans le milieu de la finance, comme une incitation à une gestion plus saine et orthodoxe de l’économie des États. Entre l’augmentation de la Livre à la fin des années 1970 et l’échec de la relance keynésienne de 1982 en France, l’Europe assistait finalement à un revirement des politiques économiques vers une logique de marché (orthodoxie monétaire, ouverture des marchés, austérité…).
Chapitre 2. L’instauration de la libre circulation des capitaux et de la monnaie unique de 1969 à 1992. Vers la planification du marché parfait
Un plan pour l’instauration d’une union économique et monétaire dans la CEE avait été programmé par le rapport Werner (1970). Ce rapport, commandé en 1969 lors du sommet de La Haye, a été écrit alors que le système de Bretton Woods menaçait de s’effondrer et mettait en péril le marché commun européen. Cependant, la mise en place d’un organe décisionnaire centralisé en matière économique, indépendant des gouvernements, fut refusée par la France ; la Bundesbank rejeta l’idée d’une monnaie unique et le projet fut abandonné. Malgré cela, le Serpent monétaire puis le Système monétaire européen qui lui succéda imposaient l’application du principe de convergence des économies européennes exposé dans le rapport.
Avec le SME, deux possibilités d’évolution existaient. La première consistait à faire de l’ECU une monnaie commune, pouvant servir de monnaie d’échange internationale, la seconde, à établir une véritable monnaie unique. La Bundesbank, en désaccord avec le gouvernement allemand, préconisait la première tandis que la France souhaitait qu’une monnaie unique soit mise en place, espérant ainsi retrouver une plus grande marge de manœuvre dans sa politique monétaire.
Finalement, en 1988, le Comité Delors présenta la monnaie unique comme le prolongement de la libéralisation totale des flux qui créa le marché unique en 1986. La politique de Jacques Delors en tant que ministre des Finances en France (1981) puis en tant que président de la Commission européenne (1985) trahit une volonté constante d’inscrire l’Europe dans un ordre économique mondial plus vaste. Selon cette conception, la convergence des économies, une concurrence parfaite et le partage d’une monnaie unique transformeraient immanquablement l’Europe en un marché parfait, rationnel et donc promis à une grande prospérité.
Pourtant, en 1992, l’UEM présentait déjà des vices de construction qui s’accentuèrent avec le passage à l’euro. Tout en supprimant les principaux outils de politique économique (fluctuation des taux d’intérêt, fluctuation de la valeur de la monnaie, discrimination fiscale et subventions d’État selon le secteur d’activité…), l’UEM ne prévoyait aucun ajustement compensatoire entre États déficitaires et excédentaires.
Le fonctionnement vicié de l’UEM est une conséquence des biais de compréhension du marché par l’Union. Une certaine conception du marché est retenue et explique les décisions prises par l’UEM. Par exemple, elle ne perçoit pas la concurrence comme un arbitrage selon les attributs du produit, conséquences des conditions de production. Parce que l’Union envisage la concurrence comme un simple arbitrage par le prix, elle pratique une politique d’uniformisation des environnements de production.
Également, l’harmonisation des politiques européennes est comprise selon une logique d’uniformisation concurrentielle. Loin des promesses de 1992, elle entraine à la fois un nivellement des politiques sociales par le bas et favorise en parallèle l’émergence d’une abondance de normes.
En encourageant l’uniformité, ces normes tendent à supprimer les particularismes nationaux et la diversité des milieux de production.
Reposant ainsi sur un environnement productif quasi similaire et déréglementé, la compétitivité se retrouve réduite à un simple calcul de rentabilité, dans lequel entre nécessairement en jeu la question de la réduction du coût salarial.
Chapitre 3. L’Europe sociale, contrepoids ou accompagnement de la libéralisation financière ?
La référence au social, inscrite in extremis dans les résolutions de La Haye de mai 1948, empruntait une formulation très vague, qui n’engageait à rien. Elle prévoyait que les travailleurs seraient « associés à la création et au développement de l’économie ». Par la suite, toute référence à un droit du travail européen devint de plus en plus rare au fur et à mesure de l’élaboration du projet européen.
Les années 1970 font cependant resurgir cette thématique. En effet, les premiers phénomènes de délocalisation et de licenciements massifs en France apparurent et soulevèrent des questionnements quant à l’harmonisation des politiques sociales entre les États européens. Alors que certains irréductibles partisans de l’idée européenne d’origine prônaient une plus grande information et la participation des travailleurs aux décisions et à la vie de leur entreprise, comme en témoigne le projet Vredeling de 1980, les événements prouvent leur fourvoiement. Ce projet fut abandonné en 1986, tandis que les législations nationales s’harmonisaient selon « le plus petit dénominateur commun ».
La Commission Delors s’empara du problème en organisant un rassemblement annuel des principaux partenaires sociaux de 1985 à 1992. Toutefois, la Commission exerçait un contrôle étroit sur les discussions, lesquelles avaient pour objectif de faire accepter les sacrifices indispensables à la réalisation du marché unique.
Ainsi, au fil de la construction européenne, différentes conceptions de l’Europe sociale apparurent. Le modèle le plus ambitieux conçu dans les années 1940 envisageait une Europe des droits de l’Homme entièrement tournée vers le développement et le progrès de la civilisation. Les années 1970 virent émerger l’idéal d’une Europe, de la solidarité et de la justice sociale. Les années 1990 ont finalement révélé une Europe Sociale, où cet aspect précis servait en réalité de levier d’ajustement, par l’harmonisation, pour réaliser un marché total.
Chapitre 4. L’a-démocratie ou la gouvernance par les nombres
L’OCDE, qui remplaça l’OECE en 1958, promut une nouvelle technique de gouvernement : le New Public Management. Inspirée des techniques de management du secteur privé, elle consistait dans l’établissement d’objectifs chiffrés à mettre en œuvre selon une ligne de conduite prédéfinie. Une évaluation ponctuelle, accompagnée de mesures rectificatives, permettait de contrôler l’avancée du processus. Cette technique avait pour avantage d’encourager une autorégulation et un autocontrôle des États. Cependant, par la même occasion, elle écartait le pouvoir politique, et le pouvoir démocratique, de la détermination et de l’accomplissement de ces objectifs chiffrés.
Cette nouvelle gestion publique s’appuyait en théorie sur des indicateurs chiffrés issus d’études neutres et objectives ayant mobilisé de nombreux chercheurs des sciences sociales, des élus, des partis politiques ou encore des représentants des forces sociales. Cependant, au sein de la construction européenne, le processus était inversé : les chiffres étaient définis pour répondre à un objectif prédéterminé. Par exemple, la performance d’un État en matière d’emploi est mesurée selon l’augmentation de son taux d’emploi ; autrement dit, on ne cherche pas l’augmentation du niveau de vie des travailleurs ni la sécurité de l’emploi, mais à garantir la dérégulation du marché du travail. En effet, tout travail, même précaire (à partir d’une heure par jour), est comptabilisé dans le calcul de ce chiffre.
« Les critères de Maastricht dans un contexte de libre circulation des flux de capitaux et d’absence d’instruments de politique économique autres que la réduction des dépenses publiques, visent ainsi la convergence des économies par une libéralisation des services publics permanente et continue et ce faisant, la disparition de l’État. »
Conclusion. La libération d’Europe ou le temps des lucioles
L’idéal européen originel subsiste dans les secteurs peu impactés par la libéralisation (l’environnement, l’écologie, la recherche…). Cependant, aucune vision politique commune n’a émergé de la construction européenne. Poursuivant le scénario exposé dans le rapport Spaak, l’Europe n’a fait qu’approfondir une libéralisation financière tendant vers la constitution d’un marché global. Soumise à la gouvernance par les nombres, l’Europe se présente désormais comme une nébuleuse hors-sol où il devient impossible de discerner l’organe décisionnaire.
Or, emprisonnée dans une idéologie dogmatique néolibérale, l’Europe est incapable de se réformer autrement que par davantage de libéralisations et harmonisations.
Pourtant, il n’était pas impossible de choisir de concevoir une Europe centrée sur un développement humain durable et écologique. Dans ce modèle européen idéal, les États récupéreraient leur souveraineté et la maîtrise des flux. Comme dans le modèle keynésien, les flux de capitaux spéculatifs seraient isolés et contrôlés, les autres seraient dirigés vers des investissements productifs. Les Banques seraient redirigées vers de l’investissement dans l’économie réelle.
L’union douanière serait abandonnée au profit d’une zone de libre-échange. Les relations entre pays européens reposeraient sur une coopération concrète selon le système monétaire de Keynes et non sur une mise en concurrence. Ainsi, les inconvénients dus au déséquilibre des balances des paiements dans la zone euro seraient compensés par différents mécanismes d’ajustement.
Une solution est à trouver dans le modèle d’organisation allemand. Une Europe fondée sur un modèle véritablement fédéral, avec une application honnête du principe de subsidiarité, permettrait une réelle autonomie des États et une structure européenne plus démocratique. Ce système fédéral serait constitué d’un parlement bicaméral, d’un pouvoir exécutif responsable devant le Parlement, d’une cour constitutionnelle indépendante des intérêts du marché – institutions qui travailleraient aux côtés des États souverains, qui auraient récupéré leurs prérogatives en matière économique, sociale, financière et de services publics.
Il s’agirait ainsi de retrouver l’idéal européen d’origine, démocratique et favorisant la diversité des modèles politiques qui le compose.
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