Le triomphe de l'individu hypermoderne, sans surmoi, sans idéal du moi autre que le sexe !
Article rédigé par Annette Aubertet Eugène Enriquez, dans l'année psychiatrique 1985
Parler des pathologies de l’individu contemporain, qualifié d’« hypermoderne », implique d’abord de s’expliquer sur cette notion d’hypermodernité, qui s’oppose à celle de postmodernité, en vigueur depuis plusieurs décennies. Tandis que la notion de post-modernité [17] était fondée sur le constat d’une rupture survenue avec les grandes idées qui sous-tendaient la modernité, notamment celles de raison et de progrès, censées représenter une émancipation pour l’humanité, celle d’hypermodernité met l’accent non pas sur la rupture avec les fondements de la modernité mais sur l’exacerbation et la radicalisation de la modernité [2]. L’hypermodernité, dont le préfixe hyper désigne le trop, l’excès, l’au-delà d’une norme ou d’un cadre, implique en effet une connotation de dépassement constant, de maximum, de situation limite. Certains auteurs, tels Marc Augé [5] ou Georges Balandier [6], soulignent eux aussi que la modalité essentielle de l’hypermodernité (qu’ils appellent surmodernité) est l’excès et la surabondance événementielle du monde contemporain et précisent qu’elle constitue « le côté face d’une pièce dont la post-modernité ne nous présenterait que le revers : le positif d’un négatif » [5].
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Ces notions d’excès, d’exacerbation, de dépassement font partie intégrante du tableau de la personnalité hypermoderne et des pathologies qui l’affectent plus particulièrement.
L’excès ou le rien, le trop ou le vide
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En fait, le type de personnalité que nous qualifions d’hypermoderne émerge dans les années 1970 en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Dans la société qui se dessine à partir de ces années-là, société où l’hyperconsommation devient la règle, société flexible, sans frontières et sans limite, société fluide ou « liquide », pour reprendre l’expression de Zygmund Bauman [7], deux pôles extrêmes se dégagent, deux sortes d’idéaux-types, que Robert Castel avait esquissés dans son étude sur les « métamorphoses » de la question sociale [8], lorsqu’il avait observé que se dessinait une sorte de bipolarisation de l’individualisme contemporain avec, d’un côté, ce qu’il appelait l’individu « par excès », en lien direct avec l’individualisme de marché, et de l’autre l’individu « par défaut » dont il décrivait les principales caractéristiques. Le premier correspond à l’individualisme conquérant de celui qui, maître de ses entreprises, poursuit avec acharnement son propre intérêt et se montre défiant à l’égard de toutes les formes collectives d’encadrement. L’autre, l’individu « par défaut », se décline en termes de manque : « manque de considération, manque de sécurité, manque de biens assurés et de liens stables » [8]. C’est un individu « par défaut de cadres », parce qu’il n’a pu entrer ou qu’il a décroché des structures collectives d’encadrement pourvoyeuses, précisément, de sécurité, de biens et de considération. L’un est dans le trop plein, dans l’excès de sollicitations, de Cet excès, qui caractérise la manière de vivre et le comportement de l’individu hypermoderne, peut ainsi se repérer sur différents registres. Celui de son mode de jouissance, d’abord, qui semble caractérisé par un « toujours plus », comme si l’hypermodernité révélait un « mode aigu de désintrication pulsionnelle », se manifestant dans un « pousse au plaisir », selon l’expression de Paul-Laurent Assoun, une sorte de « devoir de jouissance » [1]. Dans ce domaine, la seule loi possible de l’individu semble être celle de son propre désir. Eugène Enriquez évoque ainsi l’apparition d’individus nouveaux « sans sur-moi, sans idéal du moi (sauf l’argent, le sexe, la sécurité ou la santé) et qui font de leur désir et de leur plaisir le paradigme de leur vie » [11]. Sur le registre de ses investissements professionnels, c’est au contraire l’environnement économique qui dicte ses contraintes en exigeant des individus des performances toujours plus grandes, dans un contexte où l’extrême pression du temps les enserre dans un climat d’urgence permanente. Dans le domaine de ses investissements personnels, enfin, un type particulier de conduites est apparu, les conduites dites « à risques », dans lesquelles la recherche des limites ultimes de la résistance corporelle constitue une forme nouvelle de recherche des limites dans une société devenue précisément sans limite. Dans cette exigence de dépassement personnel, c’est une sorte de transcendance de lui-même que recherche l’individu, comme s’il était à lui-même son propre Dieu, un Dieu qui aurait pris la place du Dieu tout puissant des religions traditionnelles. C’est en tout cas la conjonction de tous ces types de comportement marqués par l’extrême – le toujours plus, toujours plus loin, toujours plus rapide – qui semble caractériser les investissements et la manière d’être de ce que nous appelons la personnalité hypermoderne.
Les pathologies hypermodernes : des pathologies par excès ?
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Les pathologies qui affectent l’individu hypermoderne semblent d’ailleurs à l’image de ses investissements : pathologies de la défonce toxicomaniaque ou, plus simplement, de l’addiction à des substances destinées à soutenir un rythme de performances toujours accru ; pathologies alimentaires, celles de l’obésité ou de l’anorexie, dans lesquelles se traduit soit le débordement alimentaire, soit son contraire, la restriction extrême, autre forme d’expérimentation des limites corporelles que nous évoquions plus haut ; pathologies professionnelles également, qui revêtent deux aspects différents, tous deux marqués par l’excès : la brûlure de soi, par excès d’idéalisation et d’investissement personnel, et l’« hyperfonctionnement de soi », par excès de pression à la performance dans des délais toujours plus courts.
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La brûlure de soi, c’est cette maladie de l’idéalité (les Nord-Américains l’appellent burn-out), que nous avions longuement décrite dans un ouvrage précédent consacré au « coût de l’excellence » [3], dans lequel nous explorions le coût humain de la culture d’excellence prônée par les entreprises. Nous y décrivions les processus de passion quasi amoureuse que les individus en venaient à développer à l’égard de l’entreprise dans laquelle se déroulait leur carrière et la façon dont l’idéal du moi de chacun était en quelque sorte capté par l’idéal organisationnel proposé par l’entreprise. Nous y décrivions aussi les processus d’effondrement psychique se produisant lorsque l’entreprise, pour des raisons diverses (moindre performance, changement de stratégie, considérations économiques, etc.), en venait à se distancier de ses collaborateurs. Lorsque le support de l’entreprise leur faisait ainsi brusquement défaut, ceux qui avaient investi en elle une part immense de leurs attentes et de leur idéal se retrouvaient alors comme réduits à rien.
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Mais les avancées d’une mondialisation de plus en plus effrénée, la pression du temps sans cesse croissante, les exigences toujours plus poussées de rentabilité, de productivité et de réactivité ont en quelque sorte gommé l’habillage idéologique qui permettait aux individus de projeter leur idéal professionnel sur l’entreprise. Après la mode des projets d’entreprise et l’idéologie du management par l’excellence qui permettaient de voiler la violence des rapports économiques, c’est donc un visage beaucoup plus rude, sans la médiation d’aucune idéalisation possible, que l’entreprise a dévoilé. Ce n’est donc plus la projection de son idéal personnel sur un idéal d’entreprise qui vient dorénavant au premier plan, c’est l’impératif d’être « hyper-performant » dans un contexte où la projection dans l’avenir s’est effacée devant la nécessité d’une hyperréactivité dans l’immédiat. Les pathologies professionnelles qui découlent de ce nouveau contexte sont à l’image de cette mutation : ce sont des pathologies de la « surchauffe » et de l’« hyperfonctionnement de soi » qui viennent désormais au premier plan.
Les pathologies de « l’hyperfonctionnement de soi »
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L’hyperfonctionnement de soi, c’est en quelque sorte le mode d’investissement professionnel sollicité dans un contexte marqué par la mondialisation économique, la toute puissance de la loi du marché et le règne de l’urgence généralisée. Sur ce dernier point, on ne peut comprendre les modes de fonctionnement et d’investissement professionnel qui se mettent en place dans l’univers économique sans rappeler la mutation radicale du rapport au temps qui est apparue depuis une douzaine d’années environ. Cette mutation, qui a mis au premier plan les notions d’instantanéité, d’immédiateté et d’urgence, est survenue du fait de l’alliance qui s’est opérée entre la logique des marchés financiers, régissant désormais l’économie, et l’instantanéité des nouveaux moyens de communication, l’ensemble conduisant à l’instauration d’une sorte de dictature du temps réel [4, 14]. Celle-ci s’est traduite dans l’entreprise par le développement de « cultures d’urgence » exigeant une hyperréactivité immédiate et une réponse « dans l’instant » aux diverses sollicitations professionnelles, ce qui aboutit souvent à l’impossibilité de différencier l’accessoire de l’essentiel, tout semblant devenu à la fois urgent et important et, comme tel, devant être traité avec la même exigence d’immédiateté.
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Si ce contexte semble assez largement dominant dans nombre de secteurs d’activité, la manière dont il est ressenti et vécu n’est pas la même. Certains le vivent de façon positive, le rythme et l’intensité de l’investissement étant perçus comme galvanisant les énergies et, comme tels, sources d’une jouissance profonde. Ainsi, pour ce cadre qui semble avoir besoin d’être shooté par un rythme trépidant pour pouvoir avancer et explique que, dans son métier, « on est en permanence dans l’instant, la pression, le débordement, la cavalcade, la fuite en avant », tout en précisant qu’il ne pourrait jamais travailler dans un groupe dans lequel il ne vivrait pas « en permanence à 200 à l’heure ». À la question lui demandant pourquoi il est important de vivre à 200 à l’heure, il répondait sans hésiter : « Parce qu’on ne voit pas la mort arriver… on est emporté par le maelström de la vie, inondé par le quotidien… on s’éclate, on s’explose, c’est une jouissance profonde à chaque instant de la vie. Le risque de ces vies-là, trépidantes, c’est la crise cardiaque, la rupture d’anévrisme, un cancer foudroyant… mais je préfère prendre ce risque plutôt que de m’ennuyer. Moi, si je m’ennuie, je meurs ».
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Le rythme trépidant permet ainsi d’évacuer la question du sens : la « cavalcade », le « débordement », le « maelström permanent » permettent de masquer l’angoisse de la mort et de la conjurer par l’intensité de la jouissance que révèlent les mots employés pour indiquer le rapport à la vie et la mort et qui sont marqués par la soudaineté et l’intensité : foudroyant, éclate, explose, jouissance, trépidante, d’un seul coup. En ce sens, la vie à 200 à l’heure, le débordement, l’agitation, l’inondation du quotidien, l’intensité de l’instant sont autant de façons de conjurer la mort, de se soustraire à l’angoisse qu’elle suscite en sourdine et constituent finalement une « fuite en avant » par rapport à son échéance inéluctable. Tout se passe comme si chaque instant devait être vécu comme le dernier et qu’il fallait le consommer jusqu’à plus soif pour le gorger d’éternité.
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Mais, dans bien d’autres cas, l’individu ne peut même pas accéder à cette question du sens de son action, parce qu’il est en quelque sorte écrasé par les sollicitations continuelles qu’il subit et auxquelles il doit répondre en un temps toujours plus court. Lorsque le surinvestissement professionnel et le fonctionnement « en urgence », loin d’être recherchés comme des amphétamines de l’action, sont au contraire subis comme une contrainte à laquelle on ne peut se soustraire, tout se passe comme si l’individu ne pouvait plus fonctionner que comme une machine. L’hyperfonctionnement de soi prend alors la forme de la « surchauffe », comme lorsqu’on dit qu’un moteur est en surchauffe. À maintes reprises, les témoignages recueillis dans le cadre de l’étude que nous avons menée sur les nouvelles pressions temporelles à l’œuvre dans le champ de la vie professionnelle [4] faisaient état de personnes qui se mettaient à fonctionner comme « des piles électriques qu’on ne peut pas débrancher » ou d’autres qui « tournent en rond, comme un embrayage ou une boîte de vitesse qui tourne dans le vide » ou encore qui « pètent les plombs », toutes métaphores qui convergent dans une analogie de l’individu avec une machine, propulsée par des processus mécaniques ou électriques pourvoyeurs d’énergie. Analogie significative du rapprochement que l’on peut établir avec le mode de fonctionnement requis par un contexte exigeant une réaction immédiate et instantanée puisque, n’étant plus sollicitée au niveau de sa réflexion, ne pouvant plus prendre le temps du recul et de l’analyse, sommée de réagir de manière toujours plus rapide pour gérer un télescopage permanent d’actions ou de réponses à apporter dans l’instant, la personne finit par fonctionner sur sa seule dimension « énergétique », comme une centrale électrique ou un circuit électronique dont, à certains moments et du fait d’une surchauffe prolongée, les branchements ou les connexions sautent brutalement, comme sous l’effet d’un gigantesque court-circuit.
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D’autres types de symptômes apparaissent, en lien avec ce contexte pourvoyeur d’une pression toujours plus grande et exigeant des réponses toujours plus immédiates. Ainsi, la « corrosion du caractère », relevée par Richard Sennett [20] qui l’entend comme l’impossibilité de poursuivre des objectifs et surtout des valeurs de long terme – fidélité, engagement, loyauté – dans une société qui ne s’intéresse qu’à l’immédiat et dans laquelle les exigences de flexibilité généralisée empêchent d’entretenir des relations sociales durables et d’éprouver un sentiment de continuité de soi. Une « corrosion » que nous avons pu observer [4] à travers les perturbations produites sur la capacité de résistance de ceux qui sont soumis au nouveau contexte économico-temporel dont nous parlons. Comme si le caractère, entendu comme la capacité et la manière d’entrer en relation avec les autres, se trouvait en quelque sorte dégradé progressivement, tel un matériau, sous l’action du milieu ambiant, rongé, attaqué comme par une action de type chimique. Nombre de témoignages faisaient ainsi état du sentiment de devenir personnellement extrêmement nerveux et irritable, ou mentionnaient les changements brutaux qu’ils observaient dans le comportement de ceux qui sont soumis à des pressions particulièrement fortes : étaient ainsi relevées des « réactions totalement imprévisibles », une « double personnalité » chez des individus se montrant « tantôt très sympathiques, tantôt totalement odieux », des réactions « complètement hystériques », des phénomènes de vieillissement soudain et prématuré, touchant des personnes jusque-là particulièrement dynamiques, des processus de « détérioration mentale et psychologique », etc. Cette perturbation forte des capacités relationnelles et personnelles, cette altération parfois pathologique du comportement illustrent bien cette notion de corrosion, comme si l’intégrité personnelle et psychique de la personne était attaquée sous la pression extrême de l’environnement, comme si l’individu se retrouvait « à vif », sans plus aucune défense par rapport aux agressions et sollicitations de son entourage et que l’équilibre de sa personnalité et de sa vie se trouvait rompu, comme décomposé, sous les coups de boutoir d’une exigence toujours plus inflexible.
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Enfin, comment ne pas mettre en regard l’accroissement du nombre de « dépressions » (même si cette affection présente des contours particulièrement flous et a progressivement intégré toute une gamme de symptômes auparavant rattachés à d’autres catégories nosologiques) avec cette exigence socio-économique d’accélération permanente et d’immédiateté toujours plus poussée ? En instaurant une mobilisation psychique intense des individus et en exigeant d’eux une flexibilité constante et une rapidité de réaction toujours plus grande, la société les confronte à des situations dans lesquelles, devant à tout prix agir et courir toujours plus vite, ils en sont parfois incapables, entre autres parce qu’ils n’en « peuvent plus ». D’où l’accroissement, observé par nombre de psychiatres, des dépressions d’épuisement dans lesquelles, explique l’un d’entre eux, « le ralentissement est important, les gens n’arrivent plus à produire et ressentent un épuisement et une fatigue extrêmement importantes, avec des explosions de larme, de colère et une forte anxiété, une plainte de nerfs à fleur de peau très forte, et une irritabilité, une agressivité extrêmement fortes » [4]. C’est donc l’intensité des symptômes d’épuisement, leur exacerbation, qui constituent la première caractéristique de ce type d’état, la seconde consistant en l’absence des autres signes de la dépression, notamment la tristesse. Et c’est donc bien le contexte et l’environnement dans lequel les gens travaillent qui semblent constituer la cause majeure de l’extension de ce type de dépression.
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Finalement, dans ces pathologies de l’hyperfonctionnement de soi, peut se lire le reflet du contexte actuel qui semble priver l’individu de sa capacité réflexive, qui ne le sollicite plus au niveau de ses valeurs ou de ses idéaux et, l’enjoignant de fonctionner comme une machine pour faire face à un contexte de pression et d’urgence toujours plus poussées, ne lui laisse plus que la panne ou la déconnexion brutale pour échapper à une accélération qu’il ne parvient plus à assumer.
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Mais cette dictature du temps immédiat, qui oblige à apporter et à réclamer des réponses dans l’instant dans un contexte où l’urgence, l’instantanéité et l’immédiateté structurent désormais la relation au temps, n’a pas seulement un lien avec les pathologies que nous avons décrites. Elle semble aussi avoir conduit à un changement dans les relations interpersonnelles, devenues flexibles et éphémères, et à une prévalence des sensations sur les sentiments.
Des sensations plutôt que des sentiments ?
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Indépendamment de sa répercussion sur le rythme de vie, professionnel notamment, vécu p