New York Times : L’incroyable différence de traitement médiatique d’une grève à 42 ans d’intervalle : 1941 et 1983
Excellent article de Luke Savage, du 22.février.2022 sur le site "Les Crises".
1°)-Brigitte Bouzonnie : Excellent article rédigé par Luke Savage, du 22.février.2022 sur le site "Les Crises". En 1941, les journalistes du New York Times parlent des revendications des grévistes dans les transports. En 1983, ces mêmes grévistes dans les transports sont vus par le New York Times comme “prenant le pays en otage” !
2°)-Article Luke Savage : La couverture très différente qu’a faite le New York Times de deux grèves dans les transports en commun de New York illustre la transformation spectaculaire de la couverture de la vie de la classe ouvrière par les médias dominants ces dernières années. Tandis que ces médias dominants courent après le public de la haute société, les travailleurs ont été éliminés.
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
8 mars 1983, New York City : Des passagers de Westchester, New York, qui utilisent normalement les lignes de banlieue du Metro North pour se rendre à leur travail quotidien, quittent les bus et montent la rampe d’accès à l’entrée du métro à la station Pelham Bay. Beaucoup de ces banlieusards se sont tournés vers des bus spéciaux fournis par le comté de Westchester et le Connecticut en raison d’une grève des transports en commun. (Bettmann / Getty Images)
Dans son excellent livre de 2019, No Longer Newsworthy [Plus d’intérêt pour les actualités, NdT], Christopher R. Martin retrace l’effacement progressif de la classe ouvrière américaine du paysage médiatique. Ce processus, comme le montre Martin, a entraîné de profonds changements dans la façon dont toutes sortes d’histoires sont écrites et présentées. Et, loin d’être le produit d’une force étrangère inconnue, il a des causes observables et des racines matérielles discernables. Face à la consolidation et à la concurrence de la télévision, alors en pleine ascension, les journaux ont opté pour un modèle économique fondé en grande partie sur la publicité destinée à un public aisé et à la classe moyenne, ce qui a transformé non seulement leur propre lectorat mais aussi la façon dont les questions essentielles étaient appréhendées. Comme l’écrit Martin :
Dans cette nouvelle vision de la manière dont un journal doit servir sa communauté, les journaux et leurs propriétaires ne veulent que le bon type de lecteurs, ceux qui sont « aisés, modernes aisés, influents », et les personnes qui ont un « pouvoir d’achat réel » important et des « revenus familiaux colossaux ». Presque tous les journaux ont commencé à présenter leur lectorat comme s’il s’agissait des enfants du lac Wobegon dans la fiction de Garrison Keillor : tous au-dessus de la moyenne.
L’une des illustrations les plus mémorables de l’impact de ces changements sur l’information se trouve au milieu du livre, lorsque Martin compare la couverture par le New York Times de deux grèves séparées par environ quarante-deux ans – un gouffre, en fait, marqué au moins autant par l’idéologie que par le passage du temps.
L’histoire de deux grèves
En mars 1941, quelque 3 500 membres du syndicat Transport Workers Union débrayent, réclamant, notamment, une augmentation de salaire de 25 %, des congés payés et une journée de travail de huit heures. « LE DEBRAYAGE BLOQUE 1 305 BUS, AUCUN REGLEMENT N’EST EN VUE ; DES FOULES ENGORGENT LES MÉTROS, LES TAXIS », titrait la une de l’édition du 11 mars du New York Times. En soi, cela n’est peut-être pas surprenant. Comme le rapportait l’article d’accompagnement, les travailleurs – employés par deux sociétés qui, ensemble, fournissaient 95 % de tous les transports de surface de Manhattan – avaient réussi à paralyser un système de bus utilisé quotidiennement par quelque 900 000 New-Yorkais.
Il est toutefois remarquable que ce long article mette en évidence les revendications des travailleurs et célèbre implicitement le surcroît d’activité dont bénéficient les chauffeurs de taxi du fait de la grève. Comme Martin le note dans son livre, aucun usager n’a été cité ou représenté sur les photos – qui montraient plutôt des bus vides dans leurs entrepôts, le président d’une des sociétés impliquées et une rue remplie de taxis de bout en bout.
Plus de quarante ans plus tard, en mars 1983, le grand journal américain faisait état d’une autre grève des transports en commun, cette fois-ci déclenchée par plusieurs centaines de chefs de train et autres travailleurs employés sur des lignes de banlieue. « La grève des chemins de fer bloque la circulation sur les routes de la région de New York », annonce le journal en première page, son titre accompagnant une histoire fortement axée sur les usagers frustrés et incommodés.
De nombreux paragraphes s’écoulent avant que la cause réelle du conflit n’apparaisse enfin, l’article mettant plutôt l’accent sur les perturbations causées par la grève et son impact sur les infortunés (et apparemment aisés) navetteurs. « Je suis perdu », remarque un certain Don Gilbert de New Canaan, Connecticut – le premier de plusieurs à être cité et qui serait un employé de la Chemical Bank à l’angle de Park Avenue et de Forty-Seventh Street. « Je n’ai jamais fait cela auparavant. Si je ne suivais pas la foule, je ne saurais pas où aller ». Le dernier mot de l’article, quant à lui, est réservé à un message explicitement antisyndical. « L’idée qu’une si petite minorité ait un tel impact sur une si grande majorité n’est tout simplement pas juste », déclare une personne identifiée seulement comme un « homme de 25 ans de Dobbs Ferry, NY. »
Le contraste entre les deux récits n’en est que plus frappant, surtout lorsqu’il est analysé en proportion. Comme le note Martin, l’action syndicale de 1983 a concerné beaucoup moins de travailleurs et a finalement touché un dixième des usagers affectés par son équivalent en 1941. Néanmoins, il a été largement présenté aux lecteurs du New York Times comme une histoire de chaos inutile et de désagrément pour la classe moyenne.
Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, mais il illustre clairement la façon dont l’évolution du modèle économique des médias a progressivement transformé la façon dont les informations sont consommées et, en fin de compte, la façon dont elles tendent à être présentées. Dans la première moitié du XXe siècle, de nombreux grands médias s’appuyaient sur un large éventail de lecteurs et étaient contraints de proposer une vision du monde qui était au moins lisible par les classes populaires.
Aujourd’hui, alors que de nombreux journaux remplissent leurs pages de reportages sur la consommation, d’annonces immobilières coûteuses et d’autres contenus adaptés à une base d’abonnés majoritairement aisée, il n’est que trop évident que l’orientation des médias a changé – et que les préoccupations et les intérêts d’une niche socio-économique beaucoup plus étroite déterminent désormais leur activité.
À propos de l’auteur
Luke Savage est rédacteur à Jacobin.
Source : Jacobin Mag, Luke Savage, 13-01-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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