L'ÈRE DU « MOI » : LA PERTE DU SENTIMENT COLLECTIF AU PROFIT DE L'INDIVIDU ROI !
Article rédigé le 19 octobre 2022 par Samuel Piquet pour le site ELUCID
À l’ère du « management horizontal » et du développement personnel, beaucoup de problèmes collectifs sont traités sous l'angle individuel. Inversement, jamais autant qu’aujourd’hui l’individu n’a tenu à ce que la société tout entière reconnaisse ses aspirations et ses particularismes. Ces revendications individuelles sans fin ne seraient-elles pas une forme de compensation à la disparition progressive des organisations collectives ?
« Quoi que l’homme entreprenne et fasse, l’individu ne se suffit pas, la société reste le suprême besoin de tout homme de valeur », disait Goethe. Ce « suprême besoin » de s’effacer au profit de quelque chose de plus grand que soi est-il encore accessible dans notre société moderne ? Pas si simple quand on constate, dans beaucoup de métiers, la perte du sentiment collectif. « La modernisation managériale s’est faite sur la base de l’individualisation de chacun à son travail », nous explique la sociologue Danièle Linhart, avant d’ajouter : « Pendant les Trente Glorieuses, on progressait selon l’ancienneté. Maintenant, il y a des évaluations et des objectifs individuels avec une mise en scène des choses les plus intimes ».
Quant au « bonheur au travail », il semble désormais ne plus dépendre des dirigeants ou de la vie de l’entreprise, mais de votre capacité à mettre à profit les plages de méditation ou de formation mises en place par la direction. Ou à vous relâcher totalement pendant les séances de fou rire animées par le « Chief Happiness Officer ». Enfin, en ce qui concerne le salaire, s’il est trop bas, c’est sans doute que vous ne pratiquez pas suffisamment le « slashing » (cumuler les petits boulots, ndlr).
Pour Danièle Linhart, il ne faudrait surtout pas croire que tout ceci est le fruit du hasard. Outre la « montée en puissance de l’individualisme qui existe depuis bien longtemps, notamment à travers le progrès technologique », pour la sociologue :
« Tous les dirigeants ont encore en tête la paralysie de 68. Dans les années 70, on décide alors de faire la promotion des individus, de sortir de la gestion des masses pour ne pas se mettre dans une situation difficile, il s’agit de conserver une emprise sur les salariés afin de les faire travailler selon des critères de rentabilité, de productivité et d’efficacité. La stratégie est claire : mieux vaut gérer des individus que des masses, des collectifs et des catégories. »
Les récentes et toujours plus exigeantes revendications individuelles seraient-elles alors une forme de compensation à ce délitement des structures collectives ? Faut-il envisager sous cet angle cette volonté de contraindre la société à employer le bon pronom, à reconnaître l’identité de genre et l’orientation sexuelle adéquates ? Le co-fondateur de l’Observatoire du décolonialisme Xavier-Laurent Salvador, n’est pas loin de le penser :
« Il faut interpréter le caprice individuel identitariste comme la crise existentielle du travailleur dans une société dont le sens lui échappe du fait de la superposition malsaine entre d’un côté le repère structurant porté par le cadre du travail, et de l’autre, la revendication politique dont on ne sait plus à qui elle doit s’adresser. »
Cette crise existentielle du travailleur se doublerait ainsi d’une crise existentielle politique : « Ce n’est pas un hasard aujourd’hui si le mot « société » sert à désigner un groupe d’individus au contour flou — s’opposant au peuple ». Pour la philosophe Bérénice Levet, emprunter la voie des revendications individuelles ne peut que perpétuer un cercle vicieux : « L'individu qui exige de la collectivité qu'elle le reconnaisse dans son identité sexuée, sexuelle, religieuse, ethnique, j'en oublie sans doute, n'a que ce qu'il mérite, si je puis dire, quand la collectivité le renvoie à lui-même, à sa responsabilité ». Puis de citer, pour montrer à quel point l’homme sort perdant de cette inversion entre collectif et individu, le mot d’Hannah Arendt : « L'homme moderne a perdu le monde pour le moi. »
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Pour Danièle Linhart, plus qu’une compensation, les revendications individuelles sont surtout une conséquence de ce qui se passe dans le milieu de l’entreprise :
« Cette évolution qui s’est ancrée a contribué à façonner une prise de conscience que chacun a intérêt à négocier son destin individuel dans l’entreprise. Il faut trouver le moyen de se faire reconnaître, de jouer avec la concurrence. Ça induit des logiques de revendications individuelles. Les syndicats ne sont plus sollicités que pour des situations personnelles de souffrance ou des problèmes de sécurité. L’enjeu politique s’efface. »
Et les dirigeants l’ont bien compris :
« Les compensations individuelles sont aussi instituées par le management. Quand c’est chacun contre tous et tous contre chacun, l’expérience du travail devient plus dure d’où la création des DRH, de la bienveillance et du bonheur, des Chief Happiness Officers, des ateliers de méditation, etc. Un des derniers slogans d’Orange illustre parfaitement cette situation : "le salarié unique, le digital humain". »
Bérénice Levet renchérit : « Là où la chose est coupable et même scandaleuse, c'est lorsque ce "management" s'abat sur des employés qui se vouent corps et âme à leur entreprise, ouvriers dans les usines et autres professions des services ». Xavier-Laurent Salvador déplore :
« On se retrouve donc en réalité dans une configuration qui émancipe d’un côté l’enfant de la cellule familiale, lieu de toutes les emprises dénoncées par les révoltés lecteurs d’Hervé Bazin et de Mauriac, et infantilise l’individu au sein de la société capitaliste (groupe politique ET entreprise) qui devient le dernier refuge structurant. »
Puis de conclure : « La solution pourrait être simple, et consisterait peut-être à rappeler que l’on n’est pas ce que l’on fait. Être, ça ne regarde que soi ; faire ça regarde son employeur ».
Pour Bérénice Levet, pour sortir de cette « idée aussi dégradée et dégradante de l'homme, cet individu réduit à lui-même, enfermé dans le cercle étroit de son identité », il faudrait de nouveau relever « le plus grand défi qui se pose à nous : saurons-nous réarticuler l'individu à des réalités plus vastes que lui-même ? ». Puis de citer un extrait du film Un Revenant de Christian-Jaque avec Louis Jouvet qui dirige une troupe de danseurs : « Voyant une des danseuses portant un collier, il lui intime l'ordre de le retirer, ajoutant : "Je ne veux pas de bijoux personnels. Je vous l'ai répété cent fois". La troupe, son identité, prévaut sur celle de chacun de ses membres. Le tout sur ses parties ».
« L’individu s’oppose à la collectivité, mais il s’en nourrit. Et l’important est bien moins de savoir à quoi il s’oppose que ce dont il se nourrit », disait Malraux. Peut-être serait-il temps de s’en inspirer de nouveau…
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