L'emblème démocratique
Très bon article rédigé par Alain Badiou dans le livre :La démocratie, mais dans quel état ? Edition La Fabrique, 2012
En dépit de tout ce qui en dévalue jour après jour l’autorité, il est certain que le mot « démocratie » reste l’emblème dominant de la société politique contemporaine. Un emblème, c’est l’intouchable d’un système symbolique. Vous pouvez dire ce que vous voulez de la société politique, vous montrer à son égard d’une férocité « critique » sans précédent, dénoncer « l’horreur économique », du moment que vous le faites au nom de la démocratie (dans le genre : « Cette société qui se prétend démocratique, comment peut-elle faire ceci ou cela ? »), vous serez pardonné. Car à la fin, c’est au nom de son emblème, et donc au nom d’elle-même, que vous avez tenté de juger cette société. Vous n’en êtes pas sorti, vous êtes resté son citoyen, comme elle dit, vous n’êtes pas un barbare, on vous retrouvera à votre place démocratiquement fixée, et sans doute, d’abord, aux prochaines élections.
2 J’affirme donc ceci : pour seulement toucher au réel de nos sociétés, il faut, comme un exercice a priori, destituer leur emblème. On ne fera vérité du monde où nous vivons qu’en laissant de côté le mot « démocratie », en prenant le risque de n’être pas un démocrate, et donc d’être réellement mal vu par « tout le monde ». Car « tout le monde », chez nous, ne se dit qu’à partir de l’emblème. Donc, « tout le monde » est démocrate. C’est ce qu’on pourrait appeler l’axiome de l’emblème.
3 Mais il s’agit pour nous du monde, et non de « tout le monde ». Le monde, justement, tel qu’en apparence il existe, n’est pas celui de tout le monde. Car les démocrates, gens de l’emblème, gens de l’Occident, y tiennent le haut du pavé, et les autres sont d’un autre monde qui, en tant qu’autre, n’est pas un monde à proprement parler. Tout juste une survivance, une zone pour les guerres, les misères, les murs et les chimères. Dans ce genre de « monde », de zone, on passe son temps à faire ses bagages, pour fuir l’horreur, ou pour partir, où ? Chez les démocrates, évidemment, qui prétendent régenter le monde et ont besoin qu’on travaille pour eux. On fait alors l’expérience que, bien au chaud sous leur emblème, les démocrates ne veulent pas vraiment de vous, qu’ils ne vous aiment pas. Au fond, il y a une endogamie politique : un démocrate n’aime qu’un démocrate. Pour les autres, venus des zones affamées ou meurtrières, on parle d’abord papiers, frontières, camps de rétention, surveillance policière, refus du rassemblement familial… Il faut être « intégré ». À quoi ? À la démocratie, sans doute. Pour être admis, et peut-être un jour lointain salué, il faut s’être entraîné chez soi à devenir démocrate, de longues heures, en travaillant dur, avant de s’imaginer pouvoir venir dans le vrai monde. Entre deux giclées de plomb, trois débarquements de parachutistes humanitaires, une famine et une épidémie, travaillez votre manuel d’intégration, le livret du petit démocrate ! C’est un examen redoutable qui vous attend ! Du faux monde au « vrai » monde, la passe est en impasse. Démocratie, oui, mais réservée aux démocrates, n’est-ce pas ? Mondialisation du monde, certainement, mais sous la condition que son extérieur prouve qu’il mérite enfin d’être à l’intérieur.
4 En somme, de ce que le « monde » des démocrates n’est nullement le monde de « tout le monde », s’ensuit déjà que la démocratie, en tant qu’emblème et gardienne des murs où jouit et croit vivre son petit monde, rassemble une oligarchie conservatrice, dont tout l’office, souvent guerrier, est de maintenir, sous le nom usurpé de « monde », ce qui n’est que le territoire de sa vie animale.
5 Lorsqu’on a déposé l’emblème et examiné scientifiquement de quel territoire il s’agit – le territoire où s’agitent et se reproduisent les démocrates –, on peut en venir à la question importante : à quelles conditions doit obéir un territoire pour pouvoir se présenter fallacieusement comme monde sous l’emblème démocratique ? Ou encore : de quel espace objectif, de quel collectif installé la démocratie est-elle la démocratie ?
6 On peut alors relire ce qui constitue en philosophie la première destitution de l’emblème démocratique, nommément ce qui en est dit au livre VIII de la République. Platon appelle « démocratie » une organisation dirigeante, un certain type de constitution. Bien plus tard, Lénine dira lui aussi : la démocratie, ce n’est qu’une forme d’État. Mais pour les deux, ce qu’il faut penser n’est pas tant l’objectivité de cette forme que son impact subjectif. La pensée doit transiter du droit à l’emblème, ou de la démocratie au démocrate. Le pouvoir de nuisance de l’emblème démocratique est concentré dans le type subjectif qu’il façonne, et dont, pour le dire en un mot, l’égoïsme, le désir de la petite jouissance, est le trait crucial.
7 Platonicien à cet égard, il faut le dire en passant, était Lin Piao, au plus fort de la Révolution culturelle, quand il disait que l’essence du faux communisme (celui qui a pris le dessus en Russie), c’est l’égoïsme, ou encore que ce qui domine le « démocrate » réactionnaire, c’est tout simplement la peur de la mort.
8 Bien entendu, l’approche de Platon comporte une part purement réactive. Car sa conviction est que la démocratie ne sauvera pas la cité grecque. Et de fait, elle ne l’a pas sauvée. Dirons-nous que la démocratie ne sauvera pas davantage notre fameux Occident ? Oui, nous le dirons, sauf à ajouter qu’alors nous voici revenus à l’antique dilemme : ou le communisme, par des voies à réinventer, ou la barbarie de fascismes eux-mêmes réinventés. Les Grecs, eux, ont eu les Macédoniens, puis les Romains. La servitude en tout cas, et non l’émancipation.
9 Platon, lui, en vieil aristocrate, se tourne vers des figures (une aristocratie militaire à formation philosophique) qu’il suppose avoir existé, mais qu’en réalité il invente. Sa réaction aristocratique propose un mythe politique. Cette question du réactif maquillé en nostalgie, nous en connaissons des variantes contemporaines. La plus frappante est, chez nous, l’idolâtrie républicaine, si répandue dans notre petite bourgeoisie intellectuelle, où fait florès l’invocation de « nos valeurs républicaines ». De quelle « république » se nourrit cette invocation ? Celle qui s’est créée dans le massacre des Communards ? Celle qui s’est musclée dans les conquêtes coloniales ? Celle de Clemenceau, le briseur de grèves ? Celle qui a si bien organisé la boucherie de 14-18 ? Celle qui a donné les pleins pouvoirs à Pétain ? Cette « république » de toutes les vertus est inventée pour les besoins de la cause : défendre l’emblème démocratique dont on sait qu’il pâlit dangereusement, tout comme Platon, avec ses gardiens-philosophes, croit tenir haut levé un drapeau aristocratique déjà mangé aux mites. C’est bien la preuve que toute nostalgie est la nostalgie de quelque chose qui n’a pas existé.
10 Cependant, la critique platonicienne de la démocratie est loin d’être uniquement réactive ou aristocratique. Son propos vise à la fois l’essence de la réalité que formalise, au niveau de l’État, la démocratie, et le sujet qui se constitue dans un monde ainsi formalisé, ce qu’il appelle « l’homme démocratique ». Les deux thèses de Platon sont alors les suivantes :
Le monde démocratique n’est pas réellement un monde.
Le sujet démocratique n’est constitué qu’au regard de sa jouissance.
12 Ces deux thèses sont à mon avis tout à fait fondées, et je vais ici les développer quelque peu.
13 En quoi la démocratie n’autorise-t-elle qu’un sujet de la jouissance ? Platon décrit deux formes du rapport à la jouissance constitué dans le faux monde démocratique. Le premier, quand on est jeune, est l’emportement dionysiaque. Le second, quand on est vieux, est l’indistinction des jouissances. Au fond, l’éducation du sujet démocratique par la vie sociale dominante commence par l’illusion que tout est disponible : « Jouir sans entraves », dit l’anarchiste soixante-huitard. « Des fringues, des chaussures Nike et mon shit », dit le faux rebelle des « banlieues ». Mais la même vie démocratique s’achève dans la conscience crépusculaire que tout s’équivaut, et donc que rien ne vaut, sinon d’abord l’étalon de toute valeur possible : l’argent, et ensuite l’appareillage de ce qui en protège la propriété : la police, la justice, les prisons. De l’avidité prodigue qui s’imagine être une liberté à l’avarice budgétaire et sécuritaire, voilà le cours du temps.
14 Mais quel lien avec la question du monde ? Tout monde, pour Platon comme pour moi, ne s’éclaire que des différences qui s’y construisent, et singulièrement de la différence, premièrement entre une vérité et une opinion, et deuxièmement entre deux vérités dont le type n’est pas le même (amour et politique, par exemple, ou art et science). Dès lors qu’est postulée l’équivalence de toutes choses, on a des surfaces, des supports, des apparences illimitées, mais aucun monde ne peut apparaître. C’est bien la pensée de Platon, quand il déclare que la démocratie est une forme de gouvernement « agréable, anarchique et bizarre, qui dispense une sorte d’égalité aussi bien à ce qui est inégal qu’à ce qui est égal ». L’agrément est celui que la jeunesse y trouve, qui est celle des désirs satisfaits, ou qui en droit peuvent l’être. L’égalité instituée entre l’inégal et l’égal n’est autre, pour nous, que le principe monétaire, l’équivalent général qui barre tout accès à des différences réelles, à l’hétérogène comme tel, dont le paradigme est l’écart entre une procédure de vérité et la liberté des opinions. C’est cette égalité abstraite, asservie à la quantité numérique, qui interdit la consistance d’un monde et impose le règne de ce que Platon nomme « anarchie ». Cette anarchie n’est autre que la valeur attribuée mécaniquement à ce qui est sans valeur. Un monde de la substituabilité universelle est un monde sans logique propre, et qui par conséquent n’est pas un monde, seulement un régime « anarchique » de l’apparaître.
15 Ce qui définit l’homme démocratique, éduqué par cette anarchie, c’est qu’il en subjective le principe, celui de la substituabilité de toute chose. On a alors une circulation ouverte des désirs, des objets auxquels ces désirs s’attachent, et des courtes jouissances qu’on tire de ces objets. C’est dans cette circulation que se constitue le sujet. On a vu que, parvenu à un certain âge, il accepte, au nom du primat de la circulation (de la « modernisation »), une certaine indétermination des objets. Il ne voit plus que le symbole de la circulation, l’argent comme tel. Mais la passion originaire seule, celle qui s’attache à l’infini potentiel des jouissances, peut animer la circulation. De là que, si la sagesse de la circulation réside chez les vieux – qui ont compris que l’essence de tout est la nullité monétaire –, son existence animée, sa perpétuation incessante, requiert que la jeunesse soit un acteur privilégié. L’homme démocratique greffe un vieillard avare sur un adolescent avide. L’adolescent fait tourner la machine et le vieillard encaisse les bénéfices.
16 Platon voit parfaitement que, au bout du compte, le faux monde démocratique est contraint d’idolâtrer la jeunesse, tout en se méfiant de ses emballements. Quelque chose dans le démocratique est essentiellement juvénile, quelque chose relève d’une puérilisation universelle. Comme Platon l’écrit, dans un tel faux-monde, « les vieillards s’abaissent aux façons des jeunes gens de peur de passer pour ennuyeux et despotiques ». Pour toucher les dividendes de son scepticisme cynique, le vieux démocrate doit lui aussi se déguiser en un jeune battant, il doit exiger chaque jour plus de « modernité », de « changement », de « vitesse », de « fluidité ». Son paradigme est le vieux rockeur increvable et milliardaire qui continue, si flapi et ridé qu’il puisse être, à brailler dans son micro en contorsionnant sa vieille carcasse.
17 Que devient la vie collective, quand son emblème est la jeunesse éternelle ? Quand le sens de l’âge a disparu ? Il y a sans doute deux possibilités. En l’absence d’un vrai niveau (capitaliste…) de circulation monétaire, cette figure est terroriste, parce qu’elle valorise sans limitation la brutalité et l’inconscience des adolescents. La version révolutionnaire de ce
jeunisme » pauvre, on en a vu les terribles effets avec les gardes rouges de la Révolution culturelle comme avec les Khmers rouges. Sa version désidéologisée, ce sont les bandes armées d’adolescents, manipulés par des puissances extérieures ou des seigneurs de la guerre, qui sèment la terreur dans nombre de régions africaines. Ce sont là les limites infernales du démocratisme adolescent déconnecté de la circulation monétaire des choses, sauf de celle des armes meurtrières qu’on leur fournit en abondance. Mais chez nous ? Chez nous, le primat de la jeunesse impose le divertissement comme loi sociale. « Amusez-vous » est la maxime pour tous. Même ceux qui ne le peuvent guère y sont tenus. D’où la profonde bêtise des sociétés démocratiques contemporaines.
19 Dans tous les cas, Platon nous autorise à penser nos sociétés comme entrelacement de trois motifs : l’absence de monde, l’emblème démocratique comme subjectivité asservie à la circulation et l’impératif de jouissance comme adolescence universelle. Sa thèse est alors que cette combinaison expose nécessairement la société qui s’y déploie à un total désastre, parce qu’elle est incapable d’organiser une discipline du temps.
20 La fameuse description que donne Platon de l’anarchie existentielle des démocrates satisfaits se présente d’abord comme une sorte d’éloge ironique de ce que Socrate appellera un peu plus loin « ce mode de gouvernement si beau et si juvénile » :
L’homme démocratique ne vit qu’au pur présent, ne faisant loi que du désir qui passe. Aujourd’hui, il fait une grasse bonne bouffe arrosée, demain il n’en a que pour Bouddha, le jeûne ascétique, l’eau claire et le développement durable. Lundi, il va se remettre en forme en pédalant des heures sur un immobile vélo, mardi, il dort toute la journée, puis fume et ripaille. Mercredi, il déclare qu’il va lire de la philosophie, mais finit par préférer ne rien faire. Jeudi, il s’enflamme au déjeuner pour la politique, bondit de fureur contre l’opinion de son voisin et dénonce avec le même enthousiasme furieux la société de consommation et la société du spectacle. Le soir, il va voir au cinéma un gros navet médiéval et guerrier. Il revient se coucher en rêvant qu’il s’engage dans la libération armée des peuples asservis. Le lendemain, il part au travail avec la gueule de bois, et tente vainement de séduire la secrétaire du bureau voisin. C’est juré, il va se lancer dans les affaires ! À lui les profits immobiliers ! Mais c’est le week-end, c’est la crise, on verra tout ça la semaine prochaine. Voilà une vie, en tout cas ! Ni ordre, ni idée, mais on peut la dire agréable, heureuse, et surtout aussi libre qu’insignifiante. Payer la liberté au prix de l’insignifiance, cela n’est pas cher [1][1]Ce passage figure dans le texte de La République, livre VIII,….
22 La thèse de Platon est qu’un jour ou l’autre ce mode d’existence – dont l’essence est l’indiscipline du temps – et la forme d’État qui lui est appropriée – la démocratie représentative – font advenir de façon visible leur essence despotique, à savoir le règne, comme contenu réel de ce qui se donne comme « beau et juvénile », du despotisme de la pulsion de mort. C’est pourquoi l’agrément démocratique s’achève, pour lui, dans le cauchemar réel de la tyrannie. Platon propose donc de dire qu’il existe une connexion démocratie/nihilisme, dès qu’on envisage la question du monde et la question du temps. Car le non-monde démocratique est une fuite temporelle. Le temps comme consommation est aussi bien le temps comme consumation.
23 Ainsi l’emblème du monde contemporain est la démocratie, et la jeunesse est l’emblème de cet emblème, parce qu’elle symbolise un temps non retenu. Cette jeunesse n’a évidemment aucune existence substantielle, elle est une construction iconique, un produit de la démocratie. Mais une telle construction réclame des corps. Et ces corps sont construits autour de trois traits : l’immédiateté (n’existe que le divertissement), la mode (succession de présents substituables) et le mouvement sur place (« on se bouge »).
24 Alors, ne pas être démocrate, c’est devenir ou redevenir vieux ? Mais non, je l’ai dit, les vieux veillent et encaissent. Ce qu’il faut dire, c’est ceci : si la démocratie est l’abstraction monétaire comme organisation de la pulsion de mort, alors son contraire n’est aucunement le despotisme ou le « totalitarisme ». Son contraire est ce qui veut soustraire l’existence collective à l’emprise de cette organisation. Négativement, cela veut dire que l’ordre de la circulation ne doit plus être celui de la monnaie, ni l’ordre de l’accumulation celui du Capital. On refusera donc absolument de confier le devenir des choses à la propriété privée. Positivement, cela veut dire que la politique, au sens de la maîtrise subjective – de la pensée-pratique – du devenir des peuples, aura, comme la science ou l’art, valeur par elle-même, selon les normes intemporelles qui peuvent être les siennes. On refusera donc de l’ordonner au pouvoir et à l’État. Elle est, elle sera, organisatrice au sein du peuple rassemblé et actif du dépérissement de l’État et de ses lois.
25 Ces deux motifs, Platon les a clairement vus, même si, dans les limites du temps qui était le sien, il les a restreints à ce qu’il appelle la vie des « gardiens » de la cité, assignant tous les autres à des places productives fixes. Les gardiens ne possèdent rien, chez eux règnent le « commun » et le partage, et leur pouvoir n’est que celui de l’Idée, car la cité n’a pas de lois.
26 On généralisera à l’existence de tous les êtres humains ces maximes que Platon réserve à son aristocratie savante. Ou plutôt : comme Antoine Vitez parlait, quant au théâtre et à l’art, de leur vocation à être « élitaires pour tous », on parlera si l’on veut d’un « aristocratisme pour tous ». Mais l’aristocratisme pour tous, c’est la plus haute définition du communisme. Et l’on sait que, pour les révolutionnaires ouvriers du XIX e siècle, Platon était d’abord la première figure philosophique du communisme.
27 Si l’on entend par le contraire d’une doctrine, non son inversion caricaturale, mais l’affirmation créatrice qui en rend vain tout l’appareillage, alors on comprend ceci : le contraire de la démocratie, au sens que lui donne, au moment de son crépuscule interminable, le capitalo-parlementarisme, ce n’est pas le totalitarisme, ce n’est pas la dictature. C’est le communisme. Le communisme qui, pour parler comme Hegel, absorbe et surmonte le formalisme des démocraties limitées.
28 Au terme de l’exercice qui, suspendant toute autorité du mot « démocratie », nous autorise à comprendre la critique platonicienne, nous pouvons après tout le restituer, dans son sens originaire : l’existence des peuples, conçue comme pouvoir sur eux-mêmes. La politique immanente au peuple, comme processus ouvert du dépérissement de l’État. On voit alors clairement que nous n’avons de chance de rester de vrais démocrates, donc des gens homogènes à la vie historique des peuples, qu’autant que nous redeviendrons, dans des formes qui aujourd’hui s’inventent lentement, des communistes.
Notes
Ce passage figure dans le texte de La République, livre VIII, 561d. La version qui en est donnée ici est celle de l’hypertraduction intégrale de ce livre que je suis en train de faire, et qui sera publiée à la fin de 2010. Ce travail est destiné à montrer que Platon est un contemporain capital.
Dans ma version, ce passage est extrait du chapitre VII titré « Critique des quatre politiques pré-communistes ». J’ai évidemment dû défaire le découpage de La République en dix livres, charcutage sans aucune pertinence réalisé à une époque tardive par un ou plusieurs grammairiens d’Alexandrie.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/10/2015
https://doi.org/10.3917/lafab.colle.2009.01.0015
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AideEn dépit de tout ce qui en dévalue jour après jour l’autorité, il est certain que le mot « démocratie » reste l’emblème dominant de la société politique contemporaine. Un emblème, c’est l’intouchable d’un système symbolique. Vous pouvez dire ce que vous voulez de la société politique, vous montrer à son égard d’une férocité « critique » sans précédent, dénoncer « l’horreur économique », du moment que vous le faites au nom de la démocratie (dans le genre : « Cette société qui se prétend démocratique, comment peut-elle faire ceci ou cela ? »), vous serez pardonné. Car à la fin, c’est au nom de son emblème, et donc au nom d’elle-même, que vous avez tenté de juger cette société. Vous n’en êtes pas sorti, vous êtes resté son citoyen, comme elle dit, vous n’êtes pas un barbare, on vous retrouvera à votre place démocratiquement fixée, et sans doute, d’abord, aux prochaines élections.
2 J’affirme donc ceci : pour seulement toucher au réel de nos sociétés, il faut, comme un exercice a priori, destituer leur emblème. On ne fera vérité du monde où nous vivons qu’en laissant de côté le mot « démocratie », en prenant le risque de n’être pas un démocrate, et donc d’être réellement mal vu par « tout le monde ». Car « tout le monde », chez nous, ne se dit qu’à partir de l’emblème. Donc, « tout le monde » est démocrate. C’est ce qu’on pourrait appeler l’axiome de l’emblème.
3 Mais il s’agit pour nous du monde, et non de « tout le monde ». Le monde, justement, tel qu’en apparence il existe, n’est pas celui de tout le monde. Car les démocrates, gens de l’emblème, gens de l’Occident, y tiennent le haut du pavé, et les autres sont d’un autre monde qui, en tant qu’autre, n’est pas un monde à proprement parler. Tout juste une survivance, une zone pour les guerres, les misères, les murs et les chimères. Dans ce genre de « monde », de zone, on passe son temps à faire ses bagages, pour fuir l’horreur, ou pour partir, où ? Chez les démocrates, évidemment, qui prétendent régenter le monde et ont besoin qu’on travaille pour eux. On fait alors l’expérience que, bien au chaud sous leur emblème, les démocrates ne veulent pas vraiment de vous, qu’ils ne vous aiment pas. Au fond, il y a une endogamie politique : un démocrate n’aime qu’un démocrate. Pour les autres, venus des zones affamées ou meurtrières, on parle d’abord papiers, frontières, camps de rétention, surveillance policière, refus du rassemblement familial… Il faut être « intégré ». À quoi ? À la démocratie, sans doute. Pour être admis, et peut-être un jour lointain salué, il faut s’être entraîné chez soi à devenir démocrate, de longues heures, en travaillant dur, avant de s’imaginer pouvoir venir dans le vrai monde. Entre deux giclées de plomb, trois débarquements de parachutistes humanitaires, une famine et une épidémie, travaillez votre manuel d’intégration, le livret du petit démocrate ! C’est un examen redoutable qui vous attend ! Du faux monde au « vrai » monde, la passe est en impasse. Démocratie, oui, mais réservée aux démocrates, n’est-ce pas ? Mondialisation du monde, certainement, mais sous la condition que son extérieur prouve qu’il mérite enfin d’être à l’intérieur.
4 En somme, de ce que le « monde » des démocrates n’est nullement le monde de « tout le monde », s’ensuit déjà que la démocratie, en tant qu’emblème et gardienne des murs où jouit et croit vivre son petit monde, rassemble une oligarchie conservatrice, dont tout l’office, souvent guerrier, est de maintenir, sous le nom usurpé de « monde », ce qui n’est que le territoire de sa vie animale.
5 Lorsqu’on a déposé l’emblème et examiné scientifiquement de quel territoire il s’agit – le territoire où s’agitent et se reproduisent les démocrates –, on peut en venir à la question importante : à quelles conditions doit obéir un territoire pour pouvoir se présenter fallacieusement comme monde sous l’emblème démocratique ? Ou encore : de quel espace objectif, de quel collectif installé la démocratie est-elle la démocratie ?
6 On peut alors relire ce qui constitue en philosophie la première destitution de l’emblème démocratique, nommément ce qui en est dit au livre VIII de la République. Platon appelle « démocratie » une organisation dirigeante, un certain type de constitution. Bien plus tard, Lénine dira lui aussi : la démocratie, ce n’est qu’une forme d’État. Mais pour les deux, ce qu’il faut penser n’est pas tant l’objectivité de cette forme que son impact subjectif. La pensée doit transiter du droit à l’emblème, ou de la démocratie au démocrate. Le pouvoir de nuisance de l’emblème démocratique est concentré dans le type subjectif qu’il façonne, et dont, pour le dire en un mot, l’égoïsme, le désir de la petite jouissance, est le trait crucial.
7 Platonicien à cet égard, il faut le dire en passant, était Lin Piao, au plus fort de la Révolution culturelle, quand il disait que l’essence du faux communisme (celui qui a pris le dessus en Russie), c’est l’égoïsme, ou encore que ce qui domine le « démocrate » réactionnaire, c’est tout simplement la peur de la mort.
8 Bien entendu, l’approche de Platon comporte une part purement réactive. Car sa conviction est que la démocratie ne sauvera pas la cité grecque. Et de fait, elle ne l’a pas sauvée. Dirons-nous que la démocratie ne sauvera pas davantage notre fameux Occident ? Oui, nous le dirons, sauf à ajouter qu’alors nous voici revenus à l’antique dilemme : ou le communisme, par des voies à réinventer, ou la barbarie de fascismes eux-mêmes réinventés. Les Grecs, eux, ont eu les Macédoniens, puis les Romains. La servitude en tout cas, et non l’émancipation.
9 Platon, lui, en vieil aristocrate, se tourne vers des figures (une aristocratie militaire à formation philosophique) qu’il suppose avoir existé, mais qu’en réalité il invente. Sa réaction aristocratique propose un mythe politique. Cette question du réactif maquillé en nostalgie, nous en connaissons des variantes contemporaines. La plus frappante est, chez nous, l’idolâtrie républicaine, si répandue dans notre petite bourgeoisie intellectuelle, où fait florès l’invocation de « nos valeurs républicaines ». De quelle « république » se nourrit cette invocation ? Celle qui s’est créée dans le massacre des Communards ? Celle qui s’est musclée dans les conquêtes coloniales ? Celle de Clemenceau, le briseur de grèves ? Celle qui a si bien organisé la boucherie de 14-18 ? Celle qui a donné les pleins pouvoirs à Pétain ? Cette « république » de toutes les vertus est inventée pour les besoins de la cause : défendre l’emblème démocratique dont on sait qu’il pâlit dangereusement, tout comme Platon, avec ses gardiens-philosophes, croit tenir haut levé un drapeau aristocratique déjà mangé aux mites. C’est bien la preuve que toute nostalgie est la nostalgie de quelque chose qui n’a pas existé.
10 Cependant, la critique platonicienne de la démocratie est loin d’être uniquement réactive ou aristocratique. Son propos vise à la fois l’essence de la réalité que formalise, au niveau de l’État, la démocratie, et le sujet qui se constitue dans un monde ainsi formalisé, ce qu’il appelle « l’homme démocratique ». Les deux thèses de Platon sont alors les suivantes :
Le monde démocratique n’est pas réellement un monde.
Le sujet démocratique n’est constitué qu’au regard de sa jouissance.
12 Ces deux thèses sont à mon avis tout à fait fondées, et je vais ici les développer quelque peu.
13 En quoi la démocratie n’autorise-t-elle qu’un sujet de la jouissance ? Platon décrit deux formes du rapport à la jouissance constitué dans le faux monde démocratique. Le premier, quand on est jeune, est l’emportement dionysiaque. Le second, quand on est vieux, est l’indistinction des jouissances. Au fond, l’éducation du sujet démocratique par la vie sociale dominante commence par l’illusion que tout est disponible : « Jouir sans entraves », dit l’anarchiste soixante-huitard. « Des fringues, des chaussures Nike et mon shit », dit le faux rebelle des « banlieues ». Mais la même vie démocratique s’achève dans la conscience crépusculaire que tout s’équivaut, et donc que rien ne vaut, sinon d’abord l’étalon de toute valeur possible : l’argent, et ensuite l’appareillage de ce qui en protège la propriété : la police, la justice, les prisons. De l’avidité prodigue qui s’imagine être une liberté à l’avarice budgétaire et sécuritaire, voilà le cours du temps.
14 Mais quel lien avec la question du monde ? Tout monde, pour Platon comme pour moi, ne s’éclaire que des différences qui s’y construisent, et singulièrement de la différence, premièrement entre une vérité et une opinion, et deuxièmement entre deux vérités dont le type n’est pas le même (amour et politique, par exemple, ou art et science). Dès lors qu’est postulée l’équivalence de toutes choses, on a des surfaces, des supports, des apparences illimitées, mais aucun monde ne peut apparaître. C’est bien la pensée de Platon, quand il déclare que la démocratie est une forme de gouvernement « agréable, anarchique et bizarre, qui dispense une sorte d’égalité aussi bien à ce qui est inégal qu’à ce qui est égal ». L’agrément est celui que la jeunesse y trouve, qui est celle des désirs satisfaits, ou qui en droit peuvent l’être. L’égalité instituée entre l’inégal et l’égal n’est autre, pour nous, que le principe monétaire, l’équivalent général qui barre tout accès à des différences réelles, à l’hétérogène comme tel, dont le paradigme est l’écart entre une procédure de vérité et la liberté des opinions. C’est cette égalité abstraite, asservie à la quantité numérique, qui interdit la consistance d’un monde et impose le règne de ce que Platon nomme « anarchie ». Cette anarchie n’est autre que la valeur attribuée mécaniquement à ce qui est sans valeur. Un monde de la substituabilité universelle est un monde sans logique propre, et qui par conséquent n’est pas un monde, seulement un régime « anarchique » de l’apparaître.
15 Ce qui définit l’homme démocratique, éduqué par cette anarchie, c’est qu’il en subjective le principe, celui de la substituabilité de toute chose. On a alors une circulation ouverte des désirs, des objets auxquels ces désirs s’attachent, et des courtes jouissances qu’on tire de ces objets. C’est dans cette circulation que se constitue le sujet. On a vu que, parvenu à un certain âge, il accepte, au nom du primat de la circulation (de la « modernisation »), une certaine indétermination des objets. Il ne voit plus que le symbole de la circulation, l’argent comme tel. Mais la passion originaire seule, celle qui s’attache à l’infini potentiel des jouissances, peut animer la circulation. De là que, si la sagesse de la circulation réside chez les vieux – qui ont compris que l’essence de tout est la nullité monétaire –, son existence animée, sa perpétuation incessante, requiert que la jeunesse soit un acteur privilégié. L’homme démocratique greffe un vieillard avare sur un adolescent avide. L’adolescent fait tourner la machine et le vieillard encaisse les bénéfices.
16 Platon voit parfaitement que, au bout du compte, le faux monde démocratique est contraint d’idolâtrer la jeunesse, tout en se méfiant de ses emballements. Quelque chose dans le démocratique est essentiellement juvénile, quelque chose relève d’une puérilisation universelle. Comme Platon l’écrit, dans un tel faux-monde, « les vieillards s’abaissent aux façons des jeunes gens de peur de passer pour ennuyeux et despotiques ». Pour toucher les dividendes de son scepticisme cynique, le vieux démocrate doit lui aussi se déguiser en un jeune battant, il doit exiger chaque jour plus de « modernité », de « changement », de « vitesse », de « fluidité ». Son paradigme est le vieux rockeur increvable et milliardaire qui continue, si flapi et ridé qu’il puisse être, à brailler dans son micro en contorsionnant sa vieille carcasse.
17 Que devient la vie collective, quand son emblème est la jeunesse éternelle ? Quand le sens de l’âge a disparu ? Il y a sans doute deux possibilités. En l’absence d’un vrai niveau (capitaliste…) de circulation monétaire, cette figure est terroriste, parce qu’elle valorise sans limitation la brutalité et l’inconscience des adolescents. La version révolutionnaire de ce
jeunisme » pauvre, on en a vu les terribles effets avec les gardes rouges de la Révolution culturelle comme avec les Khmers rouges. Sa version désidéologisée, ce sont les bandes armées d’adolescents, manipulés par des puissances extérieures ou des seigneurs de la guerre, qui sèment la terreur dans nombre de régions africaines. Ce sont là les limites infernales du démocratisme adolescent déconnecté de la circulation monétaire des choses, sauf de celle des armes meurtrières qu’on leur fournit en abondance. Mais chez nous ? Chez nous, le primat de la jeunesse impose le divertissement comme loi sociale. « Amusez-vous » est la maxime pour tous. Même ceux qui ne le peuvent guère y sont tenus. D’où la profonde bêtise des sociétés démocratiques contemporaines.
19 Dans tous les cas, Platon nous autorise à penser nos sociétés comme entrelacement de trois motifs : l’absence de monde, l’emblème démocratique comme subjectivité asservie à la circulation et l’impératif de jouissance comme adolescence universelle. Sa thèse est alors que cette combinaison expose nécessairement la société qui s’y déploie à un total désastre, parce qu’elle est incapable d’organiser une discipline du temps.
20 La fameuse description que donne Platon de l’anarchie existentielle des démocrates satisfaits se présente d’abord comme une sorte d’éloge ironique de ce que Socrate appellera un peu plus loin « ce mode de gouvernement si beau et si juvénile » :
L’homme démocratique ne vit qu’au pur présent, ne faisant loi que du désir qui passe. Aujourd’hui, il fait une grasse bonne bouffe arrosée, demain il n’en a que pour Bouddha, le jeûne ascétique, l’eau claire et le développement durable. Lundi, il va se remettre en forme en pédalant des heures sur un immobile vélo, mardi, il dort toute la journée, puis fume et ripaille. Mercredi, il déclare qu’il va lire de la philosophie, mais finit par préférer ne rien faire. Jeudi, il s’enflamme au déjeuner pour la politique, bondit de fureur contre l’opinion de son voisin et dénonce avec le même enthousiasme furieux la société de consommation et la société du spectacle. Le soir, il va voir au cinéma un gros navet médiéval et guerrier. Il revient se coucher en rêvant qu’il s’engage dans la libération armée des peuples asservis. Le lendemain, il part au travail avec la gueule de bois, et tente vainement de séduire la secrétaire du bureau voisin. C’est juré, il va se lancer dans les affaires ! À lui les profits immobiliers ! Mais c’est le week-end, c’est la crise, on verra tout ça la semaine prochaine. Voilà une vie, en tout cas ! Ni ordre, ni idée, mais on peut la dire agréable, heureuse, et surtout aussi libre qu’insignifiante. Payer la liberté au prix de l’insignifiance, cela n’est pas cher [1][1]Ce passage figure dans le texte de La République, livre VIII,….
22 La thèse de Platon est qu’un jour ou l’autre ce mode d’existence – dont l’essence est l’indiscipline du temps – et la forme d’État qui lui est appropriée – la démocratie représentative – font advenir de façon visible leur essence despotique, à savoir le règne, comme contenu réel de ce qui se donne comme « beau et juvénile », du despotisme de la pulsion de mort. C’est pourquoi l’agrément démocratique s’achève, pour lui, dans le cauchemar réel de la tyrannie. Platon propose donc de dire qu’il existe une connexion démocratie/nihilisme, dès qu’on envisage la question du monde et la question du temps. Car le non-monde démocratique est une fuite temporelle. Le temps comme consommation est aussi bien le temps comme consumation.
23 Ainsi l’emblème du monde contemporain est la démocratie, et la jeunesse est l’emblème de cet emblème, parce qu’elle symbolise un temps non retenu. Cette jeunesse n’a évidemment aucune existence substantielle, elle est une construction iconique, un produit de la démocratie. Mais une telle construction réclame des corps. Et ces corps sont construits autour de trois traits : l’immédiateté (n’existe que le divertissement), la mode (succession de présents substituables) et le mouvement sur place (« on se bouge »).
24 Alors, ne pas être démocrate, c’est devenir ou redevenir vieux ? Mais non, je l’ai dit, les vieux veillent et encaissent. Ce qu’il faut dire, c’est ceci : si la démocratie est l’abstraction monétaire comme organisation de la pulsion de mort, alors son contraire n’est aucunement le despotisme ou le « totalitarisme ». Son contraire est ce qui veut soustraire l’existence collective à l’emprise de cette organisation. Négativement, cela veut dire que l’ordre de la circulation ne doit plus être celui de la monnaie, ni l’ordre de l’accumulation celui du Capital. On refusera donc absolument de confier le devenir des choses à la propriété privée. Positivement, cela veut dire que la politique, au sens de la maîtrise subjective – de la pensée-pratique – du devenir des peuples, aura, comme la science ou l’art, valeur par elle-même, selon les normes intemporelles qui peuvent être les siennes. On refusera donc de l’ordonner au pouvoir et à l’État. Elle est, elle sera, organisatrice au sein du peuple rassemblé et actif du dépérissement de l’État et de ses lois.
25 Ces deux motifs, Platon les a clairement vus, même si, dans les limites du temps qui était le sien, il les a restreints à ce qu’il appelle la vie des « gardiens » de la cité, assignant tous les autres à des places productives fixes. Les gardiens ne possèdent rien, chez eux règnent le « commun » et le partage, et leur pouvoir n’est que celui de l’Idée, car la cité n’a pas de lois.
26 On généralisera à l’existence de tous les êtres humains ces maximes que Platon réserve à son aristocratie savante. Ou plutôt : comme Antoine Vitez parlait, quant au théâtre et à l’art, de leur vocation à être « élitaires pour tous », on parlera si l’on veut d’un « aristocratisme pour tous ». Mais l’aristocratisme pour tous, c’est la plus haute définition du communisme. Et l’on sait que, pour les révolutionnaires ouvriers du XIX e siècle, Platon était d’abord la première figure philosophique du communisme.
27 Si l’on entend par le contraire d’une doctrine, non son inversion caricaturale, mais l’affirmation créatrice qui en rend vain tout l’appareillage, alors on comprend ceci : le contraire de la démocratie, au sens que lui donne, au moment de son crépuscule interminable, le capitalo-parlementarisme, ce n’est pas le totalitarisme, ce n’est pas la dictature. C’est le communisme. Le communisme qui, pour parler comme Hegel, absorbe et surmonte le formalisme des démocraties limitées.
28 Au terme de l’exercice qui, suspendant toute autorité du mot « démocratie », nous autorise à comprendre la critique platonicienne, nous pouvons après tout le restituer, dans son sens originaire : l’existence des peuples, conçue comme pouvoir sur eux-mêmes. La politique immanente au peuple, comme processus ouvert du dépérissement de l’État. On voit alors clairement que nous n’avons de chance de rester de vrais démocrates, donc des gens homogènes à la vie historique des peuples, qu’autant que nous redeviendrons, dans des formes qui aujourd’hui s’inventent lentement, des communistes.
Notes
Ce passage figure dans le texte de La République, livre VIII, 561d. La version qui en est donnée ici est celle de l’hypertraduction intégrale de ce livre que je suis en train de faire, et qui sera publiée à la fin de 2010. Ce travail est destiné à montrer que Platon est un contemporain capital.
Dans ma version, ce passage est extrait du chapitre VII titré « Critique des quatre politiques pré-communistes ». J’ai évidemment dû défaire le découpage de La République en dix livres, charcutage sans aucune pertinence réalisé à une époque tardive par un ou plusieurs grammairiens d’Alexandrie.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/10/2015
https://doi.org/10.3917/lafab.colle.2009.01.0015
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