LES NOUVEAUX CHIENS DE GARDE - SERGE HALIMI !
Présentation du livre de Serge Halimi rédigée le5 mai 2023 par les équipes du site ELUCID
Faisant référence à l’ouvrage de Paul Nizan, Les Chiens de garde (1932), Les Nouveaux Chiens de garde (1997) dépeint la face sombre de l’information officielle, entre conflits d’intérêts, désinformation de masse et collusion avec le pouvoir politique.
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Alors que Nizan dénonçait l’hypocrisie et la léthargie des philosophes, Serge Halimi accuse dans cet ouvrage les journalistes, qui, selon lui, se sont faits les agents des pouvoirs politiques et économiques.
Ce qu’il faut retenir :
Les « Nouveaux Chiens de garde » sont les journalistes qui ont cessé de défendre l’intérêt général pour se mettre au service de la classe dirigeante néolibérale. Les grands médias ont abandonné leur rôle de contre-pouvoir et travaillent désormais à maintenir le système en place. L’indépendance journalistique et l’idée d’un contre-pouvoir ne sont que des mythes qui servent à légitimer certains comportements médiatiques.
Les médias de masse sont liés à la fois aux groupements industriels et au gouvernement. Le pouvoir économique et le pouvoir politique règnent ainsi, par l’intermédiaire d’une trentaine d’éditorialistes, sur le monde médiatique. Les médias servent ainsi de relais pour le discours néolibéral, avec pour objectif de manipuler l’opinion. Les réformes néolibérales sont présentées comme les seules alternatives politiques possibles et les mouvements sociaux reçoivent un traitement particulièrement défavorable en toutes circonstances.
L’information, servant des intérêts particuliers, s’appauvrit. La parole est volontairement aseptisée, et les journalistes moyens s’autocensurent.
Biographie de l’auteur
Serge Halimi (1955-) est un universitaire et un journaliste français. Titulaire d’un doctorat en Sciences politiques de l’Université de Berkeley, aux États-Unis, il devient professeur à l’Université de Paris VIII. Parallèlement à ses activités universitaires, il publie de nombreux essais politiques. Il connaît la notoriété en 1997 avec Les Nouveaux Chiens de Garde. Halimi publie un autre ouvrage, en 2000, L’Opinion ça se travaille, qui s’intéresse au traitement, par les grands médias, des guerres de l’OTAN, au Kosovo notamment.
Engagé à gauche, il soutient François Ruffin aux législatives de 2017 et dirige la rédaction du Monde diplomatique depuis 2008. Il est également membre de l’association de critique des médias ACRIMED.
Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d'Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.
Plan de l’ouvrage
I. La fin du journalisme indépendant ou le mythe du « contre-pouvoir »
II. La bêtise et le conformisme médiatique au service des gouvernants
III. L’oligarchie financière propriétariste aux commandes de l’Information
IV. La construction de l’opinion dans un prisme néo-libéral permanent
V. Un monde de réseau et de renvois d’ascenseur
VI. Médias concentrés, journalistes dociles, information médiocre : le terrible triptyque
Synthèse de l’ouvrage
I. La fin du journalisme indépendant ou le mythe du « contre-pouvoir »
Les médias se sont toujours présentés comme un « contre-pouvoir » face aux grands intérêts politiques et économiques. Sous couvert de défense de l’intérêt général, il s’agissait de défendre les citoyens et les lecteurs contre les excès du pouvoir financier et gouvernemental. Or, aujourd’hui, le monde journalistique se place aux côtés des puissants, leur servant de « nouveaux chiens de garde » contre les citoyens et l’intérêt général. « [Ce] “Contre-pouvoir” s’est assoupi avant de se retourner contre ceux qu’il devait servir. Pour servir ceux qu’il devait surveiller. »
Pour autant, la légende du « contre-pouvoir » s’avère particulièrement utile pour légitimer l’action journalistique moderne. Pour cela, deux stratagèmes sont fréquemment employés. D’abord, les médias se servent régulièrement de la mort d’un journaliste étranger dans une dictature pour instrumentaliser son décès. Il s’agit de faire croire qu’ils sont véritablement « une profession à très haut risque » et que leur « rôle de contre-pouvoir est essentiel dans la lutte en faveur de la démocratie, des Droits de l’Homme, etc. » En outre, au sein même de nos sociétés démocratiques, dans de nombreuses salles de rédaction françaises, les « chartes de déontologie journalistique » fleurissent, consacrant la chimère du contre-pouvoir et de la nécessité de réguler une profession clé. Intention louable, mais qui est presque toujours à l’initiative du grand propriétaire industriel du journal, qui mène, tout le reste du temps, une croisade ultracapitaliste contre toute éthique.
Le journaliste moyen doit, lui, s’autocensurer en permanence. Il est muselé, coincé et privé d’autonomie dans son travail. À certaines occasions, il est autorisé, par sa rédaction et ses supérieurs, à placer une information subversive ou dissidente, et ce afin de maintenir le système, pour que la supercherie ne saute pas (trop) aux yeux des lecteurs et du peuple. De manière générale, cependant, l’amnésie généralisée des lecteurs permet de faire oublier les incohérences et les erreurs des éditorialistes et de certains journalistes. « Coincé entre son propriétaire, son rédacteur en chef, son audimat, sa précarité, sa concurrence […] le journaliste de base n’a guère d’autonomie. »
L’information, dans nos sociétés ultracapitalistes, est devenue une denrée comme une autre, échangeable, toujours dans un objectif de rentabilité, qui doit être passé sous silence si le profit que l’on peut faire de sa diffusion est nul. Dans tous les cas, l’information transmise ne doit pas remettre en cause l’ordre établi ni le pouvoir politique, surtout si celui-ci se montre favorable aux intérêts industriels ou sensible à l’idéologie néolibérale.
II. La bêtise et le conformisme médiatique au service des gouvernants
L’indépendance journalistique n’est qu’une légende pour légitimer certains comportements médiatiques. Elle se présente comme l’argument ultime, écartant toute attaque ou remise en question possible du sérieux ou de la neutralité du journaliste ou de l’éditorialiste. En France, on utilise régulièrement l’exemple de l’ORTF et du ministère de l’Information des années 1960 pour se gargariser des prétendus « progrès » accomplis dans la séparation entre les pouvoirs publics gouvernants et la sphère des médias. En réalité, l’emprise du politique sur les grands relais de l’information n’a pas faibli, au contraire.
Le cas des chaînes publiques est éloquent : si une émission déplaît, le gouvernement n’hésite pas à attaquer le portefeuille budgétaire de la chaîne pour faire cesser le programme en question. En outre, l’organisme chargé de la régulation de l’audiovisuel, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA), n’échappe pas à l’influence du pouvoir politique : les membres de son directoire sont tous d’anciens politiques ou de hauts fonctionnaires importants, proches des partis de gouvernement. Le pantouflage permanent – l’aller-retour entre fonction politique et médiatique – n’est pas l’apanage du CSA ; il concerne la plupart des grands titres et des grandes chaînes télévisées françaises.
La proximité entre les journalistes et les personnalités politiques inquiète les reporters étrangers. D’abord, la parole présidentielle est de moins en moins remise en question, les interviews avec le président plus consensuelles et moins incisives. Ensuite, les liens d’amitié – intéressés et souvent achetés grâce à divers cadeaux et renvois d’ascenseur – ne manquent pas de susciter interrogation et scepticisme chez les observateurs étrangers.
Un solide soutien journalistique peut s’avérer particulièrement utile si le décideur politique doit faire accepter, par l’opinion, une loi délicate. Ainsi, le traitement médiatique qui en résulte, toujours orienté en faveur de l’ordre établi et du libéralisme économique, doit influencer les citoyens dans leurs grands choix politiques. Cette tactique fut par exemple mise en œuvre en 1992, pour l’adoption du traité de Maastricht ; les médias avaient alors décrit la situation comme une opposition entre des détracteurs « nationalistes et xénophobes issus des extrêmes » et ceux qui représentaient « l’avenir, le progrès », c’est-à-dire, l’Union européenne.
On retrouve ce même prisme dans le traitement médiatique des conflits : les médias ne cherchent jamais à expliquer les tenants et les aboutissants de la situation géopolitique dont résulte le conflit, mais se contentent de glorifier le combattant en évitant de (trop) remettre en question les versions officielles gouvernementales.
Comment une situation si dramatique a-t-elle pu s’installer ? Le premier élément explicatif réside dans la concentration de la propriété des médias entre les mains de quelques grands groupes, qui, dans un contexte de concurrence commerciale féroce pour l’information, favorisent la bêtise et le conformisme.
III. L’oligarchie financière propriétariste aux commandes de l’information
Les grands médias de masse restent très largement la propriété de grands groupes industriels. Contre cette spoliation de l’information par le grand capital, l’État n’a pas agi. Au contraire, les gouvernements successifs, de gauche comme de droite, ont favorisé cette concentration de la propriété médiatique dans des mains qui possédaient déjà l’essentiel des richesses. Ces quelques privilégiés ne sont pas même en concurrence ; les propriétaires siègent souvent dans les mêmes Conseils d’Administration, se connaissent et se côtoient. Leur véritable objectif est plus dangereux : il s’agit de transformer le citoyen en consommateur, en annihilant son esprit critique.
En effet, les possédants de l’information se servent de leurs journaux respectifs pour faire de la publicité pour leurs autres entreprises et, ainsi, obtenir de nouveaux contrats. Pour ces hiérarques, le support médiatique – journal, station de radio, chaîne de télévision – n’est qu’un outil à leur service, les journalistes des serviteurs dociles chargés de diffuser un discours élogieux concernant leurs entreprises ou filiales. À l’évidence, le propriétaire influence très fortement le contenu du média, toujours en fonction de ses intérêts particuliers.
Dans ces conditions, le journaliste « n’est pas beaucoup mieux traité qu’un ouvrier chinois. » La mise en concurrence, les rendements exigés, l’absence de consultation sur les grandes décisions internes plongent la vie professionnelle des journalistes et des pigistes dans une grande précarité. Dans un tel contexte, l’autocensure est de mise, au mépris de l’objectivité journalistique.
IV. La construction de l’opinion dans un prisme néolibéral permanent
La concentration de la propriété de l’information dans les mains de quelques multimillionnaires, couplée à l’autocensure, favorise l’apparition d’un traitement médiatique unique, toujours en faveur de l’entrepreneur, du monde de l’argent, du culte de la possession. Chacun des grands médias relaie des informations similaires, avec le même prisme idéologique de glorification du capitalisme et de ses acteurs.
Des éditorialistes sont chargés d’assurer le « service après-vente » de la pensée dominante. Ceux-ci, souvent d’une qualité journalistique tout à fait douteuse, n’hésitent pas à se victimiser, prétendant lutter contre une « pensée unique » de gauche, syndicaliste qui serait omniprésente dans la sphère médiatique… Pour ces éditorialistes, l’ultralibéralisme est l’ultime réalité. Ils « accompagnent » les choix des dirigeants politiques, en imposant les « solutions » ultralibérales à l’opinion publique.
L’embourgeoisement des journalistes – ou plutôt des éditorialistes – les a éloignés des préoccupations des plus pauvres et de la classe moyenne. La proximité avec le pouvoir politique et économique a achevé de creuser le fossé entre une « élite » médiatique et le peuple.
Le traitement de l’information en est nécessairement affecté. D’abord, les sujets internationaux sont volontairement laissés de côté au profit d’informations parfois très secondaires. Il ne faut pas oublier « que la mission du journaliste consiste à rendre intéressant ce qui est important. » Très souvent, l’intérêt pour un sujet ne vient pas naturellement aux lecteurs/téléspectateurs/auditeurs, mais il est imposé, orienté, fabriqué par les médias. Il s’agit de circonscrire l’information aux grands sujets de société, plus facile à traiter, moins coûteux à produire et à analyser. Cependant, la fainéantise n’est pas l’unique motivation : il convient de servir une certaine désinformation de masse, toujours avec un argumentaire de droite libérale.
On retrouve les mêmes rengaines de la doxa médiatique dans l’analyse des grands mouvements sociaux (grèves, manifestations, révolutions…) qui se déroule généralement en cinq phases :
Étape 1: glorifier le gouvernement et/ou ses « réformes » libérales structurelles ;
Étape 2: aider le pouvoir à tenir à tout prix face aux grèves et autres manifestations ;
Étape 3: infantiliser l’opinion, en affirmant que « les Français sont trop stupides pour comprendre l’utilité de cette réforme pour le pays et l’intérêt général » ;
Étape 4: criminaliser l’action syndicale, les manifestants ou les leaders des mouvements d’opposition en utilisant un langage péjoratif – « populiste », « extrémiste », etc. – ou en invoquant des accusations fallacieuses ;
Étape 5: retourner l’opinion en tentant de diviser les manifestants, de noyer les interventions des grévistes ou des syndicalistes grâce aux interventions des « experts » ;
Malgré cela, le peuple ne tombe pas toujours dans les pièges tendus par l’oligarchie médiatique, par exemple lors des grèves de décembre 1995.
V. Un monde de réseau et de renvois d’ascenseur
Pour fonctionner, le système repose sur un échange récurrent de petits services en tout genre. La trentaine d’éditocrates qui règnent sur l’information en France se connaît et se fréquente depuis de nombreuses années. Tous partagent la même admiration pour le pouvoir en place, professent les mêmes vertus du libéralisme, occultant tous les versants négatifs du système économique dominant. Aucun d’entre eux n’a de divergences idéologiques profondes. « Peu nombreux. Inévitables, volubiles. Entre eux, la connivence est de règle. Ils se rencontrent, ils se fréquentent, ils s’apprécient, ils s’entreglosent. Ils sont d’accord sur presque tout. »
En plus d’une surreprésentation dans la sphère médiatique, trustant tous les plateaux de télévision, toutes les stations de radios et tous les journaux, ils imposent une autocensure sur le reste de la profession. La parole devient alors complètement aseptisée : il est impossible de remettre en cause le système – et à plus forte raison les éditocrates – sans risquer de se couper des grands canaux médiatiques. Partant de ce constat, il n’est pas difficile de faire le rapprochement avec un certain esprit mafieux, voire parfois avec des méthodes dignes du grand banditisme, pour briser tout esprit de résistance dans la profession. Il est d’autant plus facile d’imposer une omerta sur une profession en crise qui connaît précarité, chômage et pauvreté. Cependant, il est important de rappeler que les grands barons de la presse ne représentent absolument pas l’ensemble des journalistes.
Les sommités médiatiques n’hésitent pas à se renvoyer l’ascenseur et à s’autocongratuler lorsque l’un des leurs a besoin d’un « coup de pouce » pour lancer un ouvrage. Ainsi, il ne fait jamais l’objet de critiques sincères et objectives. Cette pratique récurrente, propre à la France, ne manque pas d’inquiéter les observateurs étrangers, tout comme les relations entre nos hommes politiques et les journalistes.
VI. Médias concentrés, journalistes dociles, information médiocre : le terrible triptyque.
Le constat est terrible : mainmise des grands groupes sur l’ensemble des médias de masse, collusion avec le pouvoir politique, pratiques mafieuses, manipulation de l’opinion, criminalisation des mouvements sociaux, connivence délétère, abrutissement du peuple… Même les syndicats, les partis politiques antisystèmes et les personnalités aux opinions « hétérodoxes » n’abordent plus la question du pouvoir des industriels sur le journalisme et les problèmes démocratiques qui en résultent. En effet, pour se faire entendre, eux aussi sont dépendants… des grands médias, qui n’ont pas intérêt à favoriser l’émergence d’une pensée subversive.
Malheureusement, la concentration des médias dans des mains ultralibérales mal intentionnées, la docilité des journalistes enfermés dans la précarité et la médiocrité, volontaire, de l’information atténuent la transformation sociale et la portée des grandes initiatives populaires : « La confluence idéologique qui a déporté la vie politique à droite a déjà rendu difficile l’expression de projet dissident. » Si, on l’a vu au travers du référendum de Maastricht ou des grandes grèves de 1995, l’opinion ne suit pas aveuglément les avis des éditorialistes, il n’en reste pas moins que l’emprise de la pensée unique de droite libérale sur les esprits est importante.
Doit-on pour autant sombrer dans la fatalité et la soumission ? Non ! Utilisons notre esprit critique, soyons lucides sur les liens de connivence entre les journalistes politiques et les grandes industries et sur l’abrutissement volontaire des masses. Les employés des grands journaux ne pouvant pas réellement résister de l’intérieur, le combat doit donc se poursuivre depuis l’extérieur, l’avenir de notre démocratie en dépend.
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