McKinsey et Macron : le vrai et le faux sur la polémique !
Article rédigé par Maxime Vaudano, Manon Romain, Luc Martinon et Adrien Sénécat pour le journal "Le Monde" du 28 mars 2022
Un rapport du Sénat sur l’influence des cabinets de conseil dans l’appareil d’Etat a suscité de nombreux commentaires et raccourcis à l’égard du cabinet américain McKinsey.
Autrefois inconnu du grand public, le nom de McKinsey s’est imposé en quelques mois dans le débat politique français. Le recours du gouvernement à ce cabinet américain pour l’épauler dans la politique de vaccination contre le Covid-19 avait déjà suscité la polémique en janvier 2021. Mais c’est un rapport récent du Sénat, qui dénonce l’emprise des cabinets de conseil sur l’appareil d’Etat, avec un coût considérable pour les finances publiques, qui a attisé les braises. Au point que certains opposants y voient un « McKinseyGate », dont il faudrait tenir responsable le président Macron.
Les Décodeurs, à l’origine de plusieurs enquêtes sur le sujet, font le tour des principales idées reçues sur le dossier McKinsey, où les informations étayées côtoient les intox.
Emmanuel Macron est-il proche de McKinsey ?
De nombreux liens existent entre le président et McKinsey, comme l’avait déjà documenté une enquête du Monde en février 2021.
Si McKinsey n’a pas joué de rôle officiel dans la campagne du candidat Macron en 2017, plusieurs consultants ou « ex » du cabinet s’y sont investis sur leur temps libre, à l’image de Karim Tadjeddine (actuel patron de la branche « secteur public » du cabinet), Eric Hazan (l’un des dirigeants de la branche numérique) ou Guillaume de Ranieri (responsable du secteur aérospatial et défense).
Après la victoire, certains de ces consultants ont rejoint des postes d’influence au sein de la macronie. Ariane Komorn a ainsi quitté McKinsey, où elle travaillait depuis 2014, pour devenir cheffe du pôle engagement de La République en marche, en juin 2017. Si cette dernière a quitté le parti présidentiel en 2021, ce n’est pas le cas de Paul Midy (passé par McKinsey de 2007 à 2014), qui en est le directeur général depuis 2019. Un autre consultant, Mathieu Maucort, chez McKinsey de 2013 à 2016, a ensuite été directeur de cabinet adjoint du secrétaire d’Etat au numérique Mounir Mahjoubi.
Macron a-t-il « favorisé » McKinsey pour lui attribuer des contrats ?
Depuis les révélations sur le rôle joué par McKinsey pendant la crise sanitaire, beaucoup soupçonnent un favoritisme de la part du président de la République à l’égard du cabinet américain. Le président des Hauts-de-France, Xavier Bertrand, s’est, par exemple, interrogé sur « un traitement de faveur pour ce cabinet par rapport à d’autres », en rétribution du rôle joué par certains de ses consultants pendant la campagne de M. Macron. Emmanuel Macron s’en est vigoureusement défendu, le 27 mars :
« On a l’impression qu’il y a des combines, c’est faux. Il y a des règles de marchés publics. »
Rappelons d’abord que l’influence de McKinsey sur la sphère publique ne remonte pas au mandat de l’actuel chef de l’Etat. On ne dispose pas de données aussi détaillées sur les quinquennats précédents, mais on sait, par exemple, que le cabinet américain travaillait déjà pour le gouvernement alors que Nicolas Sarkozy et François Hollande étaient présidents.
En outre, comme le déclare Emmanuel Macron, toutes les missions confiées à McKinsey passent en principe par la procédure encadrée des appels d’offres, qui vise à assurer une mise en concurrence des cabinets candidats en évitant le favoritisme. Lorsqu’un ministère a un besoin, il le formule dans un cahier des charges, propose un prix indicatif et invite publiquement les cabinets à déposer des candidatures. Après avoir examiné les dossiers, il attribue le marché au cabinet ayant fait la meilleure proposition. En cas de soupçon de favoritisme, les candidats déçus peuvent déposer des recours judiciaires – c’est d’ailleurs ce qu’a fait un concurrent de McKinsey pour un marché attribué en 2021.
Plusieurs mécanismes légaux permettent toutefois d’adapter ces règles, à commencer par les accords-cadres. Le principe ? Une poignée de prestataires sont sélectionnés par le gouvernement par le biais d’un grand appel d’offres transversal sur des « prestations intellectuelles ». Les différents ministères peuvent ensuite piocher dans les crédits qui y ont été alloués pour recruter des consultants pour n’importe quelle mission.
Comme plusieurs de ses concurrents, McKinsey fait partie des lauréats de deux gigantesques accords-cadres attribués en 2018 et en 2019 par deux centrales d’achat de l’Etat (la DITP et l’UGAP), qui pénalisent les cabinets plus modestes. C’est à ce titre que de nombreux ministères font appel à lui, selon diverses modalités visant à assurer un turnover des cabinets lauréats.
Autre contournement possible : un ministère peut invoquer l’urgence de la situation ou le « droit de suite » pour reconduire la mission d’un cabinet déjà sur place sans nouvel appel d’offres. C’est par ce biais que le ministère de la santé a confié 18 missions d’affilée à McKinsey et Accenture pendant la pandémie, comme l’a souligné le rapport sénatorial sur les cabinets de conseil.
Enfin, McKinsey a pu bénéficier d’un avantage indirect octroyé par Emmanuel Macron : l’Elysée a, en effet, choisi le cabinet américain pour l’accompagner, à titre bénévole, dans l’organisation des sommets Tech for Good, qui ont vu défiler les patrons du numérique à l’Elysée. Un choix sans appel d’offres, puisque McKinsey intervenait bénévolement. Or, McKinsey a pu ensuite utiliser cette prestation bénévole comme argument dans son dossier de candidature à un grand appel d’offres sur des missions de conseil, lancé par la centrale d’achat de l’Etat (l’UGAP, Union des groupements d’achats publics) – en proposant d’inviter à Tech for Good leurs dirigeants.
Quelles missions McKinsey a-t-il menées pendant le quinquennat Macron ?
Si le nom de McKinsey a été largement médiatisé ces dernières semaines, c’est loin d’être le seul cabinet de conseil mis en lumière par le récent rapport sénatorial. Selon les calculs du Sénat, qui reposent sur des données parcellaires, McKinsey ne représente que 1 % des dépenses de conseil de l’Etat entre 2018 et 2020, loin derrière Capgemini (5 %) et Eurogroup (10 %).
Il est toutefois indéniable que le cabinet américain a été associé à certains des chantiers les plus importants du quinquennat. D’après les recherches du Monde, McKinsey a réalisé au moins une quarantaine de missions pour le compte du gouvernement, de la présidence ou des agences de l’Etat entre 2018 et 2021, pour un coût compris entre 28 et 50 millions d’euros.
Le cabinet a multiplié les missions pendant la pandémie de Covid-19, en planchant sur la vaccination, les tests, le passe sanitaire, et même les scénarios de reprise des transports collectifs après le confinement, pour au moins 13 millions d’euros.
McKinsey a également appuyé l’administration dans la préparation de plusieurs réformes des aides sociales : les retraites (920 000 euros), les aides personnalisées au logement (3,9 millions d’euros), le bonus-malus de l’assurance chômage (327 060 euros), les pensions alimentaires (260 880 euros) et les aides d’adaptation des logements au vieillissement (300 630 euros).
En théorie, les consultants n’étaient missionnés que pour fournir un appui technique à ces chantiers, pas pour en inspirer le contenu politique. Le rapport du Sénat a toutefois relevé que la ligne était parfois difficile à tracer : dans ses préconisations au gouvernement sur la reconstitution du stock stratégique des gants médicaux, McKinsey a, par exemple, clairement affiché sa préférence pour le scénario de l’arrêt ponctuel de la distribution aux établissements médico-sociaux, le temps de reconstituer le stock – ce qui n’est pas un choix neutre.
La mission de 18 millions d’euros confiée par Bercy à McKinsey et au cabinet EPSA pour rationaliser la politique d’achats des établissements publics de l’Etat revêt aussi une dimension politique, puisqu’il s’agit d’identifier 200 millions d’euros d’économies potentielles, avec des conséquences sur les politiques publiques associées.
Le cabinet est également intervenu sur des missions dont l’intérêt stratégique a été critiqué par le rapport sénatorial, comme la rédaction d’un guide du télétravail dans la fonction publique (une mission de 235 620 euros, entièrement sous-traitée à un autre cabinet) ou une réflexion sur l’avenir du métier d’enseignant (496 800 euros) destinée à un colloque international qui n’a jamais eu lieu.
Explorez les missions de conseil confiées à McKinsey par l'Etat
? Cliquez sur une ligne pour voir le détail
Mission
Mission
Appui technique à la réforme des aides personnalisées au logement (APL)
Appui technique à la réforme des aides personnalisées au logement (APL)
Accompagnement de la RGPP (2011-2014)
Accord-cadre pour les prestations de conseil et d'études stratégiques (2016)
Mission inconnue (2018)
Accompagnement la transformation de l'hôpital du Val-de-Grâce (2018)
Aide aux directions d’administration centrale (2018)
Aide aux directions d’administration centrale (2018)
Appui technique de la réforme des aides personnalitées au logement (APL) (2018)
Transformation de l'action publique (2018)
Transformation de l'action publique (2018)
Mission inconnue (2018)
Mission inconnue (2018)
Mission inconnue (2018)
Assistance à la mise en œuvre de projets de transformation (2018)
Réalisation de prestations de conseil (2018)
Appui concernant le coût des services publics (2019)
Conseil en stratégie (2019)
Expertise du processus de gestion d'un bonus-malus pour l'assurance-chômage (2019)
Intermédiation des pensions alimentaires (2019)
Implications de la réforme des retraites sur la CNAV (2019)
Accord-cadre des prestations non informatiques (2019)
Accompagnement sur la stratégie vaccinale (2020)
Préparation de la vaccination Covid-19 (2020)
Evaluation de l’aide fiscale en Outre-mer (2020)
Evolutions du métier d'enseignant (2020)
Modélisation des « tests » dans le cadre du Covid-19 (2020)
Reprise des transports collectifs (2020)
Système d'information sur la vaccination contre le Covid-19 (2020)
Guide du télétravail dans la fonction publique (2020)
Accompagnement du volet immobilier du Ségur de la Santé (2020)
Accélération de la stratégie vaccinale contre le Covid-19 (2021)
Accompagnement sur la vaccination contre le Covid (2021)
Covid : coordination avec Santé publique France (2021)
Stratégie logistique de la vaccination contre le Covid (2021)
Comparaison des délais d'instruction des projets industriels (2021)
Evaluation de l'impact de la stratégie nationale de santé (2021)
Evaluation de la stratégie nationale de santé (2021)
Evaluation de la stratégie nationale de santé (2021)
Mission inconnue (2021)
Simplification des aides d'adaptation des logements (2021)
Accompagnement du volet immobilier du Ségur de la Santé (2021)
Rationalisation des achats des opérateurs publics (2021)
Accompagnement de la mise en place du passe sanitaire (2021)
Prestations d’appui dans le cas de restructurations et/ou de transformations d’entreprises (2021)
Attention : cette compilation n'est pas exhaustive. Elle a été réalisée à partir des missions rendues publiques à ce jour.
McKinsey a-t-il recommandé la baisse des APL ?
De nombreux responsables politiques et internautes se sont émus que McKinsey ait « conseillé » au gouvernement la baisse de cinq euros des aides personnalisées au logement (APL) décidée au début du mandat d’Emmanuel Macron.
Il s’agit d’une erreur, qui prend sa source dans une déclaration inexacte de la sénatrice Eliane Assassi lors de la présentation de son rapport sur les cabinets de conseil, le 17 mars. L’élue communiste a, en réalité, confondu les deux réformes des APL appliquées au cours du quinquennat.
La première réforme, paramétrique, consistait à baisser de façon uniforme les APL de cinq euros par mois : elle a été annoncée en juillet 2017 par le gouvernement d’Edouard Philippe, en arguant de la nécessité de trouver 100 millions d’euros en urgence pour boucler le budget de cette aide. Jusqu’à preuve du contraire, McKinsey n’est pas intervenu dans cette décision, qui avait provoqué un tollé.
Une deuxième réforme des APL, plus profonde, a été lancée en septembre 2017 par le gouvernement. Elle visait à économiser un milliard d’euros par an, en basant le calcul des APL sur les revenus des douze derniers mois des allocataires, plutôt que sur ceux des deux dernières années. McKinsey est intervenu sur cette réforme, non pas pour en déterminer les principes, mais pour la mettre en application. En effet, les caisses d’allocations familiales ne parvenant pas à ajuster leurs systèmes informatiques au nouveau mode de calcul, McKinsey a été appelé pour mener un audit, puis les conseiller.
Cette mission, étalée sur plus de deux ans, a coûté au total 3,9 millions d’euros aux finances publiques. Et n’a pas empêché l’apparition de bugs informatiques en série lors du déploiement de la réforme, début 2021.
McKinsey a-t-il fraudé le fisc ?
La commission d’enquête sénatoriale sur les cabinets de conseil a révélé, le 17 mars, que McKinsey n’avait payé aucun impôt sur les sociétés en France entre 2011 et 2020, malgré un chiffre d’affaires se comptant en centaines de millions d’euros. Pour l’affirmer, les sénateurs sont allés directement récupérer à Bercy des documents fiscaux relatifs à McKinsey & Company, Inc. France et McKinsey & Company SAS, les deux principales entités françaises du cabinet.
Pour se défendre, McKinsey a d’abord affirmé avoir payé « 422 millions d’euros d’impôts et de charges sociales », en entretenant la confusion entre l’impôt sur les sociétés et les cotisations sociales versées sur les rémunérations de ses salariés.
Une semaine plus tard, McKinsey a expliqué qu’une de ses filiales avait effectivement payé pendant six ans l’impôt sur les sociétés, sans préciser laquelle, ni pour quel montant. Faute de transparence sur ses comptes, il est impossible de vérifier indépendamment les affirmations du cabinet.
Reste la question de la légalité : si le ministre des finances, Bruno Le Maire, a promis que le fisc mènerait des vérifications sur McKinsey, qui « paiera ce qu’il doit à l’Etat français », il n’est pas certain que cela aboutisse à un redressement fiscal. Il existe, en effet, des mécanismes d’optimisation fiscale qui permettent aux multinationales de réduire leurs impôts en toute légalité.
D’après les constatations des sénateurs, McKinsey a déduit de ses bénéfices imposables en France de nombreux frais facturés à d’autres entités du groupe situées à l’étranger, comme s’il s’agissait de prestataires. Un mécanisme baptisé « prix de transfert », qui est légal dans la mesure où le groupe n’en abuse pas.
Y a-t-il un « silence des médias » sur McKinsey ?
Assurément, non. La révélation par le site Politico de l’intervention de McKinsey dans la campagne de vaccination contre le Covid-19, en janvier 2021, avait déjà fait couler beaucoup d’encre. Le Monde avait d’ailleurs, à l’époque, réalisé une longue enquête sur les liens entre le cabinet américain et Emmanuel Macron.
La publication du rapport sénatorial sur l’influence des cabinets de conseil, le 17 mars, a elle aussi reçu un écho médiatique important, au-delà du seul cas de McKinsey. Le Monde y a déjà consacré une dizaine d’articles. La plupart des responsables politiques de premier plan ont réagi à ce sujet dans les médias au cours des deux dernières semaines, jusqu’à Emmanuel Macron, qui a été interrogé à trois reprises sur la question, lors de sa conférence de presse du 17 mars, sur M6, le 23 mars, et sur France 3, le 27 mars.
« Consultocratie » : un quinquennat de conseils
Invisibles, mais omniprésents, quelle est l’influence réelle des consultants privés dans la conduite des affaires de l’Etat ? C’est la question que s’est posée la commission sénatoriale sur l’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques, qui a rendu son rapport le 17 mars. Parallèlement, Le Monde a mené sa propre enquête, fondée sur des témoignages, des sources ouvertes et des demandes d’accès à des documents, pour tenter de mesurer l’impact de ces cabinets sur le quinquennat d’Emmanuel Macron.
Enquête : Article réservé à nos abonnés Les cabinets de conseil, une machine installée au cœur de l’Etat
Récit : Article réservé à nos abonnés Des « gilets jaunes » aux grandes réformes, les consultants en première ligne du quinquennat Macron
Lire : Article réservé à nos abonnés Le cabinet de conseil McKinsey accusé d’évasion fiscale en France
Pour comprendre : Qui sont les consultants et pourquoi l’Etat fait appel à eux, en 7 questions
Moteur de recherche : Explorez les 1 600 missions des cabinets de conseil pour l’Etat recensées par « Le Monde »
Lire : Recours aux consultants privés : la grande opacité de l’Etat
Lire : Article réservé à nos abonnés Intervention invisible, statut flou : le mélange des genres des consultants privés qui conseillent le gouvernement
Lire : Article réservé à nos abonnés Derrière l’essort démocratie participative, un business florissant pour les cabinets de conseil
Vérification : Emmanuel Macron minimise le recours aux cabinets de conseil privés