Le Temps de la fin - Günther Anders
Présentation du livre de Gunther Anders publié le 20/10/2023 par Louise Bosq pour le site ELUCID
La crainte d’une guerre atomique semble appartenir à un passé lointain. Pourtant, il y a cinquante ans, la Guerre froide et le risque d’un possible anéantissement de l’humanité faisaient partie du quotidien.
Le Temps de la fin (1960) de Günther Anders témoigne de la prégnance d’une telle crainte à l’époque. Mais, le texte constitue plus qu’un simple souvenir d’un passé révolu. Günther Anders met en lumière les risques qui sont nés avec l’âge atomique, mais, surtout, s’efforce de démontrer comment son avènement a profondément modifié l’humanité.
Ce qu’il faut retenir :
L’évènement d’Hiroshima a profondément modifié notre statut métaphysique : nous ne sommes plus les membres mortels d’un genre éternel, mais nous appartenons désormais à un genre mortel, qui peut disparaître entièrement à tout moment. Cependant, nous n’avons pas subi, mais provoqué nous-mêmes cette métamorphose : l’humanité fait peser un danger sur elle-même.
La technologie nucléaire et, plus largement la technique, ont créé une distance entre les hommes et leurs actes. Le geste technique – appuyer sur un bouton par exemple – permet à l’agent de ne jamais réfléchir au sens de ses forfaits. Le mal ainsi fait prend la forme d’un travail, travail que la technique rend de plus en plus facile.
L’idéal technique, qui a remplacé l’idéal politique, tend à créer des machines qui permettront d’obtenir un maximum d’effet avec un minimum de force humaine. En conséquence, cet idéal technique implique nécessairement une concentration de la puissance (nucléaire) et l’instauration d’un pouvoir oligarchique ou monopolistique.
Nous vivons dans le temps de la fin : la seule issue, l’unique cas de figure dans lequel on sortira de cette époque de fin, prendra la forme d’une apocalypse.
Biographie de l’auteur
Günther Anders (1902-1992) est un philosophe et un journaliste juif autrichien. Fils d’un couple de psychologues, il est le premier mari d’Hannah Arendt et le cousin du philosophe Walter Benjamin.
Après avoir obtenu un doctorat en philosophie sous la direction de Husserl en 1924, il étudie quelques années avec Heidegger avant de postuler pour obtenir une habilitation à l’université de Francfort en 1929. Cependant, en raison des réserves émises par l’un des membres du jury, Theodor Adorno, elle lui sera refusée. Après son divorce avec Hannah Arendt en 1937, il fuit l’Allemagne nazie et part s’installer aux États-Unis. Il y exerce divers petits boulots et rentre en Europe en 1950 et s’installe définitivement à Vienne.
Révolté par les épisodes de la Shoah et l’usage de la bombe atomique, il consacre la majeure partie de ses écrits à mettre en évidence les conséquences dramatiques du développement d’une telle puissance de destruction.
Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.
Plan de l’ouvrage
I. La modification de notre statut métaphysique
II. La situation eschatologique
III. L’expression « suicide atomique » est-elle juste ?
IV. Habere = adhibere, avoir = utiliser
V. On crèvera tous ensemble
VI. La loi d’inversion
VII. La loi de l’oligarchie
VIII. Nous vivons dans un délai
IX. Apocalypse sans royaume
X. L’ambiguïté du délai chrétien
XI. La fin de la fin
Synthèse de l’ouvrage
I. La modification de notre statut métaphysique : notre passage du genre des mortels au genre mortel
Nous avons connu, depuis 1945, un changement profond et important. Ce changement s’est opéré brutalement, avec Hiroshima, sous la forme d’une modification de notre statut métaphysique : du « genre des mortels », nous sommes passés à celui de « genre mortel ». Désormais la question de savoir si notre genre est ou non éternel – que nous ne nous étions jamais posés auparavant – s’impose à nous avec force : dès lors que la disparition de l’humanité est devenue concevable, nous ne pouvions plus nous considérer comme « les membres mortels d’un genre conçu comme intemporel ». « Maintenant, nous appartenons à un genre qui, en tant que tel, est mortel ».
Il s’agit du plus gros choc que l’humanité ait connu depuis l’écroulement de la croyance géocentrique. Lorsque les hommes ont découvert que la Terre, loin d’être le centre de l’univers, n’était qu’un élément insignifiant du cosmos, la désillusion fut désagréable. Nous sommes cependant parvenus à « laver la souillure de cette dégradation », en absolutisant l’Histoire : si nous n’étions pas au centre de l’univers, nous serions les acteurs principaux, essentiels, de l’Histoire du monde. Mais, ce rêve devait lui aussi nécessairement se dissoudre ; et, « nous y sommes : le jour de la dégradation de l’Histoire est arrivé ». Avec Hiroshima, nous avons appris que cette Histoire, dans laquelle l’homme était central, pouvait prendre fin à tout moment. L’Histoire « se révèle être elle-même mortelle ».
II. La situation eschatologique : le kairos de l’ontologie
Cette nouvelle situation eschatologique, c’est-à-dire la perspective crédible d’une apocalypse, permet d’envisager un « véritable non-être » de l’Histoire. En effet, nous pouvons désormais concevoir un moment où l’Histoire cessera véritablement d’exister, puisque personne ne se souviendra d’elle ni ne pourra la transmettre à la postérité. « Son non-être sera un “véritable non-être”, un non-être d’un néant si massif que, comparé à lui, tout ce dont nous avons jusqu’à présent parlé sous le nom de “non-être” ferait l’effet d’une plaisante variante de l’être ».
Parce qu’elle est « la première génération des derniers hommes », notre génération est aussi la première à pouvoir considérer ce « véritable non-être ». « Les générations à venir ne pourront (peut-être) plus le faire parce qu’il n’y aura (peut-être) plus de deuxième ou troisième génération de derniers hommes ». Ainsi, ce moment apocalyptique prend la forme d’un « kairos de l’ontologie », c’est-à-dire que, pour la première fois, nous pouvons pleinement envisager les questions ontologiques. En effet, l’éventualité de l’apocalypse donne véritablement son sens à la distinction ontologique entre “être” et “non-être”.
Heidegger avait déjà défini « l’être » en recourant au concept de « l’étant », ou du « Dasein ». Dans la perspective heideggérienne, « l’étant » est ce qui se montre et « l’être », la vérité de « l’étant » ; à ce titre, « l’être » est le fondement de « l’étant ». Autrement dit, l’étant n’existe que par rapport à l’être, le premier étant fondé sur le second, mais, par conséquent, l’être n’est défini que par rapport à l’étant, puisqu’il est la vérité de l’étant. Or, avec l’apparition de l’éventualité apocalyptique, nous pouvons envisager une situation de « non-être de l’étant », ce qui était jusqu’à présent impossible. Désormais, l’être prend véritablement son sens puisqu’il peut être opposé à un réel « non-être », c’est-à-dire à ce « non-être de l’étant ».
III. L’expression « suicide atomique » est-elle juste ?
La métamorphose, du « genre des mortels » en « genre mortel », n’a pas été subie : « nous nous sommes nous-mêmes transformés en ce nouveau genre ». Il est alors tentant de déduire de cette constatation que l’éventualité apocalyptique est celle d’un suicide de l’humanité. De cette manière, la correction de la situation semble plus aisée : en effet, « toute situation de suicide comporte un élément de liberté » ; l’auteur du suicide est aussi sa victime et, à ce titre, la décision du suicide dépend de lui.
Autrement dit, « ce que nous pouvons faire, nous pouvons également, si nécessaire, nous abstenir de le faire ». Mais ce « nous », uni et mu par la même volonté, existe-t-il ? Le « nous » capable de produire la catastrophe est-il le même que celui qui en sera victime ? En réalité, nous nous induisons en erreur en pensant qu’il existe une unique « humanité », à la fois victime et responsable de l’acte du suicide. Les savants, la technique, la production et la politique constituent une humanité complètement différente de celle qui rassemble les futures victimes. En réalité, nous avons d’un côté, « le nombre infinitésimalement petit d’hommes qui peuvent décider de la production et de l’éventuel emploi de ces instruments » et de l’autre, « les millions d’habitants du globe non impliqués, impuissants et non informés » qui en seront victimes.
Peut-on dire que les habitants d’Hiroshima sont morts d’une mort qu’ils se sont donnée à eux-mêmes ? Non, il ne s’agit pas d’un suicide, mais bien d’un meurtre ; et notre réaction face à cette nouvelle situation doit prendre la forme d’un « combat », contre ceux qui tiennent entre leurs mains le pouvoir d’engager la catastrophe.
IV. Habere = adhibere, avoir = utiliser
Comment déterminer la frontière entre victimes et coupables ? Doit-on pointer du doigt seulement ceux qui ont eu recours à cette nouvelle puissance meurtrière ? Cela reviendrait à accuser les États-Unis et à dédouaner l’URSS qui, non seulement n’a jamais utilisé son arsenal nucléaire, mais a été forcée de suivre le mouvement enclenché par les Américains. « Historiquement et moralement, c’est juste ». Mais aujourd’hui, seule la menace nucléaire en tant que telle est importante. Peu importe la genèse des arsenaux nucléaires des deux camps, « ce qui est effectif, c’est le fait que cette puissance est une seule et même puissance que deux mains possèdent ».
En effet, l’essence de la puissance atomique vide de son sens l’ancienne distinction « entre “avoir” et “utiliser”, entre “habere” et “adhibere” » et impose à sa place « l’équation “habere = adhibere”, “avoir = utiliser” ». Plus simplement, le seul fait de posséder la bombe revient déjà à l’utiliser. Face à ceux qui détiennent la puissance atomique, les autres se sentent obligatoirement victimes de la menace d’une attaque nucléaire, peu importe que ceux qui possèdent la bombe ne souhaitent pas exercer ce chantage. « Le simple fait de posséder la bombe fait d’eux des maîtres chanteurs », ce qui, par conséquent, revient à réunir les deux premières puissances nucléaires dans un même camp.
Peut-on, dès lors, distinguer les deux humanités évoquées plus haut selon ce principe de possession ? Malheureusement, non, « parce que [cette distinction] commence, elle aussi, à devenir obsolète ». Il est aujourd’hui presque impossible de distinguer les victimes des perpétrateurs. L’arsenal nucléaire, pour ceux qui le possèdent, est à la fois l’instrument garantissant leur sécurité et celui qui fait d’eux de potentielles victimes. En effet, un pays qui possède un arsenal nucléaire, parce qu’il devient plus dangereux, devient aussi, au regard de ceux qui n’en possèdent pas, une cible à abattre à la première occasion. Ainsi, « celui qui possède perd, du fait même qu’il possède, en sécurité ».
V. On crèvera tous ensemble
Face à la démesure du péril auquel l’humanité doit faire face, les hommes s’efforcent de minimiser la menace ; et c’est paradoxalement l’ampleur du phénomène qui leur permet d’y parvenir. En effet, pour certains, l’immensité de cette menace est un trop grand obstacle pour notre capacité limitée de compréhension ; elle ne peut pas être enregistrée comme un objet existant, car elle excède notre imagination.
Il existe cependant un second type d’homme, qui saisit parfaitement la grandeur du danger, mais parvient à l’ignorer justement parce qu’il est grand. Plus précisément, leur méprise ne se fonde pas sur la limitation de leur force de compréhension, mais sur un « véritable paralogisme de la sensation » qui prend la forme d’une « indifférence à l’apocalypse ». Pour ces hommes, la menace est grande, mais doit être ignorée malgré tout parce que, de toute façon, « on crèvera tous ensemble ». Autrement dit, parce que le danger est universel, il ne les concerne pas personnellement et, à ce titre, leur responsabilité personnelle, d’individu, ne peut pas être engagée. Dans cette perspective, ce péril semble ne concerner, en raison de sa grandeur, « que ses victimes en puissance, c’est-à-dire l’humanité dans sa totalité ». « C’est donc elle qui doit se mobiliser ».
Cette déresponsabilisation, ou « décharge », est un trait caractéristique de notre époque dans sa totalité ; elle est « le dénominateur commun aux plus divers phénomènes actuels, du confort à la servitude, de l’image télévisuelle aux camps d’extermination ». En effet, au fur et à mesure que notre activité se technicise, nous devenons étrangers à nos propres actes. Nous ne faisons que participer à l’activité technique en tant que « co-agent » et plus en tant qu’« agent » à proprement parler. Alors que la technique a créé une distance entre les hommes et leurs actes, nous nous retrouvons déchargés de « la responsabilité de nos actes et des remords que ceux-ci peuvent occasionner ».
VI. La loi d’inversion
La technique se développant et nous libérant de nos responsabilités et de nos remords, on constate l’apparition d’une nouvelle loi du comportement des hommes : la loi de l’innocence, ou loi d’inversion. Elle s’énonce ainsi : « plus l’effet est grand, plus petite est la méchanceté requise pour le produire ». L’apocalypse, ou toute autre atrocité, pourra être accomplie en appuyant simplement sur un bouton, geste purement technique, sans avoir besoin de mobiliser ni haine ni méchanceté. Et, effectivement, lorsqu’ils ont bombardé la ville, « aucun des pilotes d’Hiroshima n’a eu besoin de mobiliser la quantité de haine qu’il a fallu à Caïn pour tuer son frère Abel ».
Or, désormais, « nous sommes tous dans le cas d’Hiroshima ». Nous pouvons accomplir le mal sans frein, libérés par la technique des limites morales et humaines. En effet, la facilité d’action que permet la technique a rompu le lien entre l’acte et le coupable en nous ôtant toute chance de réfléchir au sens de nos actes et de nos forfaits. Ainsi, « nous sommes confrontés à la “fin de la méchanceté” » ce qui ne signifie pas la fin des mauvaises actions, mais « leur perfide allègement ». Truman, par exemple, après avoir décidé de bombarder le Japon, n’a exprimé aucun regret, pas parce qu’il se réjouissait du malheur des autres, mais seulement parce qu’il n’a pas eu besoin de méchanceté pour prendre sa décision et commettre son crime.
Les premiers signes de cette « schizophrénie morale » ont été observés après la divulgation des crimes perpétrés dans les camps d’extermination nazis : ceux qui y avaient participé n’ont pas cru faire le mal, pour la seule raison qu’ils ne l’avaient pas souhaité. Mais, avec la situation atomique actuelle, et l’introduction du geste consistant à appuyer sur un bouton, « ce climax a connu une nouvelle surenchère ». L’action à l’origine du mal est désormais camouflée sous la forme d’un « travail », « qui donne lieu à un effort si infinitésimalement petit qu’il ne se laisse presque plus identifier comme tel ».
En somme, « notre monde ne sombrera pas victime de la colère ou de l’acharnement », mais victime d’un « déluge d’innocence ». Puisque la méchanceté est devenue inutile, « le nombre de ceux qui dans ce cas resteront indifférents et qui […] garderont les “mains immaculées” sera incomparablement plus grand que le nombre de ceux qui, dans n’importe quelle guerre antérieure, seraient restés indifférents et immaculés ».
VII. La loi de l’oligarchie : plus grand est le nombre de victimes, plus petit est le nombre de coupables requis pour opérer le sacrifice
La technique a diminué la quantité de haine nécessaire à l’accomplissement du mal, mais a aussi diminué le nombre de personnes requis pour l’accomplir. En effet, « la tendance qu’expriment les machines actuelles […] vise à obtenir un maximum d’effet et de puissance avec un minimum de force humaine ». Or, la poursuite d’un tel objectif ne s’est pas faite sans une profonde modification de notre idéal politique. Notre pensée actuelle a échangé le rêve politique, c’est-à-dire la recherche du meilleur État, par un rêve technique, dont l’idéal est la meilleure machine.
En conséquence, l’idéal technique, auquel est inhérent le principe de la concentration de la puissance, instaure fatalement une domination oligarchique ou monopolistique. Appliquée au problème nucléaire, cela signifie que, puisque l’arsenal nucléaire est construit de façon à produire un effet maximal en mobilisant un minimum d’hommes et que l’utilisation de l’arsenal est réservée aux minorités dominantes, « la toute-puissance est donc aujourd’hui entre les mains de groupes qui sont à chaque fois des minorités ».
Cette situation technique et oligarchique est fondamentalement contraire à la démocratie, c’est-à-dire à la garantie de l’égalité entre les hommes. Marx avait soutenu l’idée selon laquelle la prétention d’un État à être une démocratie n’était que de l’idéologie si elle ne garantissait pas également une démocratie économique, c’est-à-dire le socialisme. Cet examen est encore vrai, à ceci près que l’oligarchie ne dépend pas de la question économique, mais de la question technique : le développement technique touche autant les États capitalistes que les États socialistes et, à ce titre, la concentration de la puissance est vraie partout. En effet, « si un instrument seul – une bombe à hydrogène seule – est en mesure de décider de l’être ou du non-être de millions d’hommes », l’humanité devient « une quantité négligeable » et la démocratie, « un simple flatus vocis ».
Poussée à son paroxysme, cette concentration de pouvoir finit par écarter l’humanité dans sa totalité. Puisque l’idéal technique est d’obtenir un maximum d’effet avec un minimum d’intervention humaine, notre objectif final est nécessairement la production d’un « appareil capable de fonctionner sans nous, sans notre présence ni notre aide ». D’aucuns répondront que le progrès ne permettra jamais de construire de telles machines, mais, peu importe que cet objectif ne soit jamais atteint, « ce qui compte, c’est la tendance. Et sa devise est précisément : “Sans nous” ». En définitive, s’il n’y a plus d’homme derrière les actes, nous sommes réduits à n’être que des étrangers, spectateurs d’une pièce de théâtre, ou plutôt de « la représentation d’une catastrophe naturelle face à laquelle notre rôle se limite à nous laver les mains de ce qui a lieu et à regarder ».
VIII. Nous ne vivons pas dans une époque mais dans un délai.
L’expression “Peace for our time”, prononcée peu de temps avant que la Seconde Guerre mondiale n’éclate par Neville Chamberlain, n’a jamais été aussi absurde. La formule, qui ressemblait déjà à une moquerie infernale à l’époque, dit, aujourd’hui, l’inverse de ce que requiert l’état du monde actuel. En effet, depuis que « la lueur du feu d’Hiroshima s’est répandue sur le globe terrestre », il est devenu impossible de parler de “paix pour notre temps”, parce que, désormais, « le temps ne peut plus continuer en dehors de la paix ».
En effet, dans la mesure où l’avènement d’une guerre signifie nécessairement la fin des temps, le temps et la paix sont devenus identiques. D’une part, ce n’est plus le temps qui nous conditionne, mais la paix humaine qui conditionne le temps, c’est-à-dire qu’il dépend de la paix, il perdure avec elle ou prend fin en même temps qu’elle. D’autre part, la paix a cessé d’être un « état empirique et historique parmi d’autres », pour devenir « la condition par excellence : la condition de l’humanité, de l’Histoire et du temps ».
La paix est ainsi une époque « toujours sur le point de prendre fin », mais aussi « une époque sans fin au sens où elle est “définitive” ». Plus précisément, la paix et le temps dépendent uniquement de nous, ou de notre incapacité à faire ce que nous pouvons faire une fois, en l’occurrence nous préparer la fin les uns des autres. Par conséquent, le critère déterminant de notre époque, c’est-à-dire le « possible auto-anéantissement de l’humanité » ne peut plus être concurrencé ou remplacer par un critère déterminant un nouvel âge du monde ; c’est dans cette mesure que la paix est une époque à la fois proche de la fin et sans fin.
En somme, la décision de savoir si notre temps continuera ou non est entre nos mains et, ainsi, « le temps qui, en tant que dimension du possible, a jusqu’à présent constitué l’espace de jeu de notre liberté, est maintenant devenu un objet de notre liberté ».
C’est pourquoi notre appel à la paix a un tout autre contenu et prend véritablement son sens aujourd’hui. La paix que nous appelons de nos vœux exige désormais, non pas un mieux-être d’une situation présente, mais un changement profond. Nous ne pourrons continuer à exister que dans la mesure où le monde futur sera fondamentalement différent du monde actuel.
IX. Apocalypse sans royaume
Le concept d’apocalypse n’est pas apparu avec la situation atomique, mais il a pris un sens inédit, sous la forme d’une « apocalypse sans royaume ». Contrairement à la tradition juive et chrétienne, la fin du monde n’implique plus l’ouverture d’une nouvelle situation positive, l’avènement du « royaume ». Plus encore, nous nous sommes habitués, depuis longtemps, à vivre selon l’idée d’un « royaume sans apocalypse ». La croyance dans le Progrès, « qui est devenue pour nousç une seconde nature », nous apprend à attendre un futur infailliblement meilleur que le présent. D’une certaine manière, cette situation est déjà « le meilleur des mondes », puisqu’« on ne peut rien imaginer de meilleur que le fait de devenir toujours meilleur ».
Les révolutionnaires s’opposent à cette croyance dans le Progrès, sans pour autant s’extirper de l’idée de royaume. On retrouve en effet le modèle de l’eschatologie judéo-chrétienne dans la pensée révolutionnaire : le concept d’« apocalypse » est transformé en concept de « révolution », et celui de « royaume » est remplacé par la « société sans classes ».
Il faut pourtant accepter l’idée que nous sommes entrés dans l’ère d’une apocalypse sans royaume, c’est-à-dire ce que les nihilistes n’avaient pas même envisagé : l’anéantissement total, l’apocalypse nue.
X. L’ambiguïté du délai chrétien
La foi chrétienne implique l’attente de l’avènement du royaume, qui a été annoncé par la Crucifixion. Jésus a alors triomphé et le royaume a été obtenu au ciel ; mais, avant que la victoire ait lieu ici-bas, Satan doit avoir joui de son dernier triomphe, un dernier sursaut du mal. Le délai chrétien présente ainsi cette ambiguïté : il est « le moment qui s’intercale […] entre l’annonce de la parousie (ou la Crucifixion) et la parousie elle-même, c’est-à-dire comme le dernier moment de convulsion, ou de triomphe de Satan avant le jugement ». Quelles que soient les contradictions qu’implique cette vision, le chrétien n’a pas d’autres choix que d’attendre le royaume de demain, sauf à abandonner totalement la foi. Il fallut ainsi se convaincre que « le fait que l’avènement n’ait toujours pas eu lieu était tout simplement […] la preuve qu’il aura bien lieu ».
Or, une même ambiguïté eschatologique s’est installée dans la conception du délai nucléaire auquel nous faisons face. « Tout comme autrefois on avait essayé, en introduisant l’idée de délai, de garder les croyants dans la croyance (en l’avènement), on cherche aujourd’hui, en réintroduisant l’idée de délai, à garder les incroyants dans l’incroyance (en l’avènement) ». Le fait que nous ayons été, jusqu’à présent, capables de vivre « avec la bombe » a fini par convaincre les hommes que nous maîtrisions le danger, d’autant que le risque avait été plus important à l’époque du monopole nucléaire, qu’aujourd’hui, à l’époque de l’équilibre nucléaire. « Le climax de danger atteint à l’époque aurait même pu être dépassé. L’épreuve est donc déjà derrière nous ».
XI. La fin de la fin
L’idée d’une « fin » a toujours suivi le principe du « et ainsi de suite» ; l’Histoire n’avait ni point de départ ni de fin, mais chaque fin signifiait en même temps un commencement.
« Rien ne nous avait été aussi bien garanti et pour toute l’éternité que le fait que le temps continuerait éternellement. Aujourd’hui, cette garantie s’est effondrée. »
Parce que notre monde peut prendre fin définitivement à tout moment, nous vivons dans le « temps de la fin », et, peu importe combien de temps il durera, il sera toujours celui « de la fin ».
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Violence et guerre Armes nucléaires Bibliothèque Monde