Pierre Manent : "les résultats de l'élection présidentielle confirment la dépolitisation de notre vie commune !"
Interview de Pierre Manent dans Le Figaro
PIERRE MANENT interviewé par Le Figaro sur la période.
"En face d'Emmanuel Macron, que représente Marine Le Pen ? Elle représente la protestation impuissante contre l'impuissance politique dans laquelle s'enfonce la République."
"La France et l'Europe peuvent être libres ensemble, fortes ensemble, ou même faibles ensemble, mais certainement pas souveraines ensemble".
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Pierre MANENT. - Les résultats de l'élection présidentielle confirment la dépolitisation de notre vie commune. Ils donnent à voir un pays devenu incapable de se connaître lui-même. Le second tour a mis en présence un sortant qui ne courait aucun risque de perdre l'élection et une candidate qui n'avait aucune chance de la gagner. Le premier ne représentait pas une option proprement politique, il incarnait une classe sociale, la classe « en possession d'état » , celle qui par son âge, son épargne, ses compétences, possède l'essentiel des biens collectifs.
Cette classe reçoit les intérêts composés de décennies d'enrichissement collectif, bien sûr inégalement partagé, d'une rente immobilière qui est devenue un facteur majeur de la division sociale, et aussi d'une éducation de qualité qui n'est plus guère disponible pour la masse des nouveaux entrants. Elle a bien sûr éminemment contribué par ses talents à la vie nationale, mais elle a assisté avec une indifférence difficile à comprendre à la liquidation d'une bonne partie de l'appareil industriel français, à la dégradation de la sociabilité, à l'affaissement du niveau des études, à la dépréciation de la langue française. Elle a refusé de mesurer le déclin des performances du véhicule collectif dans lequel elle tient une place éminente, ou, en tout cas, n'a pas fait grand effort pour y remédier.
Je souligne, la protestation impuissante. Depuis trente ans ou à peu près, les partis « respectables » et les populistes « déplorables » mettent en scène leur confrontation titanesque, tous volontaires pour faire croire que l'extrême droite est aux portes du pouvoir... Ni le RN ni Marine Le Pen ne parviendront jamais au pouvoir. Leurs succès électoraux, d'ailleurs limités à un seul type de scrutin, ne font pas une véritable force politique. Depuis trente ans, le mouvement de la « droite nationale » a été incapable de créer le moindre syndicat, le moindre réseau associatif, la moindre maison d'édition, d'acquérir la moindre base d'influence sociale ou de prestige, que ce soit dans les médias ou les universités... Ce parti qui prétend parvenir au pinacle du pouvoir est incapable d'obtenir que ceux qui votent pour lui se déclarent pour lui. Au contraire, quiconque a la moindre position dans la société s'empresse de déclarer qu'il tient absolument à lui « faire barrage » . Le RN veut croire qu'il dit tout haut ce que les Français pensent tout bas. Lors du débat du second tour, Marine Le Pen elle-même a omis de dire tout haut ce qu'elle pensait - peut-être - tout bas.
Ce clivage entre « extrémisme » et « raisonnables » est-il en train de devenir structurant ? Faut-il regretter l'ancien clivage droite-gauche dont il prend la place ?
Ce qui rend notre situation si difficile à analyser, c'est que nous essayons de décrire dans les termes politiques habituels ce qui est en fait un processus de dépolitisation. À la République représentative dans laquelle nous vivions - et sommes supposés vivre encore officiellement - a succédé ce qu'on pourrait appeler un ordre « libéral-étatique » . Naguère encore, nous nous gouvernions nous-mêmes en puisant en nous-mêmes les principes de la légitimité politique, le corps civique donnant sa confiance aux gouvernants qui en retour étaient responsables devant le corps civique et lui seul. Ce dispositif supposait le rôle décisif des partis et leur alternance au pouvoir.
Or s'est imposée de plus en plus une autre façon de concevoir la vie commune, une autre façon supposée plus rationnelle et plus morale. Au lieu d'une communauté des citoyens qui se gouverne elle-même, des institutions impartiales qui protègent les droits égaux de tous et garantissent la concurrence libre et non faussée entre tous les sociétaires cherchant leur intérêt. Ces institutions impartiales ne seront pas nécessairement nationales, elles pourront être « européennes » ou « internationales » avec avantage, car plus elles seront éloignées de « nous » , plus elles seront impartiales, donc justes et rationnelles. Donc, et ici nous touchons la racine du « malheur français » , il y a à nos yeux quelque chose d'essentiellement injuste dans le fait de constituer un corps politique particulier, car nous nous séparons alors nécessairement du reste de l'humanité et - comble de l'immoralité - nous nous « préférons » au reste des hommes !
Ce qui était la condition de la démocratie ou de la république représentative - le fait de former une communauté distincte capable de puiser en elle-même ses raisons d'agir - est devenu l'obstacle principal à ce qui est pour nous désormais le seul objectif défendable de l'action collective, à savoir la formation d'une société universelle du genre humain où il n'y aura que des « semblables » qu'aucune frontière ne sépare.
Souveraineté nationale, souveraineté européenne, souveraineté du peuple...Différentes conceptions de la souveraineté s'affrontent... Quelle est la plus juste ?
Nous vivons sous l'autorité d'une idée du juste qui se résume à ceci : il est injuste de former et de défendre un bien commun qui nous soit propre. Face à ce commandement politique, trois réponses sont données, formant trois partis qui se partagent l'opinion.
La classe dirigeante accepte ce nouveau principe de justice. Elle ne veut rien valider pour la France sans l'étendre à l' « Europe » , rien déclarer « français » sans souligner que c'est inséparablement « européen » . D'où l'étrange solécisme dans lequel s'obstine notre président en vantant la souveraineté « française et européenne » , la « souveraineté de la France et de l'Europe » ... La France et l'Europe peuvent être libres ensemble, fortes ensemble, ou même faibles ensemble, mais certainement pas « souveraines ensemble » .
Si l'on est un peu rigoureux, on doit admettre deux possibilités et deux seulement. Ou il y a une souveraineté européenne, les nations gardant certaines prérogatives en vertu du principe de subsidiarité ; ou il y a une souveraineté française, comme une souveraineté italienne, allemande, etc., ces nations consentant des transferts de compétences aux institutions communes européennes, la source ultime de la légitimité restant dans les peuples constituants, ainsi que la Cour constitutionnelle allemande l'a répété avec toute la clarté souhaitable. En refusant d'admettre cette alternative, en mettant un point d'honneur à cultiver un langage équivoque, on se rend incapable de distinguer puis d'articuler judicieusement un bien commun français et un bien commun européen.
À l'opposé, et c'est la faiblesse de l'argumentaire « nationaliste » , on suppose que, sous l'usurpation européenne et la gouvernance élitaire, un peuple français vigoureux et intact attend seulement qu'une bonne fée le réveille. Or le fond de notre expérience collective aujourd'hui, la constatation que nous partageons tous, c'est que les os de ce peuple sont fragilisés et ses muscles atrophiés : la classe ouvrière, la paysannerie, ont pour ainsi dire disparu, ses syndicats diminués ne jouent plus le grand rôle associatif qui était le leur, ses familles spirituelles sont exsangues, sa religion historique en déshérence, la langue française traitée avec indifférence ou dédain, les divertissements venus d'Amérique embrassés avec ferveur... chacun peut ajouter à la liste. Si l'immigration musulmane représente un tel défi, c'est d'abord en raison du contraste entre l'assurance avec laquelle la population nouvelle garde sa religion et ses moeurs, et la facilité avec laquelle la population ancienne laisse dépérir ce qui lui donnait sa physionomie morale et spirituelle.
Le seul effort sérieux de réflexion politique vient du troisième côté, de La France insoumise. Jean-Luc Mélenchon, quant à lui, conduit une entreprise politique. Il a vivement saisi que, dans notre pays, le peuple politique avait disparu. Il veut donc créer un nouveau peuple politique. Il sait que le mot « peuple » lui-même est suspect, mais il sait aussi qu'il n'y a pas de politique sans peuple politique. Alors il propose un peuple nouveau qui réunirait la France nouvelle, largement musulmane, la partie la plus radicale de l'opinion progressiste ( « wokiste » ), et cette extrême gauche toujours vivace parmi nous qui garde une nostalgie inconsolable des révolutions violentes, ou au moins des barricades. Il espère qu'une partie suffisante du peuple ancien aussi sera conquise par la perspective de « faire peuple » à nouveau, quitte à sacrifier la meilleure part de son héritage. Si elle prenait vraiment corps, cette entreprise serait à mon sens extrêmement dommageable pour notre pays, mais elle doit nous rappeler que nous n'échapperons pas indéfiniment à la nécessité de former à nouveau un peuple capable de se gouverner lui-même.
Face à cette crise démocratique, comment redonner vie à la citoyenneté ? Faudrait-il réformer nos institutions pour remédier notamment à la crise de la représentation ?
Si je devais résumer le problème qui se pose à nous, je dirais ceci. Il nous faut réapprendre à penser ensemble et à ré-attacher la France et la République. Dans notre histoire, la République est la forme de gouvernement que nous nous sommes donnée à la fin du XVIIIe siècle pour continuer l'aventure française qui avait commencé et s'était déroulée jusque-là sous un tout autre régime. La mise au point de l'association entre la vieille nation et son nouveau régime ne fut pas aisée, elle prit presque un siècle. La IIIe République a eu ses torts et même ses vices, mais j'admire quant à moi la manière dont elle a su à la fois imposer son régime et l'insérer dans la continuité de l'histoire de France, en particulier par sa manière de concevoir l'enseignement de la langue et de l'histoire françaises, de sorte que chaque petit Français se sentait rattaché à une longue suite de siècles et qu'il était incité à admirer des oeuvres issues d'un monde très différent du sien et des hommes très différents de ceux qui l'entouraient. Nous préférons aplatir son âme et écraser son nez sur le mur du présent en faisant comparaître les siècles passés devant nos certitudes nées d'hier.
Mais ce n'est pas en invoquant les gloires de la France contre les misères du présent que l'on accomplira la « réforme » politique nécessaire. Si nous ne savons pas rattacher les éléments de l'héritage menacé à l'action commune à conduire aujourd'hui, nous resterons dans le domaine de la nostalgie, sincère sans doute mais stérile. Si les deux parties de notre peuple - la classe dirigeante et le peuple « populiste » ou simplement démoralisé - parviennent à sortir de l'échange des mépris dans lequel ils se sont installés, ils découvriront sans doute qu'ils souffrent également, sinon de la même façon, de l'affaiblissement de la République représentative et de l'évidement de la vie intérieure de la nation.