Le spectacle d'un attentat crée des émotions passagères, mais n'empêche pas le cerveau rationnel de reprendre ensuite le dessus.
Article rédigé le 8 janvier 2018 par Brigitte Bouzonnie à partir d'un article rédigé par Thierry Blin, professeur de sciences politique. Mis à jour le 10 janvier 2024
LE "CHOC DE CIVILISATIONS" GLISSE SUR LA SOCIÉTÉ LIQUIDE, QUI EST LA NOTRE.
Dans un article de l'Humanité du 3 juin 2014, Thierry BLIN, professeur de sciences politiques, développait l'idée d'une "société liquide" : "ce que le sociologue Zygmunt Bauman nomme une société liquide, une société où l’avenir, le niveau de vie, le travail sont incertains. Dans la société d’avant cette nouvelle hégémonie, l’État-nation régulait, régnait, conférait une identité. Ce que le vote FN manifeste, c’est cette nostalgie du solide, de la prise collective sur la vie ordinaire, ce rejet de l’impuissance actuelle".
C'est dans cette société liquide, de délitement des liens sociaux, d'où qu'ils viennent, que veut s'exercer, pour les américains et leurs alliés, le "choc de civilisations" : théorie élaborée par Samuel HUNTINGTON, professeur à Harvard, publié d'abord en 1993 puis en 1996. Il pointe le réveil identitaire à travers un monde de plus en plus marqué par les clivages religieux, résultat de la chute des idéologies politiques. En particulier avec le réveil de l'islam radical dans le monde musulman. Favorisant une recomposition de la communauté mondiale en sept civilisations religieuses : chinoise, japonaise, hindoue, musulmane, occidentale, latino-américaine, africaine, orthodoxe.
Confrontée à la montée d'un terrorisme international islamiste, l'administration américaine serait obligée de "déclarer la guerre contre la terreur"(sic). Ce qui "justifierait", toujours selon l’auteur, les folles équipées militaires états-uniennes. Ces derniers, appuyés par différents alliés de l'OTAN, comme les pays européens, feraient la guerre à Al-Quaida, voire déclencherait des "guerres préventives" contre les états (du Moyen Orient) accusés d'abriter ces groupes terroristes.
Cette théorie a été imaginée au cours des années 1990 par Huntington, à une époque où notre société était beaucoup moins malade, beaucoup moins délitée, qu'elle ne l'est aujourd'hui, l’aspiration à être avec existant encore. Où les mots "société", "France", "nation", “monde du travail" formaient encore une chaine de solidarités actives...
Pourtant, comme l'écrit avec lucidité ARIANE Walter dans son dernier article sur AGORAVOX : la volonté du pouvoir en place de diviser la nation entre pro et anti musulmans n'a pas marché : "Hier (après les évènements de Charlie Hebdo), il a perdu une sacrée partie. Sur le net, il n’y a que quelques excités Front National pour hurler avec les loups. Musulmans, Juifs, tous les hommes de bonne volonté sont de plus en plus unis" écrit-elle, constat que je partage cinq sur cinq...
Imaginer la société française partagée par une ligne de fracture entre occidentaux et musulmans est pour le moins simpliste et inexact. Les évènements de Charlie Hebdo me font penser à l’ouvrage de Jean-Jacques Rousseau : “discours sur le théâtre”. Rousseau, grand amateur d’opéras, montre comment, devant un opéra, un livre ou un film bouleversant, on fond en larmes abondantes et sincères. Mais il montre aussi comment cette émotion est “passagère” : très vite, le cortex (cerveau rationnel et analytique) reprend ses droits.
Huntington pose, à tort selon moi, que toutes les femmes et les hommes de la planète ne sont que “des masses d’affects”. Telle était au XVIIème siècle l’analyse de Spinoza, qui s’opposait radicalement à celle de Descartes, privilégiant le cerveau rationnel. Huntington réduit l’humanité à des masses d’affects, telle de la pâte à modeler. On peut l’“enrôler” dans tel ou tel narratif mensonger inventé par l’Etat profond, un attentat par exemple.
Dans la littérature sociologique actuelle, les élites occidentales, “pour qui la pédophilie est devenue la norme” dixit Poutine, théorisent l’absence de Vérité et la mort du Sujet. Comme Huntington et tout ce courant idéologique, le cortex ( intellect) n’existe pas. Or, comme montre très bien Rousseau : une chose est de pleureur à un opéra. Une autre le lendemain est d’arriver à l’heure à son travail. Accompagner les enfants à l’école. Manger. Dormir. Autrement dit, le cortex (la raison) pilote de nouveau l’individu, et l’émotion que ce dernier à eu la veille se dissipe. Pour un attentat, c’est pareil. Une chose est de pleureur amèrement les 109 morts du Bataclan le 13 novembre 2015, une autre est d’arrêter de vivre rationnellement : ce qui montre bien que le cortex est, en dernière analyse, celui qui décide la conduite de l’individu.