Tout comprendre au scandale McKinsey en 6 points !
Extraits de l'excellent article de fond rédigé par la revue "Frustration"
Introduction :
Depuis quelques mois, un scandale gonfle et se précise. L’Etat français aurait, via le gouvernement d’Emmanuel Macron, payé au moins 1 milliard d’euros par an à des cabinets de conseils pour concevoir sa politique, en doublon de l’administration publique et pour des missions dont l’intérêt n’est pas facile à saisir (et le mot est faible). De l’argent public balancé par les fenêtres ? Oui, et principalement en faveur d’une entreprise, McKinsey, dont on a appris la semaine dernière qu’elle ne payait absolument aucun euro d’impôt en France. L’homme en charge de la passation de contrat de ce cabinet de conseil avec l’Etat n’est autre qu’un ami du président, Karim Tadjeddine, qui partage avec lui une vision de l’Etat « en mode start up ». Tout comprendre de ce scandale d’Etat, de cette gabegie au service des copains, qui entraînerait la chute du gouvernement… si nous vivions en démocratie.
1 – Les cabinets de conseil, c’est quoi au juste ?
Si vous ne travaillez pas dans le siège d’une moyenne ou grande entreprise privée, dans un ministère ou une administration publique, le monde des consultants des cabinets de conseil vous est sans doute inconnu. Pour résumer, les cabinets de conseil sont payés par des directions d’entreprise ou des ministres pour expertiser le travail mené, la comptabilité, mais aussi conseiller sur les décisions à prendre pour améliorer la stratégie d’une entreprise… ou les lois d’un pays. Leur arme de guerre ? Le PowerPoint.
Concrètement, les consultants accèdent à l’entreprise, s’entretiennent avec ses strates hiérarchiques puis pondent des slides (les pages d’un PowerPoint) où ils disent comment faire mieux avec moins, être à la fois plus performant et plus économe. Cette activité est extrêmement lucrative car elle repose entièrement sur la maîtrise (supposée) d’un savoir. Une journée de travail est facturée fort cher au client, alors même que d’une entreprise à l’autre, le rendu est parfois le même, à quelques variations près. Les consultants en organisation par exemple distillent d’une entreprise à l’autre le même discours, fait de termes clichés que vous avez sans doute déjà entendu si vous travaillez dans le privé : « ne plus travailler en silo mais de façon collaborative », « être plus agile », « « fusionner des services pour réduire le millefeuille décisionnel”, “affronter les défis de la digitalisation”… leurs lieux d’intervention sont différents, leurs recettes sont les mêmes.
Mais ce sont des gens qui ont le talent de surjouer la compétence et qui parviennent à impressionner leurs clients en les noyant sous un jargon technique et des schémas complexes. Ils travaillent pour le Boston Consulting Group, McKinsey, Accenture, sans oublier les “Big 4” (Deloitte, KPMG, PwC, Ernst & Young)… Autant de géants mondiaux dont la longévité (McKinsey existe depuis 1926) tient à la force de leur modèle économique : “Ils empruntent votre montre pour vous donner l’heure”, dit-on d’eux dans le monde de l’entreprise privée. Heureusement que ce ne sont que des gros groupes capitalistes plein d’argent qui le gaspillent en faisant appel à eux… non ?
2 – Pourquoi le gouvernement a-t-il fait appel à eux ?
Le scandale d’Etat qui se dessine petit à petit, c’est que ces cabinets de conseil aux pratiques fort douteuses ont été utilisés massivement par notre gouvernement pour l’aider dans ses missions, en doublon de l’administration publique et à prix d’or. La polémique a débuté l’année dernière, lorsque nous apprenions que le gouvernement avait eu massivement recours au cabinet McKinsey pendant la crise sanitaire, afin d’organiser la logistique de la campagne vaccinale. Sauf que McKinsey, cabinet mondial et puissant, semble être un choix particulièrement douteux. En effet, l’année dernière, il a été condamné aux Etats-Unis à une amende de 573 millions de dollars en raison du rôle joué au début des années 2010 auprès du laboratoire Purdue Pharma. Cette entreprise a commercialisé l’OxyContin, opiacé terriblement addictif qui aurait tué jusqu’à 200 000 Américains par overdose. Cet antidouleur a été sur-prescrit sur tout le territoire grâce à une vaste stratégie d’influence menée par le laboratoire, avec les bons conseils de McKinsey. Les consultants avaient même anticipé le nombre potentiel d’overdoses afin de conseiller à Purdue Pharma une stratégie d’indemnisation susceptible de maintenir les ventes et la réputation du produit.
3- Pour quels résultats ?
Toujours selon le rapport du Sénat, ce même cabinet Capgemini a ainsi facturé à l’Etat un million d’euros pour son appui à l’organisation des « Etats généraux de la justice », grand raout censé permettre de résoudre l’institution en crise. Pour faire quoi ? Mettre en place une plateforme participative (Parlonsjustice.fr) et organiser des « ateliers délibératifs » avec des citoyens volontaires. Parfois, il s’agit de donner un coup de boost aux administrations pour appliquer vite vite des réformes : ainsi, Mckinsey a facturé 4 millions d’euros aux contribuables pour former l’administration aux ajustements nécessaires à l’application de la baisse des APL. Mais rassurez-vous : avec cette réforme, l’Etat a déjà économisé 10 milliards d’euros sur le dos des plus pauvres.
Que faisaient-ils, concrètement, ces consultants, dans nos ministères et administrations ? Ils produisaient des conseils sur l’organisation des services d’une part, comme par exemple la création du “baromètre des résultats de l’action publique”, facturé aux contribuables 3,2 millions d’euros en 2021 par le cabinet Capgemini, nous apprend le rapport du Sénat, ou encore l’organisation de concertations, débats publics ou autres bullshits participatifs dont le macronisme raffole (souvenez-vous du « grand débat national » ou de la « convention citoyenne sur le climat » qui ont tous deux abouti à… rien).
4°)- Pour quoi faire ?
La vision de l’action publique que portent les cabinets de conseil est celle du président Macron. Il l’a d’ailleurs développé dans un livre au titre explicite, L’État en mode start up sous la direction de Yann Algan et Thomas Cazenave (2016), qu’il a préfacé. Sa principale thèse consiste à promouvoir la vision « d’une action publique réinventée, plus agile et collaborative, « augmentée » par l’innovation technologique et sociale. » Et qui d’autre a participé à l’écriture de ce livre-manifeste ? Karim Tadjeddine, directeur associé du bureau français de McKinsey et chargé de la branche « Secteur public » de l’entreprise. C’est-à-dire celui-là même qui est l’interlocuteur des ministères pour toutes les missions réalisées à prix d’or par son cabinet.
Résumons : chaque année, le gouvernement se voit facturer au moins un milliard d’euros, pour des prestations de conseils effectuées par quelques grands cabinets mondiaux. Ces prestations sont floues, parfois carrément sans effets, ou portent une certaine vision des services publics, clairement défavorable à sa qualité. L’un des principaux cabinets auquel l’Etat a recours, McKinsey, est dirigé par un ami d’Emmanuel Macron avec qui il partage une vision de l’Etat à transformer de gré ou de force selon les principes en vigueur dans les entreprises privées. Cerise sur le gâteau, nous apprenons cette semaine que McKinsey ne paye aucun impôt en France, contrairement à ce qu’a affirmé l’ami de Macron, Karim Tadjeddine, devant le Sénat.
5°)- Pour qui ?
On se fait donc, en tant que contribuable et citoyen, plumer trois fois au cours de cette affaire : une première fois en payant des millions d’euros à des cabinets de conseil. Une seconde fois quand le principal cabinet dont l’Etat est client pratique l’optimisation fiscale et ne paye aucun impôt en France. Une troisième fois, et pas la moindre, quand l’action de ces cabinets contribuent à détruire petit à petit notre protection sociale et nos services publics : d’abord en réduisant nos prestations, comme dans le cas de nos APL.
Ensuite en rendant de plus en plus inaccessible l’administration aux millions de Français concernés par l’illectronisme (16,5% des Français ont des difficultés avec Internet et l’informatique en général) et qui sont donc exclus de la « digitalisation » à marche forcée des services publics dont ces cabinets de conseils sont les principaux promoteurs. Enfin, en faisant passer des décisions politiques pour des choix techniques, puisque ce sont de plus en plus des consultants en cravate surdiplômés qui choisissent notre avenir et de moins en moins des élus.
La collaboration entre Emmanuel Macron et Karim Tadjeddine n’a pas commencé avec ce livre. Elle remonte à leur participation à la Commission « pour la libération de la croissance française », lancée par Nicolas Sarkozy en 2007 et plus connue sous le nom de « Commission Attali », du nom de son rapporteur. Parmi les préconisations de cette commission : « Transformer l’action publique ».
Une transformation que les cabinets de conseil, dont celui de Karim Tadjeddine, mettent en œuvre au forceps, avec la bénédiction de l’ami et président Macron, dont Tadjeddine a participé à la campagne électorale en 2017, ainsi que plusieurs autres consultants de Mc Kinsey, comme nous le révélait le Monde en février 2021. Ca s’appelle dans le métier faire du “pro bono”, c’est-à-dire travailler gratos pour les copains… mais rien n’est jamais gratuit et on peut dire que le cabinet a été largement récompensé pour son coup de pouce au candidat, une fois celui-ci devenu président.
En France, il n’est pas légal de donner plus de 2 500€ à un candidat à l’élection présidentielle, pour éviter de potentiels conflits d’intérêts. Par contre, il est tout à fait possible pour une société d’envoyer ses consultants travailler gratos pour le candidat pour bizarrement devenir le prestataire préféré de son gouvernement, une fois élu.
A l’échelle des entreprises privées, le recours au cabinet de conseil participe de tout l’équilibre de la machine capitaliste. Il s’agit de fluidifier les rouages du système en légitimant des décisions purement financières au nom de considérations rationnelles et « stratégiques ». Autrement dit, la mission idéologique des consultants est de faire croire, y compris à ses membres, que les entreprises capitalistes sont là pour autre chose que de générer du profit pour les actionnaires. Ils interviennent pour conseiller des « réorganisations », des plans de licenciements et nimber le tout de grandes notions managériales, histoire de rendre la réalité moins mesquine et cruelle. Ils sont l’administration du mensonge : tout comme l’Union Soviétique avait sa bureaucratie et ses commissaires politiques, le monde capitaliste a ses consultants en costume qui viennent raisonner les collectifs de cadres à coup de PowerPoint, afin qu’ils mettent en oeuvre le sale boulot et contribuent à renforcer la remontée de dividendes.
6°)- Pourquoi un tel silence autour de ce scandale d’Etat ?
Pourquoi un tel silence face à ce scandale ? Pourquoi Macron, à trois semaines du premier tour, n’est-il pas plongé dans la tourmente, assailli de questions sur le choix d’un cabinet dirigé par l’un de ses amis et pratiquant l’optimisation fiscale, ce qu’aucun des ministères dans lequel ses consultants se rendaient ne devait ignorer ? Parce que l’ensemble de notre classe médiatique et la majeure partie de notre classe politique adhère au plus profond d’elle-même aux conceptions idéologiques de l’action publique portée par l’alliance entre la macronie et les cabinets de conseil. Car il s’agit là d’un projet porté de longue date par la bourgeoisie, de « transformation » de la politique publique en science technique réservée à quelques diplômés, et qu’il convient d’imposer de gré ou de force à la masse inculte de “Gaulois réfractaires” et de fonctionnaires archaïques qui composent ce pays.
C’est pourquoi l’ensemble de la presse mainstream fait passer la réélection de Macron pour une nécessité politique : pas au nom de la guerre en Ukraine, non, mais au nom de la guerre qui nous est faite à nous. Cette guerre des classes qui fait chaque jour des milliers de victimes : les chômeurs radiés car trop peu réactifs à l’appli Pôle Emploi (radiations records ce mois-ci), les étudiants à qui l’on reprend les APL au moindre justificatif erroné, les allocataires du RSA que Macron prévoit de faire travailler gratuitement… Cette guerre aux usagers des services publics et de la protection sociale se déroule en parallèle de la guerre menée à l’encontre des salariés des entreprises privées. Les lieutenants de cette guerre sont désormais les mêmes : les consultants cravatés des cabinets de conseil.
Mais à quoi servent-ils à l’échelle d’un Etat ? Eh bien précisément à le faire fonctionner comme une entreprise, et à faire remonter le profit – via des économies budgétaires – aux actionnaires de son président : la grande bourgeoisie. Et au passage à se servir copieusement sur le dos du contribuable. Pour nous autres, c’est la double peine : non seulement les cabinets de conseils viennent imposer à nos administrations publiques une vision de leur action profondément nocive pour nous, à base de pseudo-consultations « participatives » et de violentes coupes budgétaires (comme la réforme des APL exécutée sous le saint patronage de McKinsey), mais en plus ils représentent un budget croissant que nous payons avec nos impôts !
Une seule question se pose désormais à nous, maintenant que l’on sait que ce scandale d’Etat n’en sera pas un, car nous ne faisons que découvrir une réalité que toute la bourgeoisie connaît et salue : quand est-ce qu’on les dégage ?
Nicolas Framont