Milliardaires et multinationales : des champions de l’évasion fiscale
Article rédigé le 22/01/2024 par Alexandra Buste et Xavier Lalbin pour le site Réseau International
26 % : c’est le taux de taxation des milliardaires français sur leurs revenus économiques. C’est le taux le plus faible parmi les 10 % les plus riches et c’est moitié moins que l’ensemble des Français. Au regard de leur patrimoine, les milliardaires ne paient qu’entre 0 et 0,5 % d’impôts, un constat qui se vérifie en France et dans le monde. Or, les sondages sur la fiscalité se suivent et se ressemblent : 7 Français sur 10 souhaitent plus de justice sociale avec une taxation accrue des plus aisés. Et quoi de plus logique avec un système de santé en crise, l’éducation nationale et un niveau scolaire qui s’effondrent, des services publics qui disparaissent en milieu rural, signes d’un cruel manque de moyens…
publié le 22/01/2024 Par Alexandra Buste, Xavier Lalbin
La dégressivité de l'impôt de nos premiers de cordée mérite a minima d’être questionnée… surtout quand les 500 plus grandes fortunes professionnelles ont été multipliées par quatre en dix ans. À ce manque à gagner s’ajoute celui lié à l’évasion vers des paradis fiscaux. Le dernier rapport mondial sur l'évasion fiscale 2024 avance des montants encore édifiants malgré la mise en place de régulations.
Dans le monde, une part significative du patrimoine financier des ménages, l'équivalent de plus de 10 % du PIB de la planète, est toujours hébergée dans des paradis fiscaux et un quart de cette somme échappe encore à l'impôt. Une lueur d’optimisme cependant, bien qu’astronomiques, ces montants sont trois fois moins élevés qu'il y a dix ans grâce à la mise en place des échanges de données bancaires entre pays.
N’oublions pas les multinationales, également friandes de paradis fiscaux aux taux d'imposition ridiculement bas, voire nuls. Pour stopper l’hémorragie, 2021 devait marquer une avancée majeure avec l'instauration par 140 pays d’un impôt minimum de 15 % sur les bénéfices des multinationales. Las, cet accord porteur d’espoir reste aujourd’hui un semi-échec : les recettes seront deux fois moindres qu’espérées. En cause, de nombreuses dérogations qui détricotent l’accord initial et permettent d’échapper au taux minimal. Avec un constat en demi-teinte : l’évasion fiscale s’essouffle un peu… mais persiste.
Malgré tout, les résultats soutiennent l’idée que, contrairement aux préjugés insidieusement répandus dans la société par les « élites », il n’y a pas de fatalité en matière de lutte contre l’évasion fiscale. Et non, la mondialisation ne rend pas impossible le combat en faveur de la justice fiscale. Les mesures collectives et volontaristes portent leurs fruits… c’est simplement un choix politique.
Malgré les récentes régulations, 3 000 milliards de dollars échappent encore à l’impôt dans le monde
Un compte bancaire offshore est un compte ouvert hors du pays de résidence de son titulaire. Il n’est pas illégal d’en posséder un à condition de le déclarer à l’administration fiscale et de l’utiliser dans un cadre précis, tel que profiter de moindres frais ou accéder à des services non disponibles dans son pays d’origine comme certains types de fonds d’investissement. Par contre, si la vocation première du compte offshore est de dissimuler la richesse de son titulaire dans un pays à fiscalité nulle ou faible pour éviter un impôt plus élevé dans son pays d'origine, il devient alors illégal.
Les données de localisation du patrimoine financier des ménages montrent qu’à l'échelle mondiale, l’équivalent de 10 % à 15 % du PIB se trouve ainsi hébergé dans les comptes offshore des paradis fiscaux depuis 2000. C’était 12 % en 2022, soit un montant colossal estimé à 12 000 milliards de dollars, plus de quatre fois le PIB de la France. Jusqu’à récemment, 90 % de ces sommes passaient sous les radars des impôts. Cette dernière décennie a marqué un tournant dans la lutte contre la fraude fiscale avec la mise en place en 2017 de l’échange automatique d’informations bancaires.
110 pays se sont engagés dans le « Common Reporting Standards » (CRS). Cette disposition impose aux institutions financières de fournir systématiquement les données de leurs clients non-résidents aux administrations fiscales du lieu de résidence. Autrement dit, les comptes offshore doivent être signalés au pays d'origine des détenteurs, perdant ainsi l’opacité qui les rendait invisibles des services fiscaux.
Bien que loin d’être parfaites, ces mesures portent quelques fruits. Avec l'introduction de l'échange automatique d'informations bancaires, le montant échappant à l’impôt a été divisé par plus de trois. Il faut tout de même garder en tête que quelque 3 000 milliards de dollars résistent toujours à l'impôt, soit un peu plus que le PIB de l’hexagone.
Les auteurs du dernier rapport mondial sur l'évasion fiscale 2024 pointent plusieurs causes. D’une part, toutes les institutions financières ne respectent pas leurs obligations de transmission de données par crainte de perdre des clients. Le signe que les sanctions en cas de non-respect de la réglementation ne sont pas suffisamment dissuasives. D’autre part, tous les actifs ne sont pas encore couverts par le CRS. Son introduction a déclenché un rééquilibrage des portefeuilles avec le délaissement des actifs financiers couverts par le CRS, au profit d’actifs non couverts tels que l’immobilier.
À cela s'ajoute la difficulté à convaincre les pays qui en tirent le plus profit d’accepter ces échanges de données, sans compter l’absence remarquée des États-Unis dans la liste des pays participant au CRS. Le rapport 2024 dresse ainsi un état des lieux de l’évolution de la localisation des paradis fiscaux et de la nationalité de leurs utilisateurs. Et force est de constater qu’en 20 ans, le panorama a bien changé.
La Suisse a perdu la première marche du podium de l’évasion fiscale. Elle qui hébergeait près de la moitié des montants des comptes offshore avant 2009 n’en abrite aujourd'hui qu’un peu plus d’un cinquième, une dégringolade subie au profit des places asiatiques.
En parallèle, l'origine géographique des propriétaires de comptes offshore s’est redessinée. La part des pays à bas ou moyens revenus a augmenté d'un tiers pour représenter aujourd'hui plus de 30 % du total.
En regardant le verre à moitié plein de la lutte contre l’évasion fiscale, il y a à peine dix ans, l’idée d’obliger les banques des paradis fiscaux à plus de transparence semblait condamnée à rester au choix un vœu pieu ou une marotte d’utopistes.
Sans fermer les yeux sur ses limitations, cette idée s’est pourtant concrétisée en une stratégie aujourd’hui relativement efficace… marque qu’il s’agit bien d’un choix politique. Et nonobstant le narratif bien huilé de certaines élites politico-économiques, le combat contre l’évasion fiscale n’est certainement pas perdu d’avance.
Multinationales : 1 000 milliards de bénéfices aspirés par les paradis fiscaux chaque année
Les multinationales aussi pratiquent le sport préféré des plus riches de la planète qu’est l’évitement de l'impôt. Elles opèrent pour cela des transferts de leurs bénéfices vers les pays à taux d’impôt nul.
Si ces pratiques peuvent parfois être dans une zone grise entre l’optimisation et la fraude fiscale, les auteurs du rapport mondial sur l'évasion fiscale 2024 n’hésitent pas à les qualifier d’évasions fiscales. Et ce pour deux raisons. D’une part, les structures qui vont servir à recevoir les bénéfices transférés sont créées dans des pays où la production est nulle ou négligeable. D’autre part, leur quasi unique vocation est d’échapper à l’impôt du pays où ces bénéfices ont été réalisés.
Souvenons-nous des 21 milliards de dollars de chiffre d'affaires de Shell aux Bahamas en 2021 pour 35 employés, qui sont devenus 28 milliards en 2022. Un chiffre d’affaires colossal en regard du PIB des Bahamas de 11,5 milliards de dollars en 2021 et de 13 milliards en 2022. Quant à leurs 600 millions de dollars de bénéfices imposés à 0 %, ils sont eux devenus 1,5 milliard de dollars en 2022, toujours imposés à 0 %.
En 2022, plus d’un tiers des bénéfices réalisés par les sociétés multinationales en dehors du pays de leur siège social ont été transférés vers des paradis fiscaux pour un montant de 1 000 milliards de dollars.
Les principaux pays récipiendaires ne sont pas des îles paradisiaques du bout du monde aux plages de sable blanc bordées de palmiers. Ils sont tout simplement… en Europe. Ce qui permet de cacher son argent non pas dans un paradis fiscal plus ou moins démocratique avec les risques associés, mais dans des pays occidentaux où les risques et incertitudes sont grandement réduits.
Ainsi, les Pays-Bas et l’Irlande ont capté près d’un tiers des transferts de bénéfices des multinationales en 2020. C’est la moitié si la Suisse, la Belgique et le Luxembourg sont comptabilisés. Nul besoin d’aller au bout du monde pour trouver un paradis fiscal, l’Europe offre l’embarras du choix.
Ces bénéfices soustraits à l’impôt causent des pertes colossales aux pays. À l'échelle mondiale, les déficits de recettes liés à l’impôt sur les sociétés sont de l’ordre de 10 %, c’est même plutôt 20 % en Europe… des sommes qui ne seront pas utilisées pour améliorer l’éducation, la santé, construire des maternités, réduire les inégalités, la pollution ou encore financer la transition écologique.
Dit autrement, les multinationales profitent des marchés et infrastructures des pays sans participer à l’impôt qui permet de les faire fonctionner. Sans compter qu’elles accèdent dans les pays riches aux consommateurs au plus fort pouvoir d’achat.
Pour lutter contre cette évasion fiscale, un taux d'imposition minimum mondial de 15 % sur les multinationales a été mis en place en 2021 par 140 pays. Initialement estimé à 220 milliards, il rapportera finalement moitié moins que prévu. En cause, l'exploitation des failles du système par les multinationales qui réussissent encore à payer moins de 15 % d'impôts.
Une taxation des milliardaires redoutablement faible au niveau mondial
Si l’évasion fiscale est un sujet parfois médiatisé, la faible taxation des milliardaires tient rarement le haut de l’affiche.
Le taux d’imposition des premiers de cordée pourrait pourtant faire pâlir d’envie le reste de la population. En France, les milliardaires sont soumis à un taux de taxation de seulement 26 % sur l’ensemble de leur revenu avant prélèvements. C’est moins que tous les autres groupes de la population – un phénomène qui se retrouve dans d’autres pays comme les Pays-Bas ou les États-Unis.
Les raisons de ces taux bas sont liées à l'utilisation de holding familiales qui permettent en France d’éviter l'impôt sur le revenu. Elles servent à distribuer les dividendes et à profiter de la non double imposition des profits des entreprises.
Comme précédemment pour les comptes offshore, ces holdings sont légales. Mais quand elles sont créées uniquement dans le but d’éviter l'impôt sur le revenu, les auteurs du rapport mondial sur l'évasion fiscale 2024 assimilent leur usage à de l'évasion ou de la fraude. Exemple emblématique, LVMH a versé cette année à Bernard Arnault 3 milliards d’euros de dividendes. Un actionnaire individuel lambda serait soumis à 30 % d'impôts alors que le milliardaire, en utilisant une holding familiale, ne paye presque rien.
Facile dans ces conditions d'apparaître comme le sauveur de Notre-Dame ou des Restos du Cœur… avec cerise sur le gâteau, le soutien d’une partie de la classe politique qui s’empresse de déplorer le manque de reconnaissance des Français devant l’aumône de 10 millions d’euros de Bernard Arnault pour les Restos du Cœur (1 % des impôts non payés).
Source : BFM-TV
Une grande partie des revenus des foyers fiscaux les plus fortunés proviennent ainsi de bénéfices non distribués des entreprises qu’ils contrôlent. Ces bénéfices ne sont taxés qu’au moment de la distribution et sont alors soumis à l'impôt sur les sociétés, bien plus faible que l'impôt sur le revenu.
Avec ce paradoxe, en France, l'impôt sur les sociétés reste le dernier rempart avant une exonération quasi totale de l'imposition des milliardaires. Cette mise en lumière permet d’entendre différemment les cris d’orfraie de certains patrons sur le poids de la fiscalité française.
Trop élevée, elle ferait perdre de la compétitivité aux entreprises, un argument qui peut parfois trouver un écho positif au sein de la population notamment salariée. Emmanuel Macron a sans surprise cédé aux chants des sirènes de nos milliardaires en réduisant l’impôt sur les sociétés de 33 à 25 % entre 2017 et 2022… avec pour directe conséquence une diminution d’un quart de l'impôt que les milliardaires paient.
Finalement, au regard de leur patrimoine, les milliardaires du monde entier ont des taux d'imposition personnels (sur le revenu individuel et les impôts sur la fortune) compris entre 0 et 0,5 % de leur patrimoine. C’est environ 0,5 % aux États-Unis et proche de 0 % en France.
Ces taux outrageusement bas signalent le peu d’implication des milliardaires à l’effort collectif. Pourtant, leur fortune s’est souvent bâtie ou développée grâce à des salariés bien formés, pris en charge en cas de maladie ou grâce à tout un réseau d’infrastructures… Le tout financé par les contributions du reste de la collectivité qui, elle, ne peut se soustraire à ses obligations fiscales.
L’entre-soi des pays riches dans la lutte contre l’évasion fiscale commence à faire grincer des dents
L’OCDE mène la lutte contre l’évasion fiscale avec des résultats qui, même s’ils sont insuffisants, suggèrent que la volonté politique est un déterminant majeur de la réussite. Toutefois, des voix s’élèvent aujourd’hui pour que ces questions puissent être traitées au niveau international au sein de l’ONU.
En cause, l’OCDE ne tiendrait pas suffisamment compte des intérêts des pays émergents et maintiendrait une opacité persistante sur leur prise de décision. Difficile de leur donner tort vu la persistance des paradis fiscaux européens (Andorre, Luxembourg, Suisse, Irlande, Pays-Bas…) et l’incapacité de l’OCDE à les faire disparaître.
De plus, les pays riches comptent de nombreux milliardaires et multinationales adeptes de l’évasion fiscale. Les laisser mener le combat contre la fraude fiscale revient à laisser un alcoolique et un débit d’alcool lutter contre la dépendance. Finalement, les efforts des pays européens pour torpiller une gouvernance de l’ONU qui donnerait une voix par pays semblent donner au moins partiellement raison aux pays émergents.