NOUS SOMMES TROP PARALYSÉS POUR CHANGER LE MONDE » – Raphaël Liogier
Interview de Rapahaël Liogier, dont l'opinion n'engage que lui sur le site ELUCID du 11 juillet 2022
Partie de la philosophie qui a pour objet l'élucidation du sens de l'être considéré simultanément en tant qu'être général, abstrait, essentiel et en tant qu'être singulier, concret, existentiel.
L’originalité de la modernité est d’avoir libéré et universalisé l’hubris, qui n’est pas du tout la force négative que l’on caricature habituellement. Mais le sens de la modernité a été usurpé et détourné, et donc aussi le sens de l’hubris. L’enjeu d’une transition réelle serait désormais d’accomplir la promesse inaccomplie de la modernité, telle est la thèse soutenue par le philosophe Raphaël Liogier. Professeur à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence et chercheur au Sophiapol à Paris 10 Nanterre, il est notamment l’auteur avec Dominique Quessada de Manifeste métaphysique. Et si on refaisait le monde ? (Les liens qui libèrent, 2019).
Il retrace ici les changements dans l’ordre du désir qui permettent de comprendre les difficultés actuelles à changer le monde. Il travaille depuis trois ans sur la nature et les causes du détournement plus général du sens de la modernité par des idéologies réactionnaires qui peuvent aussi bien se présenter comme identitaristes, nationalistes que néolibérales, ou même théoriquement progressistes.
Laurent Ottavi (Élucid) : Qu’appelez-vous le « désir d’être » ?
Raphaël Liogier : J’appelle désir la tension, pas forcément consciente, qui caractérise le vivant de manière générale. Jadis, on appelait cela le principe vital. Il y a trois strates de désirs sans lesquelles il n’est pas de vie proprement humaine. La première est universelle au sens où elle est commune à tout ce qui est vivant. Il s’agit du désir de survivre, c’est le désir de continuité qui inclut le fait de se nourrir et de se reproduire - ne serait-ce que de reproduire un code génétique, un ordre quel qu’il soit. La seconde strate est le désir de vivre ; c’est le désir de survivre mieux. Contrairement à la première strate, immédiate, elle est une ouverture vers la médiation de l’outil. Elle est un luxe objectif, c’est-à-dire qu’elle permet de survivre mieux. Je peux m’en passer mais je mesure ce que j’y gagne : je peux aller chercher ma nourriture à pieds, mais si j’y vais en voiture, je sais combien de temps j’économise.
Tous les vivants n’ont pas ce désir de vivre. Les castors l’ont puisqu’ils font des barrages pour améliorer leur existence, mais pas les cellules. La singularité humaine se situe dans la troisième et dernière strate que j’appelle le désir d’être. Il n’y a rien de plus concret. C’est le désir d’être au-delà de soi, au sens organique, qui passe donc par la narration et les mises en scène de soi. C’est la jouissance de se distinguer, de se raconter au-delà de soi. Tout ce qu’on appelle l’ontologie en philosophie relève du désir d’être.
La troisième strate dont je viens de parler n’exclut pas les deux autres. L’argent, par exemple, sert à survivre mais aussi à améliorer son confort (luxe objectif caractéristique du désir de vivre) et, aussi, à jouir de la possession d’avoir beaucoup d’argent, c’est-à-dire de jouir du fait de se distinguer par l’argent, de se mettre en scène comme un homme riche par exemple - c’est cela le désir d’être.
« Nous sommes paralysés pour changer le monde. On sait très bien que la glace fond, les eaux montent et le climat change mais, faute d’adhérence désirante, on tourne autour du pot au lieu d’agir. »
Élucid : Comment ce désir d’être passe-t-il de ce que vous appelez l’adhérence à l’adhésion ? Cela est-il néfaste ?
Raphaël Liogier : Ce n’est pas l’adhésion qui est néfaste en soi, mais le fait que l’adhésion prétende se passer d’adhérence. L’adhérence est ce qui est premier et de l’ordre de l’esthétique. C’est la présentation primaire de soi à l’autre et à soi-même ; c’est l’Œil de la conscience évoquée dans le fameux poème de Victor Hugo. Vous êtes dans l’adhérence par exemple quand vous partagez votre désir d’être ensemble, dans la mise en scène du bonheur avec l’être aimé. Lorsque le désir d’être n’en reste qu’à l’adhésion, la partie la plus réfléchie et la moins intense du désir d’être, il est privé d’énergie. Il devient une ontologie froide.
Il en devient en revanche plus élaboré et réfléchi. Il passe alors dans l’ordre de l’éthique. C’est le cas lorsque vous arrivez en retard à votre rendez-vous amoureux, car cela peut être l’indicateur que vous n’y teniez pas vraiment ; vous devez vous forcer et cela relève donc de plus en plus du devoir-être, de l’éthique. Et dans ce cas, lorsque l’adhésion s’est entièrement substituée à l’adhérence, autrement dit lorsqu’on s’oblige au sens moral à être avec l’autre, on finit par se tromper ou se quitter.
Tout notre problème aujourd’hui est d’avoir perdu l’adhérence, et de ne maintenir que le plan éthique pour ainsi dire à vide. C’est ce qui nous paralyse lorsqu’il s’agit d’agir pour changer de monde. C’est la cause de notre impuissance écologique par exemple. On sait très bien d’un point de vue rationnel que la glace fond, que les eaux montent et que le climat change dangereusement mais, faute d’adhérence désirante, on tourne autour du pot au lieu d’agir.
En quoi ce concept de désir d’être nous permet-il de comprendre le concept de « monde » ?
L’égo est un second moi-même que je construis narrativement et auquel je tiens plus qu’à mon être organique : le paraître emporte l’être. Le monde est la mise en scène du monde. Sans cette tension dramatique, les gens ne remplissent pas leur rôle ou trainent des pieds. Le monde est la pièce de théâtre dans laquelle se joue la mise en scène qui nous confère un rôle signifiant. C’est une esthétique à travers laquelle je construis mon rôle, à travers laquelle je me présente au monde et à travers laquelle le monde se présente à moi ; c’est ce que l’on appelle l’identité.
Observez que mundus en latin est l’équivalent en grec de cosmos qui a donné « cosmétique », l’ordre de la chevelure. Quand j’enlève un cheveu, tout le visage en est changé ! Le monde est avant tout un système esthétique, un horizon désirable qui provoque une adhérence. C’est une relation érotique si vous voulez. Lorsqu’il n’y a plus cette relation érotique, que l’on en reste à l’adhésion intellectuelle, rien ne peut s’accomplir concrètement.
« L’hubris est le carburant du désir d’être, le désir de se dépasser à tous les niveaux, la curiosité vers l’inconnu ; c’est l’essence de l’être humain. »
En quoi ce que vous avez dit permet de comprendre la modernité et son usurpation ?
L’hubris est aujourd’hui jugée responsable de tous nos maux, associée à l’idée de vouloir se faire Dieu, d’être plus fort que la nature et d’imposer ses désirs à tous, alors qu’elle est le carburant du désir d’être, qui est la véritable essence de l’humain. C’est le désir de se dépasser à tous les niveaux, la curiosité vers l’inconnu (le désir d’aller voir de l’autre côté de l’horizon), d’aller voir l’autre, y compris l’autre humain, l’étranger, c’est aussi le besoin de se mélanger. L’hubris parce qu’elle est un principe actif, le carburant de la nature humaine si je puis dire, est aussi hautement inflammable, elle est une tension qui peut entraîner la cassure mais ne la produit pas nécessairement.
L’attitude traditionnelle par rapport à l’hubris était de la sanctuariser. L’hubris était sacrée, c’est-à-dire, étymologiquement, séparée. Elle s’exprimait dans des moments particuliers et dans des espaces spécifiques sanctuarisés comme les mystères d’Éleusis. Les Grecs étaient attirés par le sublime qui en même temps les angoissait : les héros grecs valorisaient l’hubris qui les poussait à se surpasser, mais ils en avaient aussi peur, car pousser l’hubris trop loin peut entraîner la chute. Sanctuariser l’hubris permettait donc de la limiter, de la contrôler mais aussi de la préserver.
L’attitude moderne, inédite dans l’Histoire, est la désanctuarisation de l’hubris. L’artiste, par exemple, n’est plus inspiré par des muses, mais par lui-même, par son propre désir d’être. La reconnaissance de l’hubris comme valeurs universelle, désanctuarisée, c’est par exemple la transcendance du choix qui est au cœur de la promesse moderne - ce que Kant appelle la subjectivité transcendantale -, et qui est politiquement le sens profond du suffrage universel propre à la démocratie moderne (et non à la démocratie grecque).
Quelle réaction cela a-t-il entraînée au XIXe siècle ?
Reconnaître l’hubris en chacun entraîne une contrepartie parfaitement identifiée par Sartre : une responsabilité irréductible. La responsabilité devenant infinie, abyssale, elle a entraîné une réaction de refus terrorisé au XIXe siècle. Cette réaction a pour nom « matérialisme ». Auparavant, l’angoisse était verrouillée par la narration sacrée, qui séparait l’hubris du monde commun. La libération opérée par la modernité engendre donc un malaise. Elle libère une angoisse si intense qu’elle en devient insupportable. Une recherche désespérée de la déresponsabilisation émerge pour l’apaiser. Se répand un sentiment de nausée comme l’exprimait déjà, bien avant Sartre, quelqu’un comme Flaubert.
Là se situe à mon avis l’origine du nihilisme au XIXe siècle, c’est-à-dire une anti-ontologie comme s’il n’y avait pas d’être mais seulement de la matière ; une matière entièrement assimilée au réel d’une part, et d’autre part une matière entièrement passive, ballotée, c’est-à-dire déterminée. Tout le réel est matière et toute la matière est déterminée, y compris celle qui nous compose organiquement. Il n’y a plus ni hasard ni destin, ou le hasard devient en quelque sorte une fonction complexe du déterminisme. Le désir d’être humain est ainsi bafoué et inhibé.
« D’un côté nous faisons semblant de croire à des principes devenus incroyables (comme la liberté, la démocratie, etc.), et d’un autre côté nous faisons de ces principes des images marketing, au service du matérialisme le plus froid. »
De là procède ce que j’appelle la semblance : le fait de faire comme si l’on croyait aux principes (liberté, raison, etc.), auxquels on ne veut plus se permettre de croire, de peur de voir ressurgir la responsabilité dont nous ne voulons pas. Autrement dit, nous vivons désormais sur des fictions et non plus sur des mythes. Les mythologies relevaient de l’adhérence. Elles étaient une manière de se raconter positivement.
La fiction, au contraire, est l’ensemble des valeurs auxquelles nous faisons semblant de croire, et auxquelles nous nous référons intellectuellement et publicitairement, pour maintenir au moins une adhésion réfléchie. Mais en réalité, d’un côté nous faisons semblant de croire à des principes devenus incroyables (comme la liberté, la démocratie, etc.), et d’un autre côté nous faisons de ces principes des images marketing, au service du matérialisme le plus froid.
Ce système de semblance n’est-il pas ce que vous appelez l’industrialisme ?
Effectivement, car avant même de transformer la matière en produits commerciaux, ce matérialisme transforme industriellement les principes - comme la liberté - en marchandises. Le marché est devenu la machinerie à travers laquelle s’opère cette transformation, qui consiste à adapter l’homme à l’industrie (et non l’inverse comme on voudrait le faire croire), à le programmer. Cette façon de faire semblant de promouvoir la liberté en la détruisant à l’échelle de la société est le propre de l’idéologie néolibérale. L’industrialisme constitue la forme de l’usurpation de la modernité, parce que la transcendance y est remplacée par de la fausse monnaie de transcendance.
Le désir d’être dégénère par un processus que je désigne comme qualitatisation, c’est-à-dire que la qualité réelle, disparue, est remplacée par des démarches quantitatives qui prétendent être des qualités indiscutables. C’est le propre même de ce que l’on appelle la démarche qualité, les circuits et les labels qualité, qui ne sont que des systèmes de formalité sans fin. Puisqu’il n’y a plus de foi en une qualité réelle de quoi que ce soit (sachant qu’une qualité n’est rien d’autre que ce qui ne peut être quantifié, c’est une vérité comme dirait Alain Badiou), c’est à partir d’un certain seuil quantitatif que l’on décerne des labels de qualité. Aujourd’hui : avoir 100 000 vues sur YouTube, par exemple, peu importe le contenu de la vidéo.
Différentes phases de l’industrialisme vont suivre à partir du XIXe siècle : la première est purement nihiliste, puis ce sera le néolibéralisme, puis le corrélationnisme (lorsque nous devenons de plus en plus des profils statistiques, des résultats de corrélations qui sont les cibles du marché) et enfin l’identitarisme actuel. Je peux au moins dire que la dernière phase identitariste se caractérise par une quête désespérée (et destructrice) d’authenticité, qui résulte du dégoût compréhensible de la fausseté de tout, en particulier des discours politiques néolibéraux parfaitement factices. L’identitarisme avancé produit une psychopolitique de l’authenticité, une psychose de l’authenticité perdue. Ne supportant plus que tout soit faux, on cherche à tout prix l’authenticité, par exemple celle de la nation française.
« Il nous faut retrouver le désir de dépassement, l’hubris qui a été systématiquement écrasée par l’industrialisme, pour se donner l’énergie de changer de monde. »
Pourquoi ne parvient-on pas à répondre à la promesse de la modernité ?
La transition qu’il nous faudrait accomplir pour atteindre ce but est toujours pensée en termes de négativités. Cela se manifeste dans l’analyse des phénomènes. Nous en restons à des constats, certes justes, sur la montée des eaux ou la perte de l’air pur. On le voit également dans la négativité morale consistant à dire « c’est la faute à l’homme moderne » ou même plus largement « c’est la faute à l’homme tout court », un discours typique de la deep ecology. Et puis c’est la négativité morale, c’est-à-dire la culpabilité. Or, la culpabilité n’est pas la responsabilité. La culpabilité paralyse tandis que la responsabilité porte à l’action.
Enfin, cela se manifeste dans les solutions que nous proposons. Depuis le Club de Rome, s’est imposé le mot de décroissance, au sens de la retenue et de faire mieux avec moins. Sans nier la nécessité de faire décroître un certain type de comportement, il faut arriver à remplacer ce que l’on propose de limiter par une autre image d’accomplissement positive. Il faut inventer une croissance alternative, non matérielle, mais tout de même une croissance. Je pense qu’il nous faut retrouver le désir de dépassement qui est le propre de l’hubris, et trouver pour cela des positivités : des images paradisiaques, de bonheur, d’amour. C’était cela le sens ontologique du « il est interdit d’interdire » de Mai 68, qui a été malheureusement récupéré par l’industrialisme néolibéral, en en faisant presque un slogan de la société de consommation.
Seule la libération de l’hubris peut générer suffisamment d’inventivité pour alimenter la tension désirante qui peut nous permettre de nous surmonter nous-mêmes, autrement dit nos comportements destructeurs pour nous comme pour la planète. Je parlais d’érotisme au début de cet entretien, eh bien c’est cela l’enjeu fondamental de notre époque : il faut créer un érotisme de la transition, comme une promesse d’amour, c’est-à-dire d’accomplissement et non seulement de froide survie.
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
Développement Entretien Monde
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« Changer le monde ». Ça revient plusieurs fois dans ce texte. Pourquoi vouloir changer le monde? Le monde est d'une complexité infinie et il change tout le temps par lui-même. Raoul Vaneigem disait : « L'organisation de la spontanéité sera l'oeuvre de la spontanéité elle-même. » Le changement du monde sera l'oeuvre du monde lui-même.
Je me méfie des personnes qui prétendent savoir ce qu'il faut faire pour améliorer le monde, pour le changer dans la « bonne » direction. Surtout quand ces personnes parlent un langage totalement hermétique que 99,9% des populations du monde ne peuvent pas comprendre.