LE GRAND BOND EN ARRIÈRE - Serge Halimi !
Excellente présentation de l'ouvrage rédigé par Serge Halimi par les équipes du site ELUCID effectuée le 22 avril 2022
L’idéologie libérale et antisociale s’est imposée au monde. Dans Le Grand Bond en arrière (2004), Serge Halimi cherche à décrypter l’avènement de cette doctrine, mettant en évidence les phénomènes qui ont participé à la naissance de la nouvelle pensée libérale.
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Le principal mouvement mis en évidence par l’auteur est celui d’une convergence entre la droite et la gauche autour de l’idée d’un Marché quasi divin, permettant à l’individualisme de se développer.
Biographie de l’auteur
Serge Halimi, né en 1955, est un universitaire et un journaliste français d’origine tunisienne. Diplômé de SciencesPo, il obtient un DEA en histoire contemporaine et un doctorat en Sciences politiques à l’Université de Californie. Il commence à travailler avec Le monde diplomatique en 1992, et en devient directeur de la rédaction en 2008. Il est également professeur de sciences politiques à Santa Cruz en Californie à partir de 1998.
Serge Halimi est surtout connu pour ses essais engagés comme Le Grand Bond en arrière (2004), ou Les Nouveaux Chiens de Garde (1997).
Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.
Plan de l’ouvrage
Introduction.
Chapitre 1. L’utopie du marché
Chapitre 2. L’ordre keynésien
Chapitre 3. Quand la peur du « populisme » saisit la gauche
Chapitre 4. La droite américaine dans un théâtre de feu
Chapitre 5. Les idées et les moyens
Chapitre 6. Le paradis des maîtres
Chapitre 7. La gauche, à son tour
Synthèse de l’ouvrage
Introduction.
Malgré les nombreuses transformations économiques, sociales et politiques qui ont eu lieu ces dernières années, il semble difficile de parler d’une révolution. En lieu et place d’une révolution, nous sommes face à un grand bond en arrière, prenant la forme d’un retour à des idées « jugées périmées depuis la fin du XIXe siècle ».
Ce changement s’est opéré au XXe siècle, spécialement après la crise de 1929. Les acteurs socialistes, sociaux-démocrates ou keynésiens sont de moins en moins influents. La logique volontariste, issue du New Deal qui régnait jusqu’alors, est ainsi remplacée par une logique ultra-capitaliste.
Chapitre 1. L’utopie de marché.
La consécration du marché comme norme sociale, politique et économique marque la fin des certitudes. L’idée selon laquelle l’histoire nous enseigne et nous aide à appréhender les défis contemporains semble disparaître. Comment expliquer que, depuis les années 1980, cette idée ait été abandonnée ? Pourquoi les leçons de l’histoire ne sont-elles plus prises en compte ? L’explication réside dans l’entrée dans une société uniquement façonnée par l’économie, la communication et le marché.
Contre la croyance d’un marché naturellement régulateur, le dernier siècle est caractérisé par l’approfondissement des inégalités, entre les riches actionnaires (qui s’enrichissent de plus en plus) et le reste de la population.
Les États-Unis, berceau de l’idéologie néolibérale, ont exporté cette doctrine, en envoyant leurs experts conseiller les États étrangers. À son époque, Karl Marx parlait de « voyageurs du libre-échange ». Contre les prédictions de Marx, qui avait prophétisé l’effondrement du capitalisme, l’utopie de marché est plus forte que jamais. Plus qu’un mode de production, le capitalisme a envahi nos modes de vie, s’inscrivant au cœur du contrat social.
L’idée d’une solidarité sociale instaurée par l’État tend à s’estomper. L’idée selon laquelle moins l’État les prendra en charge plus les pauvres agiront, est défendue par une grande partie des libéraux et néolibéraux. Sous leur influence, nous sommes passés, sans transition, de l’ère d’un interventionnisme accru de l’État, à celle du laisser-faire. Pourtant, un camp s’est opposé à celui du capitalisme : le socialisme.
Chapitre 2. L’ordre keynésien.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’impératif de reconstruction rythmait la vie politico-économique. Des mesures de nationalisation ou de modernisation sont prises à cette fin.
Le système a alors muté. Par la force de convergence du marché, un rapprochement entre modes de pensée antagonistes a été opéré : l’importance des idéologies décroît, au profit d’une organisation bureaucratique, dans laquelle la compétence est particulièrement récompensée. Nous assistons à l’avènement d’un ordre d’experts qui, à l’instar des joueurs d’échecs, disposent leurs pions (les ouvriers) pour garantir leurs intérêts et assurer le maintien du système. Dans ce système pyramidal, les dirigeants, disposant de la légitimité de la compétence, prennent le pas sur les masses et s’octroient le pouvoir de façonner la société selon leurs envies.
L’installation d’un pouvoir bureaucratique a conduit à la convergence technocratique de différents partis politiques, dont la principale conséquence est une uniformisation et un brouillage entre ces partis. L’individualisme est désormais une constante parmi les mouvances politiques de gauche comme de droite. Selon Robert Michels, l’indifférence des masses à l’égard de la démocratie et de ses pratiques a permis l’émergence d’une élite dirigeante uniforme. En effet, l’incompétence des masses « constitue le fondement le plus solide du pouvoir des chefs. » Ainsi, dans les pays où ce système est le plus profondément ancré, les élites dirigeantes abandonnent leur casquette politique pour se présenter comme une entité rationnelle, professionnelle et scientifique et, de cette manière, écraser les foules sous les complexités de l’organisation bureaucratique.
Avant la vague néolibérale, le keynésianisme dominait. Construite en réaction à la crise de 1929 et à la Seconde Guerre mondiale, cette doctrine présente l’économie comme une science morale. Le système keynésien avait ainsi pour vocation première le maintien de la paix, de la démocratie et la stabilité politique du bloc occidental, par la voie libérale. Le plan Marshall à cet égard n’avait pas pour unique objectif la reconstruction des pays européens, mais également la diffusion de l’idéologie libérale américaine. Le keynésianisme n’ayant pas d’adversaire, le phénomène d’uniformisation et de brouillage politique commence à cette époque.
Dans l’ensemble, cette période se caractérise par une évolution du rôle de l’État. L’État fait usage des instruments de coercition pour diriger le processus de civilisation afin de pérenniser la société. Or, le système est géré par des individus cherchant à maximiser leurs intérêts. Le processus de civilisation prend alors la forme d’une extension du capitalisme. Il n’est désormais plus contrôlé ou régulé par des politiques, mais, dès la fin des années 1970, il devient autonome. « [L]e capitalisme décide qu’il est apte à se sauver lui-même. »
Chapitre 3. Quand la peur du « populisme » saisit la gauche.
Le tournant libéral est marqué par une convergence des partis de droite et de gauche, qui défendent tous une politique de marché, envisagée comme « la seule politique possible ».
Parallèlement, l’individualisme se développe. Les différents mouvements socialistes sont mis en marge et des politiques que l’on pourrait qualifier d’égoïstes, en matière d’impôt, de redistribution ou d’écologie, sont mises en place.
Contre cette mécanique, des mouvements populistes se développent et remettent en cause les organes de pouvoir. Aux États-Unis, ces mouvements ne s’attaquent pas au système capitaliste, mais au manque de promotion sociale, enkystée par une « aristocratie de papier ». Ils dénoncent le délitement du lien social qui, petit à petit, a provoqué une centralisation individualiste.
Par ailleurs, les démocrates ne semblent plus mener de lutte pour le progressisme, mais se concentre sur la lutte contre l’ennemi soviétique – à tel point que le candidat démocrate aux élections présidentielles de 1952 et 1956 a déclaré que « Le parti démocrate [est] contre le socialisme ». Peu à peu, le capitalisme semble être accepté par tous et sa réforme est avortée. En conséquence, la gauche a muté et perd sa base ouvrière et les plus radicaux qui cherchent à créer leur propre mouvement, soutenu par une idéologie populiste.
L’élection de Richard Nixon en 1968 témoigne de l’ampleur que prend le phénomène de brouillage politique : Nixon est élu en obtenant des votes dans des États traditionnellement démocrates. En effet, une frange de la population bascule à droite, craignant la libération des mœurs et l’égalité raciale. Pour compenser cette perte d’électeurs, le parti démocrate cherche ainsi à obtenir les voix des minorités. En conséquence, les masses ne se retrouvent plus dans la gauche et, se sentant trahies, désertent, elles aussi, à droite.
Le scandale du Watergate masque un temps ce revirement conservateur. Cependant, avec l’arrivée au pouvoir de Jimmy Carter, les politiques individualistes se développent à nouveau. Selon lui, « c’est au secteur privé et non à l’État qu’il convient de conduire l’expansion ». Les démocrates semblent avoir fait table rase de leur passé : ils ne mobilisent plus le peuple contre les riches, mais promeuvent un libéralisme culturel et racial comme rideau de fumée à l’avènement du conservatisme économique.
Chapitre 4. La droite américaine dans un théâtre en feu.
Le contexte socio-économique et la défiance à l’égard du Parti démocrate, centriste, technocrate, faussement apolitique, font apparaître une nouvelle droite. Celle-ci se base sur la polarisation raciale et l’insécurité. « Le consensus keynésien de l’après-guerre s’autodétruit ». Le populisme de gauche issu du New Deal tend à disparaître au profit d’un populisme de droite surfant sur la peur du déclassement et la concurrence internationale.
La sécurité de l’individu devient donc la première ligne politique soutenue par la droite. En effet, le racisme tend à être utilisé pour justifier n’importe quelle politique développée par le parti républicain. Par exemple, l’imposition est critiquée parce qu’elle financerait, en réalité, une aide sociale destinée aux immigrés, au détriment des ouvriers blancs. Dans cette perspective, l’aide sociale doit être abolie puisqu’elle ne profite qu’aux pauvres, aux immigrés et autres indigents, en défavorisant le reste de la population. La modernité néolibérale s’épanouit ainsi dans les valeurs archaïques que constituent le fondamentalisme, le nationalisme, le racisme et la sécurité.
Le populisme de droite trouve écho dans la population pour différentes raisons. En premier lieu, il s’oppose à l’intelligentsia de gauche qui néglige le peuple et les ouvriers. Ensuite, la polarisation raciale joue le rôle de catalyseur de la mobilisation politique des blancs. L’opposition peut être vue selon deux angles : celui de la pure haine raciste et celui du rejet de l’imposition mise en place au nom de l’égalité raciale. En jouant sur plusieurs tableaux, de façon ambivalente, le populisme de droite fidélise ainsi le corps électoral. En définitive, il est reproché à l’État interventionniste d’agir selon une « culture de la dépendance ». Autrement dit, l’action de l’État entraînerait une complaisance de l’état de précarité des pauvres et des minorités – position typique du néolibéralisme.
La démagogie raciale permet à la droite de conduire une stratégie économique régie par l’ordre, l’autonomie individuelle et l’autoritarisme de marché. Chez les démocrates, le combat pour l’intégration raciale prime sur les préoccupations concernant le devenir des blancs d’origine populaire. Le contexte social fait pression sur cette frange spécifique de la population, qui craint le chômage et l’insécurité sociale. En somme, la question de l’insécurité dans sa globalité a modifié profondément le jeu politique américain.
La campagne de Ronald Reagan de 1981 illustre cette tendance. Il utilise la peur pour légitimer sa politique, contribuant à une crispation généralisée à l’égard des minorités. Cette nouvelle droite cherche à démontrer que le trop-plein d’action de l’État centralisé a engendré des politiques d’assistanat contre-productives.
La droite cherche alors à blâmer le passé politique des démocrates tout en remettant au goût du jour les valeurs traditionnelles comme la famille et la religion, au cœur de la vie en société.
Derrière le slogan « America is back », Ronald Reagan ne soutient pas uniquement le retour des valeurs traditionnelles pour retrouver la prospérité. Il s’agit également de redonner confiance aux Américains envers l’État, après les déroutes du Vietnam ou du Watergate. Ronald Reagan incarne la figure qui s’oppose au déclin national. Pour ce faire, il oriente sa politique sur le terrain de l’indépendance de l’individu vis-à-vis de l’État, afin d’accroître la liberté. Selon lui, « l’État n’est pas la solution de nos problèmes, il en est la cause. » Pour résumer, l’objectif des républicains est de restaurer la conception américaine de la liberté, que le progressisme est censé mettre en danger.
En somme, l’avènement du néolibéralisme a été possible grâce à différents facteurs. D’abord, le recul du Parti démocrate, avec des choix politiques clivants, a permis à la droite de se construire une nouvelle base électorale. Ensuite, le parti républicain a joué sur la polarisation raciale pour montrer la crainte et la non-unité qui existent au sein même du pays. En stimulant la peur des citoyens, les dirigeants républicains ont réussi à reprendre la main sur l’État, menacé d’un déclassement.
Chapitre 5. Les idées et les moyens.
À partir des années 1970, les certitudes en matière d’économie sont ébranlées. On assiste à une période de transition vers un nouveau paradigme. L’année 1973 et le premier choc pétrolier font office d’année charnière. Cette année est marquée par une hausse du taux de chômage dans l’ensemble du bloc de l’Ouest et particulièrement aux États-Unis. De plus, le niveau de vie baisse pour une large frange de la population. Cette crise économique devient politique lorsqu’elle se transforme en « crise de confiance ». En effet, la défiance des masses à l’égard des organes de pouvoir et de leurs représentants est telle que la société s’en trouve déstabilisée.
Ce malaise démocratique profite à la droite. Aux États-Unis, en France ou au Royaume-Uni, « les positions modérées ont perdu une partie de leur assise sociale. » On entre alors dans une société plus radicale et plus populiste. Cette crise de la démocratie brouille le paysage politique et les partis traditionnels tendent à être remplacés par des partis plus radicaux, mettant à mal la cohésion nationale.
Dans le même temps, les pays rencontrent des difficultés économiques. Ils se heurtent à une hausse rapide des prix, combinée à une croissance atone et un chômage en hausse, dont la responsabilité appartiendrait à l’État. Ainsi, « l’ampleur d’un tel danger impose que le pouvoir étatique soit refoulé. » En interdisant à l’État de manipuler les cours de monnaie, le monétarisme qui se développe s’inscrit dans cette perspective. Les États sont ainsi impuissants face au marché. Cette idée d’un marché dominant les politiques d’État est prolongée par une tendance à la réduction des impôts, pour cantonner l’État à ses fonctions régaliennes.
Cependant, dans le même temps, les foules se mobilisent contre les élites. Si l’action étatique est malvenue lorsqu’il s’agit du marché, contre les émeutes, l’État devient un outil des élites néolibérales pour réprimander les turbulences. Tant que les politiques d’État ne basculent pas vers l’égalitarisme, son intervention est admise. Ainsi, la dimension égalitariste du discours démocratique et de la protection du syndicalisme issu du New Deal était perçue comme un danger. Les néolibéraux ne sont pas, pour une grande majorité, des démocrates.
Le moment des élections est paroxystique du désarroi citoyen provoqué par ces politiques. Les Américains pour une grande majorité ont conscience d’être gouvernés par « des privilégiés », issus majoritairement de l’élite économique. Toutefois, bien que 77 % des personnes interrogées soutiennent l’idée d’une hausse de l’imposition pour les plus riches, un durcissement des contrôles concernant la pollution industrielle ou encore l’élaboration d’une couverture médicale universelle, ils votent pour Bill Clinton qui augmentera les impôts des classes moyennes…
« Le discours des néolibéraux s’est alors épanoui », que ce soit dans l’information, la culture ou l’éducation. Tout devient mercantile. Le marché prend place dans tous les domaines : il crée des consommateurs et des vendeurs, l’objectif final restant le même : faire du profit. Faire marche arrière n’est alors plus possible puisque les législations ont été aménagées afin d’entériner les oligopoles.
Cette tendance s’observe également dans le journalisme. Le choix de sujets et l’information délivrée se rapportent désormais plus aux intérêts financiers qu’à l’aspect humain de l’organisation sociale. Le prisme selon lequel les journaux seraient attachés aux pensées de gauche tend à être rompu par l’avènement d’intervenants de droite disposés à promouvoir le Marché. Désormais, la production du savoir importe moins que la façon dont elle est expliquée. L’ère de l’information laisse place à celle de la propagande. Les Think Tanks, qui étaient initialement pensés comme des organes compétents de recherche, de pensée universitaires, tendent à devenir des incubateurs de radicalités.
Chapitre 6. Le paradis des maîtres.
Les politiques néolibérales étaient l’apanage des États-Unis, mais en « voulant changer une nation, ils [ont] changé le monde ». Alors que l’idée de changer le monde était la ligne de conduite de la gauche, c’est la droite qui a établi son influence sur l’ensemble du globe.
Les États-Unis ont su, au cours du XXe siècle, imposer leur hégémonie. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils ont forcé la construction européenne, notamment grâce au Plan Marshall. Cet argent mis en commun a obligé les pays européens à s’entendre. Le modèle commun élaboré est alors qualifié de « consensus de Washington ». En somme, les intellectuels américains ont agi pour maintenir la ligne libérale.
Les têtes pensantes américaines ont alors compris qu’ils allaient assurer le relais entre service public et service privé afin de conserver la ligne libérale. En favorisant le « pantouflage » des élites, les néolibéraux s’assurent, au tournant des années 1980, qu’à la tête des organisations intergouvernementales les plus importantes, soient nommées des personnalités respectant les lois du marché. À titre d’exemple, la Trilatérale et le Groupe Birlderberg rassemblent les individus les plus puissants dans leurs domaines afin de créer un lien social « entre ceux qui dirigent le monde et d’orienter leurs intérêts dans la même direction ».
Cependant, ce système n’est pas devenu hégémonique sans contretemps. Les différentes organisations intergouvernementales ont eu du mal à exercer leur rôle de diffuseur du capitalisme dans les pays en voie de développement. Puisque la force des idées ne fonctionnait pas, il a fallu recourir à la force armée. Les idéologies concurrentes, la plus importante étant le socialisme, ont ainsi été détruites en Corée, à Cuba ou encore au Vietnam.
Le travail idéologique n’est cependant pas abandonné. Le néolibéralisme s’est doté d’organismes diffusant son idéologie à l’échelle planétaire, avec l’OCDE, le FMI et la Banque Mondiale. Un processus d’endoctrinement se met en place. Selon Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, « Chacun des choix nouveaux que la politique dominante parvient à imposer contribue à restreindre l’univers des possibles. » Désormais, l’idée de sécurité des agents promus par le keynésianisme laisse place à celle du risque, comme facteur d’émancipation et de vertus mobilisatrices.
Avec la chute du bloc soviétique, la mort du mouvement tiers-mondiste et le ralliement de la gauche aux politiques libérales, le néolibéralisme est devenu mondial et pérenne. Les modes de pensée alternatifs ont disparu, précipitant le monde dans une époque « non pas que postcommuniste, mais aussi postdémocratique » selon Alexandre Zinoviev. Une ère marquée par l’avènement de « la démocratie totalitaire » est survenue.
Toutefois, dans le même temps, la désagrégation de l’URSS a eu pour conséquence de contraindre les États-Unis, ne pouvant plus utiliser l’argument de la lutte contre le communisme, à respecter plus assidûment les valeurs démocratiques. À présent, ils ne recourent plus directement à leurs forces de frappe, mais à des juntes et autres groupes de mercenaires pour faire pression sur les derniers dissidents, en Amérique Centrale.
En définitive, « mondial rime avec libéral. » La libéralisation des échanges n’est pas synonyme de développement de la citoyenneté et de la démocratie. Les différentes institutions qui régissent la politique nationale, régionale ou mondiale sont toujours plus libérales que les microcosmes intraétatiques. L’idée de nation s’effrite. Les deux axes principaux du concept de nation, démocratie et solidarité sont eux-mêmes fragilisés par l’évolution socio-économique. Ce que Noam Chomsky a qualifié de « parlement virtuel du capital mondial » détermine désormais les politiques gouvernementales, niant le pouvoir de la nation et la voix démocratique du peuple. Cela a notamment pour conséquence le renforcement du sentiment d’impuissance face à la mondialisation.
Ce nouveau paradigme entraîne un renouveau politique dans la façon de faire de la politique. Par mimétisme du fonctionnement du marché, la politique se caractérise désormais par l’utilisation de technique de communication et de marketing pour séduire l’électorat. La personnalisation des campagnes joue un rôle clé dans les campagnes électorales. L’une des mutations de la sphère politique est l’apparition de nouvelles techniques de communication qui requièrent l’appel à des spécialistes. En effet, de nouveaux corps de métiers sont créés pour combattre la concurrence en politique. Ces mutations trouvent évidemment leur origine aux États-Unis et tendent à s’universaliser, notamment grâce/à cause de la mondialisation.
Le marché agit tel un béhémoth sans pitié, laissant les acteurs locaux et les individus impuissants et résignés. « [L]es nouvelles structures sociales, les formes d’organisation et de management nées de la mondialisation ont contribué à casser les éventuelles résistances qui auraient enrayé ce projet. » L’exemple le plus pertinent d’organisme libéral est la construction européenne. En effet, celle-ci s’est en partie faite par une dépolitisation de la vie économique et le choix d’une économie de marché. L’État membre doit transférer certaines de ses prérogatives, compétences en ce qui concerne la justice et l’ordre à la propriété privée. L’Europe s’inscrit alors dans la logique de politique de concurrence avec les autres aires géographiques.
Chapitre 7. La gauche, à son tour.
On assiste à un renversement de l’électorat. Historiquement, l’électorat de la gauche était constitué par les classes populaires et ouvrières. Mais, l’identité de gauche s’est « embourgeoisée » au point de toucher un électorat privilégié, laissant alors l’opportunité à la droite de chasser un nouvel électorat. Avec la libéralisation des marchés financiers, l’idéal social-démocrate qui cherche un compromis entre travail et capital cesse d’être viable. Cette tendance s’accompagne d’un délitement du lien entre les syndicats et la gauche. En effet, les syndicats ont perdu, au fur et à mesure de l’accroissement du marché, leur capacité d’influence et d’interprétation des rapports sociaux.
Finalement, la confrontation idéologique issue des rapports de classes a disparu, laissant place à des politiques de compromis. La scission droite-gauche n’est plus aussi importante qu’elle a pu l’être dans le passé. Le nouveau moyen de pratiquer la politique est alors de fonctionner selon des accords, en évitant de glorifier un passé perçu comme un frein à la progression des sociétés.
L’État social est en danger, le néolibéralisme s’inscrivant dès à présent dans les politiques de gauche. On parle alors d’un « recentrage de la gauche » menant à une convergence des milieux politiques. Cette tendance de la gauche à s’adapter au marché, selon le dissident russe Alexandre Zinoviev, cache une « politique du démantèlement social », détruisant tout ce qui relevait du social dans les pays capitalistes.
Les médias jouent un rôle important dans l’endoctrinement politique. Les médias de droite participent au développement de l’idéologie de marché, à la pérennisation des empires créés par leur patron. Quant aux médias de gauche, ils se détachent peu à peu du monde ouvrier en créant une intelligentsia élitiste.
Comme l’a constaté Bourdieu, le désespoir des gens « tient au fait que l’État se retire ». Il se retire de nombreux secteurs sociaux dont il avait la charge, comme les questions du logement, de l’éducation, ou de la santé publique. Selon Seymour Martin Lipset et Gary Mars, « les variations en matière d’action de l’État, de politiques sociales et d’inégalités économiques sont étroitement corrélées au degré d’influence politique que les classes inférieures exercent au sein des partis sociaux-démocrates qui concourent au gouvernement ».
Or, la gauche est de plus en sourde aux revendications de ces classes inférieures. La restructuration de l’électorat de gauche est passée par l’invisibilation des ouvriers. La gauche s’est tournée vers un électorat « plus distingué », mêlant alors une politique d’ouverture et une politique de modernité sous l’idée centrale de progressisme. La gauche se rapproche ainsi, dans sa conception de la société, de la droite. En effet, elle s’est accommodée de l’idée d’inégalités endémiques à la société. Elle a alors délaissé la question sociale et ouvrière pour se concentrer sur les questions identitaires et communautaires.
Pour résumer, l’idée de classe paraissait plus difficile à contester lorsque les ouvriers étaient visibles, déterminés et mobilisés, tant médiatiquement que physiquement. Désormais, cette partie de la population est occultée ; elle est considérée comme disparue. Pourtant, elle existe encore. Par ailleurs, au fur et à mesure de l’invisibilation des ouvriers par la gauche, les riches se sont enrichis et sont de plus en plus déconnectés du reste de la société.
L’idée d’un socialisme national est passée aux oubliettes pour laisser place à la logique du marché libéral. Les « gouvernements sociaux » ont ainsi pratiqué des politiques anti-socialistes. François Mitterrand, par exemple, a pu invoquer le penseur libéral John Rawls, pour affirmer qu’il était préférable de conserver des inégalités fortes afin de stimuler l’économie. La politique de troisième voie soutenue par la gauche à l’échelle internationale se transforme finalement en une politique unique, mêlant la droite et la gauche derrière la figure quasi divine du Marché.
Ce qu’il faut retenir :
Le marché est caractérisé par une utopie : la société de marché devait permettre la modernisation et l’amélioration de nos sociétés et, au lieu de cela, a produit des inégalités plus fortes, et a affaibli la solidarité sociale.
Le système keynésien qui s’était développé aux États-Unis avait pour vocation le maintien de la paix et de la stabilité politique du monde occidental. À cette fin, l’État a agi pour étendre le capitalisme dans nos sociétés. A suivi, dans les années 1970-1980, un tournant néolibéral, lorsque « le capitalisme [a décidé] qu’il [était] apte à se sauver lui-même. »
Ce tournant néolibéral est caractérisé par la convergence de la droite et de la gauche américaines, toutes deux imprégnées par la logique de marché.
Pour la droite, elle a bénéficié d’une démagogie raciale croissante dans le pays. Il s’agissait de lutter contre la « culture de la dépendance » selon laquelle les aides profitaient aux plus faibles, et aux étrangers, plutôt qu’aux ouvriers américains blancs. Recourant également aux valeurs conservatrices touchant tant au racisme qu’à la sécurité, la droite a voulu diminuer encore le rôle de l’État social, et de l’État de manière générale, sauf lorsqu’il s’agissait de réprimer les manifestations.
Ce mouvement de la droite néolibérale aux États-Unis s’est étendu au reste du monde.
La gauche, également, a opéré un « recentrage ». Elle s’est tournée vers la logique de marché, et vers un électorat plus distingué, en adoptant les valeurs progressistes. Elle a ainsi « invisibilisé » le monde ouvrier. En d’autres termes, l’idée de classe s’est éteinte, dès lors que cette partie de la population est occultée, considérée comme disparue.
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