MISÈRE DU DÉBAT PUBLIC : LE POISON DU LIBÉRALISME
Article rédigé par Laurent Ottavi le 25 novembre 2021 sur le site ELUCID
La dégradation du débat public doit beaucoup au libéralisme moderne qui se prévaut pourtant d’être l’idéologie la plus tolérante. C’est ce qu’avait bien identifié l’historien américain Christopher Lasch : le libéralisme sabote à la fois les conditions matérielles et immatérielles d’une grande controverse publique susceptible de revigorer la démocratie.
Les éditorialistes sont les derniers à ne pas voir le piteux état du débat public : les idéologues woke voient dans la science un masque du pouvoir alors que, de leur côté, les technocrates font de la science un synonyme de vérité absolue ; les experts sans connaissance des réalités du terrain discutent avec des militants sans discours rationnel ; les opportunistes, dont les idées sont la pure expression de leurs intérêts, font le jeu de ces militants pour qui toute idée recèle une volonté d’embrigader ou de brimer les plus faibles.
Dès lors que le défaut de débat public est identifié, les « réseaux sociaux » sont très souvent accusés de tous les maux, comme si les années précédant leur apparition étaient des temps bénis pour la controverse. Ils n’ont pourtant joué, pour l’essentiel, qu’une fonction d’accélérateur de particules.
La réduction d’une opinion à un like ou un dislike hérite d’un manichéisme médiatique ambiant séparant les bons et les méchants ; les « bad buzz » continuent les chasses aux sorcières lancées par des journaux contre certains intellectuels étiquetés « néo-réactionnaires » ; l’épanchement de certaines personnalités sur Twitter poursuit la mise en scène narcissique de certains éditorialistes, de leur propre fait ou de celui d’employeurs cherchant à en faire les gourous de publics-cibles. L’indignation facile, les points Godwin, et la posture moralisatrice n’ont rien d’inédit non plus.
Les poisons du relativisme et du dogmatisme
Le cœur du problème est plus général et bien plus ancien, comme l’avait précisément identifié l’historien américain Christopher Lasch. Le libéralisme moderne, né avec l’économiste Adam Smith, se prétend la plus tolérante de toutes les idéologies.
Elle serait parfaitement contraire aux dogmatismes et aux fanatismes aussi bien politiques (les totalitarismes) que religieux (les guerres de religion). Il comporte pourtant deux dimensions en apparence contradictoires dont les effets se font cruellement sentir dans les débats publics aujourd’hui.
Le libéralisme moderne est, d’abord, relativiste : chaque individu est censé penser et faire ce qu’il lui chante à la seule condition de ne pas enfreindre les droits d’autrui. Une exigence aussi minimale des uns envers les autres rend impossible un échange sur les mœurs ou la morale, car celui-ci est toujours susceptible d’offenser ou de porter, au minimum, un jugement sur les actions des individus.
« C’est ma sensibilité, et toi tu as la tienne », entend-on de la part de ceux qui ont intériorisé ce discours, les idées étant réduites chez eux à des goûts personnels. L’interrogation à propos des grands enjeux sociaux et politiques tend alors également à s’enfermer dans le prisme individualiste des droits à fournir, des « choix » à offrir ou de l’« estime de soi » à préserver. Vivre séparé avec des modes de vie profondément atomisés et antagonistes est, dans ces conditions, la seule option possible.
Une nouvelle étape a été franchie dans cette voie du relativisme avec la judiciarisation croissante de la pensée en réponse aux préjudices prétendument subis par telle ou telle minorité. Cette évolution vers la censure confirme plus que jamais la conclusion de Christopher Lasch : « de nos jours, écrivait-il dans La révolte des élites, il y a plus de chances pour que la démocratie meure d’indifférence que d’intolérance ».
Le libéralisme n’est pas seulement relativiste ; il est, aussi, profondément dogmatique. Demain, proclame-t-il, sera mieux qu’aujourd’hui déjà mieux qu’hier. Cette flèche linéaire du Progrès est censée se concrétiser par l’intermédiaire des élites. Elles fixent aujourd’hui les conditions du débat public, tout particulièrement les médias de masse et les experts pétris de libéralisme. Si, comme ils le pensent, l’Histoire est censée s’accomplir d’elle-même, débattre est une perte de temps.
Un « idéal fallacieux d’objectivité », selon le mot de Christopher Lasch, se substitue donc à la controverse. Il est fallacieux parce que les médias de masse et les experts décrètent le juste et l’injuste, au nom, par exemple, de la lutte contre les « fake news » ou qualifient d’extrémistes et de complotistes les opposants au libéralisme moderne. L’objectivité dont ils se réclament est d’autant plus commode aujourd’hui que le niveau intellectuel nécessaire à l’engagement sérieux s’est effondré, à cause notamment du déclin de l’école et de l’avènement d’une société du divertissement.
Quand les controverses ont lieu malgré tout, elles prennent souvent un caractère extrêmement conformiste à cause de la certitude partagée par les participants d’être du bon côté de l’Histoire. Elles dégénèrent, sinon, en sectarisme ou en intolérance.
L’optimisme fou des adeptes du libéralisme moderne ne peut qu’être outragé par la confrontation avec des idées moins déterministes et plus sombres, d’où la nécessité de psychiatriser les contradicteurs (la fameuse « cage aux phobes » décrite par l’écrivain Philippe Muray s’agrandit sans cesse : islamophobe, homophobe, transphobe, etc.) Les communistes, de ce point de vue, n’ont rien à envier aux libéraux, tant ils scindent le monde entre anges, d’un côté, et démons, de l’autre, ou, pour le dire autrement, entre avant-gardistes et réactionnaires.
Cette double dimension du libéralisme est encore aggravée par sa tendance à tout transformer en spectacle, à grand coup de jingles ou de champ lexical sportif et guerrier. De la même façon que la politique est réduite à de faux choix entre des « offres » aux différences très superficielles (gauche centriste, droite centriste ou centre), les débats mettent la plupart du temps en scène une rivalité surjouée entre un expert ou un homme politique de droite et un expert ou un homme politique de gauche. Ils sont seulement en désaccord sur des modalités de gestion, c’est-à-dire sur les compensations des désastres générés par le capitalisme ; ils adhèrent ainsi à l’Union européenne, à la globalisation et au libéralisme moderne en général, quand bien même ils se pensent antilibéraux.
Ces protagonistes interchangeables sont également directement choisis selon leur aptitude à manier les codes du spectacle. Les plus invités sur les plateaux de télévision se distinguent par exemple par une forme d’hystérisation où les invectives et les slogans se substituent aux arguments rationnels : « clasher » l’autre signifie pour eux ne pas perdre la confrontation, donc ne pas y sacrifier leur réputation dont ils tirent la bonne idée d’eux-mêmes.
Les conditions d’un débat public
De simples proclamations ne suffiront pas à restaurer un débat public de qualité. Celui-ci exige plutôt d’apporter aux citoyens des idées, du temps et de faire émerger des lieux où les débats naissent spontanément. Alors, le débat public remplirait le rôle qui lui est fixé par Christopher Lasch d’« essence de l’éducation ».
La controverse n’est nullement condamnée d’après l’historien à être une foire d’empoigne sans écoute de l’autre ou un tombeau pour la pensée nuancée ; elle motive au contraire les citoyens à acquérir des connaissances dont ils savent qu’ils peuvent faire usage, contrairement à l’information reçue passivement des médias de masse.
Un débat public digne de ce nom aurait à s’affranchir des deux postulats du libéralisme. Il reposerait sur le principe selon lequel les hommes peuvent largement écrire l’Histoire, sans nier pour autant la part non négligeable de détermination à l’œuvre dans les affaires humaines ; il s’attellerait, d’autre part, à la recherche d’un bien commun avec cette idée que des limites aux choix des individus sont indispensables pour vivre en société.
La vigueur du débat public dépend également de la vitalité des petites structures ancrées dans les communautés locales.
De petits journaux permettraient ainsi d’inclure le citoyen, non pas sous la forme d’une licence sans borne et anonyme façon « réseaux sociaux », mais par l’écriture d’articles ou par la participation à des débats demandant un travail conséquent de réflexion et d’engagement pour être à la hauteur des échanges. Les journalistes pourraient de cette façon renouer avec le reste des citoyens.
Christopher Lasch attire aussi l’attention sur les « lieux intermédiaires » : le sociologue Ray Oldenburg, appelle de cette façon les pubs et autres snacks qui ont été massivement remplacés par les centres commerciaux et les fast-foods. Leurs équivalents en France sont les bars et ces auberges où les révolutionnaires et pamphlétaires se réunissaient par le passé, ne serait-ce que pour consulter les nouvelles. Les individus s’y rencontrent en égaux, sans considération de race ou de classe.
L’alcool et le cérémonial du repas aidant, les débats y naissent spontanément entre des gens connus et d’autres qui ne le sont pas. Les jeunes, aujourd’hui cantonnés à des médias spécialisés ou à des recommandations ciblées sur Internet, se confronteraient dans ce contexte au monde adulte. Ils apprendraient à forger leur caractère à travers l’épreuve d’une controverse limitée dans ses outrances par la conscience d’appartenir à une même communauté locale.
Rien d’anachronique là-dedans. Après le triomphe des grandes organisations industrielles au XXème et au début du XXIe siècle, l’essor d’un débat public plus artisanal et davantage à taille humaine serait un juste retour des choses.