L’Affaire du Colonel Passy, résistant – Les lettres d’amour du colonel Passy !
Excellent article sur le Colonel Passy, André Dewavrin, résistant, chef du Bureau Central de Renseignement et d’Action de la France Libre, rédigé par mon amie Monika Karbowska du 2 avril 2023
Première partie
Par Monika Karbowska
Ayant commencé à étudier la biographie de André Dewavrin, le colonel Passy chef du Bureau Central de Renseignement et d’Action de la France Libre, je me suis penchée enfin sur une question que je me posais depuis mes études: pourquoi dans la France d’après-guerre le colonel Passy n’a plus joué aucun rôle politique connu ?
Pourquoi de manière générale les libérateurs de la France ont-ils été écartés des postes à responsabilité dès que la paix fut revenue ? Qui a dirigé ce pays, et qui le dirige en fait aujourd’hui ?
Mon enquête sur Jacques Attali, le fantôme surpuissant de la classe politique actuelle m’avait appris à me méfier des apparences et des récits.[1]
D’autres gaullistes de 1940 sont concernés par la question, et souvent la réponse est la prépondérance naturelle dans les cercles politiques de la 4ème République des membres de la Résistance Intérieure, des mouvements Combat, Libération, Franc-Tireur, du PCF et des résistants socialistes. Mais quelques gaullistes reviennent auprès du général de Gaulle construire la France de la 5ème République après 1958. Ce n’est pas le cas du colonel Passy, du moins ouvertement.
La raison en serait la fameuse « Affaire Passy », cabale juridique et véritable répression politique que subit Passy en 1946 et dont j’ai retracé les grandes lignes dans mon premier article. Après un échange avec l’historien du BCRA et commissaire de l’exposition sur le BCRA au Musée de l’Ordre de la Libération en août 2022, Sébastien Albertelli, j’ai décidé d’aller à la source et de trouver des archives touchant « l’Affaire Passy ».
Premier constat, qui ne me surprend pas tant que cela : le colonel Passy, contrairement à des Résistants et Français Libres plus connus, n’a pas versé ses archives aux Archives Nationales. Il n’y a donc pas de « fond Passy » officiel qui aurait contenu des documents sur ses activités après la Victoire. Naturellement, les Archives Nationales et celle du Service Historique des Armées conservent les archives du BCRA et du Comité Français de Libération Nationale, mais il n’est pas aisé d’y retrouver des pièces qui concernent « l’affaire » qui éclate après le 20 janvier 1946, la démission du Général de Gaulle du poste de chef de gouvernement de la République.
Cependant, sous l’entrée « Passy, affaire Passy » dans l’inventaire des AN on y trouve le fond de Pierre Sudreau, militant du réseau Brutus et ministre du logement dans le premier gouvernement de la 5ème République de 1958 à 1962. Pierre Sudreau a conservé les archives de « l’Affaire Passy », parce qu’il était le directeur adjoint du Service de Documentation Extérieur et du Contre-Espionnage, qui fait suite à la DGER, elle-même héritière directe du BCRA dont Passy fut le fondateur et chef. Ce fut Pierre Sudreau qui dirigea l’enquête interne de l’institution qui visa Passy à partir de février 1946.
En clair, ce fut aussi lui qui fut celui qui mena l’accusation, l’instruction, l’emprisonnement de celui qui fut son ancien chef, Passy. Sudreau avait la réputation d’avoir été un jeune membre du réseau de renseignement Brutus. Ce fut aussi lui qui mena la bataille médiatique contre Passy au profit du gouvernement de Félix Gouin puis de celui de Georges Bidault.
Les rares historiens et journalistes qui ont enquêté sur ce sujet pendant les 80 ans ou presque qui se sont écoulés depuis l’affaire (3 ou 4 maximum) ont attesté que Pierre Sudreau n’a jamais voulu de son vivant témoigner sur ce sujet. Par contre, juste avant son décès en 2012 il accepta de mettre ses archives choisies à la disposition des citoyens et de l’Histoire. Je reviendrai sur la biographie et la personnalité de Pierre Sudreau encore dans cet article.
C’est ainsi qu’aux Archives Nationales j’ai trouvé deux dossiers contenant les documents de Pierre Sudreau concernant de « l’affaire Passy ».
[1] Londres en liberté – 29.10-3.11.2021 – La City et autres lieux de pouvoir. A la recherche de Jacques Attali – Liberté pour Julian Assange – Monika Karbowska (monika-karbowska-liberte-pour-julian-assange.ovh)
Passy lors de la Libération de la Bretagne, août 1944
Les dossiers de l’Affaire Passy aux Archives Nationales. Critique externe de la source
Le premier dossier, cote AJ91/16 s’est présenté à moi comme une épaisse chemise cartonnée contemporaine de couleur grise avec le titre « Archives de Pierre Sudreau Affaire Passy » écrit au feutre noir et serré par un bandeau de tissu.
A l’intérieur ce dossier contient une chemise de facture moderne marquée au stylo à bille « rapports Ribière ». Cette enveloppe elle – même est composée de 3 autres chemises datant des années 1945 à 1960 reconnaissables à leur texture. La première est bleu foncée et marquée du tampon « présidence du Gouvernement », la deuxième est orange et la dernière verte. La deuxième est sans inscription mais porte des fils reliés à un sceau, la troisième porte au crayon l’intitulé « 2ème rapport au Président Gouin ».
La première chemise bleu sombre contient un document relié de 20 pages environ. Il est issu de la « Documentation Extérieur et Contre-Espionnage », DEC, imprimé à l’en-tête. Il s’agit d’un rapport destiné à Monsieur Félix Gouin « Président du Gouvernement Provisoire de la République ». Les signataires du document sont Henri Ribière, Directeur Général du SDECE, Directeur Général Adjoint P. Fourcaud, Directeur Général Adjoint P. Sudreau, auxquels sont accolés « F.Viat Secrétaire Général » et H.Puaux « Chef du service juridique ».
Ce texte commence ainsi : « J’ai l’honneur de vous rendre compte des conditions dans lesquelles j’ai été amené à faire procéder à une enquête sur des irrégularités comptables et des dissimulations de fonds qui ne m’étaient pas apparues lors de la passation des comptes par le colonel Dewavrin ».
La date du document est le 20 mai 1946 et elle apparait à la fin du texte avant les signatures.
La chemise cartonnée ancienne orange contient « un complément d’enquête » signé par les mêmes, datés du 26 juin 1946, destiné au « Président du Gouvernement provisoire de la République ». Après les signatures figure un « N.B. la sanction disciplinaire de 60 jours d’arrêt de forteresse infligée au Colonel Dewavrin se termine le 30 juin 1946, à minuit ».
La troisième chemise verte contient le même rapport du 26 juin 1946 en photocopies.
Je suis perplexe face à la façon dont ces dossiers sont composés. Les chemises de papier blanche moderne sur lesquelles sont apposées des intitulés au stylo à bille contrastent avec les dossiers cartonnés aux inscriptions anciennes au stylo plume. On ne sait pas quand les dossiers anciens ont été composés, dans quelle décennie (cela peut être aussi bien 1946 que les années 1950 ou 1960 quand Pierre Sudreau fut ministre du logement dans le premier gouvernement du Général de Gaulle).
On ne comprend pas davantage quel critère a présidé aux découpages faits récemment par des archivistes des Archives Nationales qui ont trié le fond Sudreau et écrit l’inventaire assez succint des dossiers, les marques au stylo à bille faisant office de preuves de leur action.
Ces archivistes ont composé le fond de ce carton en combinant des documents anciennement classés par Pierre Sudreau avec d’autres documents dont nous ne pouvons être certains que Pierre Sudreau voulaient les voir accolés ensemble.
L’ensemble du dossier est donc à la fois la vision que Pierre Sudreau veut nous léguer de ses relations avec le colonel Passy et la composition d’éléments que les archivistes des Archives Nationales veulent bien nous montrer.
Il convient de bien garder cette « critique externe » de la source à l’esprit et ne pas croire que « les archives nous racontent toujours la vérité » car justement la façon de classer les archives nous racontent aussi une histoire qui peut nous induire en erreur.
Par ailleurs, l’archivistique est une science particulière dont il m’a semblé que toutes les règles n’ont pas été respectées lors de la composition de ce dossier, ce que j’expliquerai plus tard.
Le premier dossier gris moderne intitulé « Rapports Ribière » est suivi d’un dossier bleu foncé ancien assez épais contenant une centaines de pages reliées entre elles. Ce bloc de documents reliés est intitulé sur sa deuxième page (la première est du document comptable illisible) « Bordereau d’envoi du dossier complémentaire de l’affaire Dewavrin » et le premier document date du 26 juin 1946.
Lui fait suite une autre chemise grise moderne qui s’intitule, c’est écrit au stylo moderne « Procès-verbaux d’interrogatoires et de saisies ».
En examinant attentivement les contenu, je m’aperçois que le dossier bleu foncé relié de 100 pages contient les copies des originaux qui se trouvent dans le dossier gris « Procès-verbaux d’interrogatoires et de saisies ». Il s’agit donc ici des procès-verbaux de la fameuse enquête qui a donné lieu à deux rapports, ceux du 20 mai et du 28 juin 1946.
J’ouvre cette chemise et je suis surprise de voir tout d’abord un document de 20 pages du 18 mai 1946 signé par André Manuel. Ce texte, très personnel, qui retrace la vision qu’André Manuel a de ses relations psychologiques, affectives, avec Passy, est un des éléments clé de toute l’affaire. J’en prends connaissance, mais je l’analyserai ultérieurement.
Puis arrive une lettre de Pierre Sudreau datée du 11 juin 1951 (!) qui est alors Directeur au Ministère de l’Intérieur et qui certifie qu’il a restitué des sommes au SDECE suite au décès de M. Lahana Landrieux qui « appartenait en 1945 à la DGER en qualité de trésorier de la Délégation Française à Londres ».
En 1951 le capitaine Landrieux est mort depuis 5 ans.
Sudreau y joint les décisions du 14 et 27 juin 1946 prises par le chef de gouvernement Félix Gouin de « soixante jours d’arrêt de forteresse au capitaine de réserve Lahana dit Landrieaux » ainsi qu’une note de renseignement du 21 mai 1946 portant sur la société Hartland qui devait être constituée en Angleterre par Landrieux, Raymond Lagier et un Anglais nommé Harrisson.
Puis arrivent les « procès-verbaux » proprement dits qui commencent avec l’audition d’un homme, justement ce capitaine Landrieux, dont l’unique photo du dossier apparait agrafée sur la première page : c’est la petite photo d’identité d’un homme d’une trentaine d’année au visage rond et à la barbe noire vêtu d’un complet rayé et portant cravate. Au premier abord je ne saisis pas l’importance de la photo, car ce n’est que progressivement que j’apprendrai que le capitaine Landrieux s’est suicidé le 26 juillet 1946 pendant l’enquête menée sur lui par Pierre Sudreau.
Je vais donc m’attacher à étudier les « pièces du dossier juridiques », les comptes rendus des investigations, les documents comptables et les procès-verbaux des auditions. Mais avant je poursuis mes investigations.
Le dossier suivant est constitué d’une grande chemise grise sans inscription. Les documents qui s’y trouvent sont très variés, manuscrits comme dactylographiés. Ce pot-pourri de Pierre Sudreau commence par une lettre du 6 juillet 1946 signé Gorce Franklin et sollicitant à Pierre Sudreau une « demande d’entrevue » avec le Colonel Dewavrin. (alors que Passy est maintenu au secret depuis deux mois).
Elle est suivi de lettres manuscrites du 11 et 21 juin 1946 signées André Manuel, l’adjoint de Passy pendant de longues années au BCRA, de 1940 à février 1946. J’ai du mal à déchiffrer son écriture très fine, mais je distingue fort bien le mot « licenciement sans préavis» » et je comprends qu’il s’agit d’une correspondance concernant le nettoyage impitoyable de l’ancien BCRA auquel se livrent Pierre Sudreau et ses chefs. Je comprendrai le mécanisme plus tard en examinant les documents de « l’enquête ».
Ce mélange de documents est suivi d’une grande chemise verte ancienne portant le titre « dossiers particuliers » écrit au stylo plume. Dedans une autre chemise blanche moderne est intitulée « lettre anonyme », puis une autre chemise blanche est marquée au stylo à bille « Notes manuscrites, certaines de la main de Pierre Sudreau».
Effectivement de grandes feuilles de papier blanc ainsi qu’un bloc-note rempli au stylo plume contiennent des schéma du BCRA et des appréciations peu flatteuses que Pierre Sudreau porte sur les héros de la France Libre qui ont aidé la Résistance intérieur, préparé et fait le Débarquement. Un rapide déchiffrage de l’écriture de Pierre Sudreau me montre son état d’esprit critique vis-à-vis du fonctionnement du BCRA et de la DGER sous la direction de Passy.
Lettres d’André à Pascale
Enfin apparait une chemise verte cartonnée dont le papier et le titre « Passy » écrit à la plume montre qu’il s’agit d’un classement original datant de l’époque. J’ouvre le dossier, apparait alors une chemise moderne blanche intitulée « Lettres d’André Dewavrin ». Je l’ouvre et je me retrouve en face d’une trentaine de feuilles de papier dactylographiées visiblement « de l’époque ».
Je prends la première et je lis :
« Lundi 17 juin 1946 – 16h. Mon amour chéri, je vous écris cette quarante quatrième lettre à la veille de l’anniversaire d’un jour plein pour moi de souvenirs bouleversants ; mais tous ces souvenirs ne comptent plus maintenant ; j’ai fait table rase du passé, de tous mes efforts, de toutes mes joies, de toutes mes peines jusqu’au jour où je vous ai rencontré et aimé. Il n’y a plus, il ne peut plus avoir pour moi désormais d’autre source d’émotion qu’en vous, en notre bonheur, en notre merveilleux amour. En dehors de cela tout n’est que petitesse, mesquinerie et stérilité. ………….. »[1].
Très surprise par ce texte, je comprends naturellement que « l’anniversaire plein de souvenirs bouleversants » est l’Appel du 18 juin 1940 du Général de Gaulle. Médusée, je feuillète les papiers et je comprends qu’il s’agit de lettres d’amour du colonel Passy à sa femme Pascale !
Et quelles lettres d’amour !
Il y a-t-il quarante-quatre lettres comme Passy l’indique lui-même le 17 juin. Ces lettres sont datées du 15 mai au 17 juin 1946. Selon son témoignages de 1997 livré à Jean Marc Bénamou, Passy est alors maintenu captif dans un lieu secret, emprisonné dans le cadre de l’enquête qui l’accuse de malversations financières, cette enquête dont 100 pages de procès-verbaux se trouvent devant moi dans la chemise orange !
Ce sont les lettres d’un prisonnier à sa bien-aimée qu’il vient d’épouser le 29 mars 1946, la date exacte du mariage a été trouvé par un citoyen contributeur au site de généalogie
https://gw.geneanet.org/
. [2]
Ce contributeur a pu se faire envoyer par la mairie du 16ème arrondissement l’extrait du registre d’état civil portant l’acte de naissance d’André Dewavrin sur lequel figurent les dates de son premier mariage avec Jeanne Gascheau le 13 juillet 1933, de son divorce d’avec celle-ci le 9 janvier 1946 et de son mariage avec Pâquerette Guinoiseau, veuve du scénariste Jean Féline qui se fait appeler Pascale.[3]
Je constate que je suis en présence de lettres personnelles, intimes même, d’André Dewavrin, Passy, à sa femme Pâquerette, dite Pascale.
Quelle incroyable découverte !
Mieux, dans le dossier suivant « Lettres de Pascale Dewavrin » apparaissent les lettres de réponse de Pascale à son mari, certaines écrites à la main sur un papier à lettres violet.
De plus, les réponses de Pascale sont suivies par les lettres qu’elle envoie à Pierre Sudreau, (dossier gris « Lettres de Pascale Dewavrin à Pierre Sudreau ») toujours écrites à la main sur le papier à lettre violet de petit format. Elles portent l’en tête de leur adresse, le 1 rue Saint James à Neuilly ! J’ai donc la confirmation que l’élégant immeuble de style 1930 presque en face du bois de Boulogne, actuellement propriété de la Fondation Louis Vuitton, est bien leur domicile de l’époque !
Le 1 Saint James aujourd’hui au bord de la rue Longchamp qui mène du Bois de Boulogne à la Seine et à la Défense. Plutôt un immeuble de bureaux côté rue et habités par de jeunes hommes au pas militaires côté rue. Pourquoi Passy et Pascale ont-il choisi fin 1945 d’habiter un endroit aussi loin, à l’époque de Paris et même du centre de Neuilly?
Le dossier blanc de lettres de Pascale refermée, je me retrouve en face de 5 feuillets datés du 8 et 9 juin 1946 qui signifient l’interdiction à Passy de recevoir la moindre visite – il est donc maintenu au secret, sans les droits dont jouissent en République les prisonniers ordinaires. La décision est signé Félix Gouin, chef de l’exécutif qui envoie son ordre au général de division gouverneur militaire de Metz. La lettre du 8 juin ci-jointe est celle de Sudreau adressée à Madame Dewavrin, 1 rue St James à Neuilly. Sudreau demande à ce que Pascale lui téléphone pour prendre rendez-vous avec lui car il est porteur d’une lettre et d’un paquet de « votre mari ». Sudreau est le messager entre les époux tout en étant l’enquêteur en chef du SDECE…. Que ceci est étrange !
Enfin, le dernier dossier gris porte le titre « Lahana -Landrieux » – ce sont les documents concernant l’officier du BCRA mis en cause dans « l’affaire » et suicidé pendant l’enquête.
Très émue, je lis les lettres et j’en étudie le contenu, puis je réfléchis à leur provenance, à leur présence dans les papiers de Pierre Sudreau. Enfin, je m’imprègne de l’écriture, du style et de des émotions du Colonel Passy dont les paroles me parviennent, 77 ans après comme un message intact de son brillant esprit destiné à mon propre esprit, ouvert et disponible à cette communication non du passé, mais de l’au-de-là. Le temps est aboli. Nous communiquons. Je crois entendre qu’il me parle à moi, qui fut jeune historienne de 27 ans, assoiffée de savoir et de justice, et qui n’a pas pu le rencontrer en vrai, quand il quitta le monde terrestre le 20 décembre 1998.
Je n’ai pas pu le rencontrer parce que mes professeurs ne m’ont pas informée que le rencontrer comme rencontrer d’autres Résistants était possible, que c’était faisable et surtout que c’était indispensable pour la formation de ma personnalité et de mon Moi social et politique. André Dewavrin, le Compagnon du Général de Gaulle , le colonel Passy dont les mémoires m’ont tant appris l’année dernière, dont j’ai tant aimé le style mordant et direct, l’intelligence désabusée et last but not least, le relation fusionnelle avec Pierre Brossolette dont il m’a fait découvrir l’œuvre, le Colonel Passy semble me parler à travers ces lettres totalement inattendues.
Très vite je m’aperçois que les lettres sont classées de façon étrange : la première lettre, celle qui date du 17 juin 1946 est en réalité la dernière chronologiquement. Puis se trouvent derrière elle les lettres du 9 juin, du 3 juin, du 2 juin, du 1 juin, du 31 mai et ainsi jusqu’à la dernière lettre du 15 mai qui est la première en réalité. Pourquoi ce classement à l’envers ? Certaines lettres sont même déposées à l’envers, le lecteur découvrant la dernière page avant de voir la première.
Il y a en tout 22 lettres, et non pas 44. Impossible de comprendre pourquoi seules la moitié des lettres se trouve ici et pourquoi ce choix de date, en continu du 15 mai au 3 juin, puis la lettre isolée du 9 juin et la lettre finale (finale ?) du 17 juin.
Passy n’est en effet pas du tout relâché le 17 juin. Au contraire, sa détention se prolonge jusqu’au 2 juillet, puis selon ses témoignages il est encore mis au secret du 2 juillet jusqu’à fin août 1946 et c’est au cours de cette période que sa santé se dégrade à un telle point qu’il accuse ses geôliers d’empoisonnement.
Mais pourquoi Passy ne bénéficie- t-il pas d’un procès en bonne et due forme démocratique et quels sont les fondements juridiques de sa captivité ? Je me suis déjà posée cette question quand j’ai écrit mon premier article, l’examen du dossier de Sudreau me permettra de comprendre certaines choses sans lever tout à fait le voile du secret de cette si étrange « affaire ».
Pourquoi cette étrange chronologie de classement de la part de l’archiviste ? Est-ce un choix de Pierre Sudreau, est ce celui de l’archiviste d’aujourd’hui ? Est-ce une erreur d’un archiviste pas très professionnel ou bien ce classement a-t-il une signification ? Je ne comprends pas, mais respectueuse des archives comme on me l’a enseigné à l’Institut d’Histoire de l’Université de Varsovie en cours de sciences des archives, je remets soigneusement tous les documents comme je les ai trouvés.
Je lis les lettres qui commencent par l’invocation « Ma Pascale adorée », « ma femme, ma chérie », « Mon amour chéri », « Mon amour que j’aime plus que tout au monde ». Il lui écrit tous les jours, parfois deux fois par jour et note la date et l’heure en marge de sa lettre.
Je m’aperçois vite qu’aux invocations amoureuses se mêlent des descriptions de sa santé et des lieux où il se trouve. André Dewavrin décrit aussi abondamment les nombreux livres qu’il lit, dont les œuvres d’André Malraux qu’il a rencontré en mai 1945 et dont il est politiquement proche. Ses analyses littéraires toutes en finesse sont accompagnées de considérations désabusées sur la médiocrité et la bassesse des êtres humains qui reflètent la déception et la rancune qu’il ne peut que porter à ses anciens collègues du BCRA qui ne le soutiennent pas dans son épreuve mais témoignent contre lui. Il est possible que son ressentiment et sa colère soient destinés également à ses anciens subordonnés du BCRA, Pierre Fourcaud et Pierre Sudreau. Alors qu’il a fait de Pierre Fourcaud un agent secret célèbre, un héros de la France et qu’il peut se targuer d’avoir sauvé la vie à Pierre Sudreau qui fut, selon ses propres dires, déporté au camp de Buchenwald.
Passy, Héros de la France Libre, précipité dans une prison secrète et dans le déshonneur d’accusation infamantes ne peut avoir du 15 mai au 17 juin 1946 d’autres émotions et d’autres visions sur l’humanité que celles qui résultent des épreuves que le nouveau système de pouvoir lui inflige. Mais au fil de ma lecture, je ferai d’autres découvertes qui me montreront que toute cette « affaire » est un gigantesque abus de pouvoir, une cabale qui n’est même pas juridique, une destruction de l’œuvre de la Résistance que la jeune Quatrième République hélas met en route à l’orée de sa naissance.
Dès le 16 mai Passy entreprend d’écrire dans ses lettres à Pascale ses mémoires de guerre. Il le fait pour se défendre de ses accusateurs mais aussi en vue d’une publication pour montrer aux Français ce que fut l’œuvre du BCRA en faveur de la Victoire sur le nazisme et de la Résistance. Visiblement dans sa geôle il a le droit d’écrire et de posséder stylo et papier, mais incertain de son sort, il choisit de livrer au quotidien son manuscrit à son épouse afin qu’elle puisse le garder précieusement pour la publication.
Par la même occasion Pascale apprend qui est exactement l’homme qu’elle a épousé deux mois auparavant et qu’elle n’a rencontré que le 5 mai 1945. Dans deux lettres, du 19 et du 30 mai, j’apprends que c’est à elle que revient l’initiative de la déclaration d’amour. Dans sa lettre du 19 juin Pascale situe sa déclaration d’amour à André le 5 juin dans celle du 30 juin au 9 juin 1945, jour du 35ème anniversaire d’André. Elle regrette même de ne pas lui avoir déclaré ses sentiments lors de leur première rencontre un mois auparavant lors d’un dîner de Résistants.
Le 30 mai Pascale écrit: « Il y aura un an le 9 juin que je vous ai donné mon amour, ma confiance et ma tendresse. Il y aura un an que je suis heureuse et que vous m’avez à chaque instant apporté le bonheur que je désirais et que je désespérais de rencontrer un jour« .
Puis:
« Comment ne vous ai-je pas enlevé à ce déjeuner « résistant » la première fois que je vous vis ? Vous auriez peut- être résisté encore ! La force de l’habitude ! Nous avons perdu un mois voilà tout ! » ![4]
Lettre de Pascale à Passy du 30 mai deuxième page
Le 19 mai Pascale écrit : « Ayant souffert déjà avant de te rencontrer, je ne croyais pas non plus un tel bonheur possible, mais dès que je t’ai vu, ma bonne fée m’a conseillée… et comme je suis heureuse d’avoir été te dire que je t’aimais en cette fin de journée du mardi 5 juin, il y aura bientôt un an. Malgré son grand bureau et ta réputation d’insensible, je crois bien qu’à cette minute, et inconsciemment peut être tu étais aussi ému que moi… »
Pourquoi cette différence entre les deux dates? Généralement une femme se rappelle en détail de sa déclaration d’amour faite à l’homme aimé, parce que cet acte est difficile dans une société patriarcale niant le désir féminin, aujourd’hui comme à l’époque. En l’absence d’autres solutions je préfère expliquer cette différence par une faute d’écriture ou de frappe du dactylographe.
Pascale, en réalité Pâquerette France Alphonsine Guinoiseau née le 17 décembre 1917, fille naturelle de Simonne Guinoiseau (avec tout ce que cela comporte en 1917 de naître sans père) découvre l’Histoire par les « souvenirs » de son mari car elle n’a participé ni à la France Libre ni à la Résistance. [5]
Pâquerette Guinoiseau s’est apparemment mariée jeune à 21 ans en 1938 avec un Italien, elle est divorcée dès 1940 et elle rentre en France. Elle fut mariée en secondes noces en novembre 1942 à Jean Féline, un scénariste de films et parolier de musique qui a surtout travaillé en 1943[6].
Pascale Féline est créditée par l’auteure Pascal Convert d’avoir été actrice, je n’ai pas encore trouvé de preuve de cela.
La seule photo de Pascale et d’André que j’ai trouvée. Elle figure dans l’excellent livre de Pascal Convert « Daniel Cordier, son secrétariat, ses radios, essai critique sur Alias Caracalla », 2020 J’ignore comment l’auteur a-t-il pu se trouver en possession de cette photo.
Daniel Cordier, son secrétariat, ses radios – Pascal Convert (librinova.com)
Je consulte à la Cinémathèque les bases de données disponibles au sujet de Jean Féline. Il n’y a aucune information visible sur Pascale, mais il faudrait consulter les archives écrites des films des années d’Occupation pour en avoir le cœur net.
Je retrouve néanmoins une fiche sur Jean Féline qui a pu servir de base à la fabrication de sa fiche Wikipedia, même si certaines informations diffèrent. J’apprends que Jean Féline a coopéré à deux films avant la guerre, en 1936 (réalisateur Marc Allégret) et en 1938 (réalisateur René Sti) comme compositeur de musique. Il est scénariste et dialoguiste pour Carl Larnac en 1938 (« Place de la Concorde »). Puis, ce sont des années plus fastes, et ce sont les années de l’occupation nazie : toujours la musique pour « Fièvres » de Jean Delannoy sorti en janvier 1942 et les dialogues pour « Le soleil a toujours raison », de Pierre Billon, en collaboration avec Jacques Prévert, tourné à Saint Tropez ( !) et sorti le 27 janvier 1943.
Enfin, arrivent « Feu Nicolas » de Jacques Houssin, ou Jean Féline est dialoguiste, sorti en 1943, date exacte inconnue et « Le Loup de Malveneau » de Guillaume Radot sorti le 12 mai 1943 où Jean Féline a la même fonction. « Marie la misère » de Jacques Baroncelli, film pour lequel Jean Féline est censé avoir co-écrit le scénario, sort en 1945, ainsi que « le Gardien » de Jean Marguenat. Ces films sont-ils posthumes, puisque Jean Féline décède en janvier 1945, avant la fin de la guerre, mais dans une France déjà libérée au ¾ ? Le plus surprenant est qu’un de ses scénario est utilisé pour le film « En êtes-vous sur ? » de Jacques Houssin qui apparait dans les salles le 18 juin 1947, soit 3 ans après la décès du scénariste, ce qui pose le problèmes des ayants droits de son œuvre.
Pascale a-t-elle hérité des droits à l’œuvre de son mari ? Impossible de répondre à cette question actuellement[7]. De même il n’y a pas la moindre information sur les raisons de sa mort. Il est probable qu’elle soit dûe à une maladie ou à un accident, car si Jean Féline était mobilisé pour libérer sa patrie comme le furent les Français de septembre 1944 à mai 1945 dans l’armée française renaissante, sa famille n’aurait pas manqué de signaler sa mort au champ d’honneur.
Produire et montrer des films en 1941-43, même si ces films ne font pas l’apologie de l’Allemagne, c’est de toute façon collaborer avec la censure et se compromettre dans des soirées de promotion et des rencontres avec le pouvoir nazi occupant la France. Tous les cinéastes en activité sont concernés par ce problème et la question de l’épuration ou de la non-épuration du milieu est une histoire douloureuse sujette à de controverse encore aujourd’hui sur laquelle il m’est impossible de m’étendre dans cet article[8]. Cependant Jean Féline meurt jeune, à 36 ans, en janvier 1945 et sa mort a empêché toute poursuite judiciaire.
Il faut souligner qu’en 1945 Pascale Féline (Pâquerette Guinoiseau) est une femme jeune, elle n’a que 26 ans et elle est veuve depuis à peine 4 mois lorsqu’elle rencontre André Dewavrin. Dans la liesse de la Victoire, la Liberté retrouvée s’incarne dans une liberté sexuelle nouvelle que tous les commentateurs contemporains comme les historiens d’aujourd’hui constatent. Il est logique qu’une jeune femme de 26 ans n’a pas alors l’intention de rester confite dans son malheur et sa solitude et cherche à faire des rencontres, quelle qu’ait été son sort et sa vie pendant la guerre.
L’écrivaine Benoite Groult livre dans ses mémoires « Mon évasion » un récit ironique des jeunes filles de la bourgeoisie qui vont danser et faire l’amour avec les officiers américains au Cercle Interallié [9]. Les biographes de Roger Stéphane, Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt parlent de la Libération comme « d’un âge d’or de l’homosexualité à Paris ». Même le journaliste plutôt pro vichyste Patrick Buisson documente les lieux de rencontres pour tous sexes et toutes orientations sexuelles en 1944-1946.[10] Les écrits de Roger Stéphane, Jean Cocteau, de Pierre Herbart, de Julien Green, de Clara Malraux et de bien d’autres, les mémoires de Simone de Beauvoir, qui ne fut pas dans la Résistance mais a bien documenté la vie réelle pour écrire « Le deuxième sexe », montrent une France d’une certaine liberté sexuelle bien avant la révolution sexuelle officielle des années 1968-1975.
Les lettres de Pascale à André me montreront une femme très amoureuse de celui qu’elle a choisi pour son être son mari mais aussi une femme qui découvre seulement alors la personnalité et le rôle de son compagnon dans la guerre et dans l’Histoire.
On la voit évoluer politiquement, discuter politique avec André – on est dans la campagne électorale des premières élections à l’Assemblée Nationale, le 2 juin 1946 et les femmes ne votent que pour la deuxième fois ! Elle le remercie de lui faire connaitre en exclusivité la saga incroyable de la France Libre et de son propre rôle dans cette Odyssée. Naturellement, la qualité littéraire des lettres de Pascale est moindre que celle des écrits d’André. Elle n’a ni sa richesse de vocabulaire ni ses références culturelles multiples. Les femmes en France ne font pas d’études supérieures et leur instruction secondaire moyenne n’a pas le même niveau que celle des hommes, à fortiori quand elles ne sont pas originaires de familles bourgeoises ou de familles progressistes. Mais Pascale ne lâche pas son homme, elle se bat pour le voir, pour le sortir de sa geôle, pour sauver sa santé et sa vie et pour ne pas redevenir veuve après à peine 2 mois de mariage.
[1] J’ai respecté l’orthographe de la dactylographie. Je remarque bien que la lettre commence par « mon amour chéri » au masculin, mais il est possible de s’adresser ainsi à une femme – « mon amour » égale la personne aimée. Plus énigmatique est le double masculin « je vous ai rencontré et aimé ». Mais comme la date « pleine de souvenirs bouleversants » ne peut être que l’Appel du 18 juin, le rédacteur du texte ne peut être que Passy.
En outre, je reconnais, une fois que j’ai lu toutes les lettres, sa façon de s’adresser à Pascale : « Notre merveilleux amour ». Je penche donc pour des fautes de frappes pour expliquer le masculin.
Par ailleurs, ce texte est un peu inquiétant : on a l’impression que Passy rejette son passé qui est celui, glorieux, d’un combattant de la France Libre et ne veut désormais que se consacrer à son couple et à sa vie privée. La mention de « Petitesses, mesquineries et stérilité » fait écho à la très grande déception qu’il a éprouvé dans sa confrontation avec le comportement de ses anciens camarades et amis, notamment André Manuel, Raymond Lagier, Thierry Mieg et Daniel Cordier.
[2] André Lucien Charles Daniel DEWAVRIN : généalogie par Lionel LE TALLEC (zlc061) – Geneanet
[4] Lettre du 30 mai 1946, Pascale à Passy
[5] J’ai découvert son vrai nom et le nom de sa mère sur l’acte de décès que m’a facilement fourni la mairie du 16ème arrondissement.
[6] Jean Féline — Wikipédia (wikipedia.org)
[7] La Bibliothèque – La Cinémathèque française (cinematheque.fr)
[8] Voir le livre général Herbert Lottman « l’épuration 1943-1953 », Le seuil 1986 et entre autre Jean Pierre Bertin-Maghit, « Le cinéma français sous l’Occupation »,
Le Cinéma Sous L’occupation – Le Monde Du Cinéma Français De 1940 À 1946 | Rakuten
[9] Benoite Groult « Mon évasion », Grasset, 2008, chapitre « Mes apprentissages américains », page 99. EtEt c
[10] Olivier Philipponnat, Patrick Lienhardt « Roger Stéphane biographie », Grasset 2004, page 371-372, cité après Jean Jacques Rinieri le compagnon de Roger Stéphane dans « l’amour est à réinventer », « Amour et homosexualité », la Nef 69-70, octobre-novembre 1950.’
Patrick Buisson « 1940-45 années érotiques, tome 2 ». Albin Michel 2009, p. 431-539
Pourquoi ces lettres?
Je lis avec une grande émotion le début des mémoires du colonel Passy qui commence par son action avec le Corps Expéditionnaire en Norvège en juin 1940, son rapatriement en France avec la marine britannique et les soldats du général Béthouart, son arrivée à Brest le 17 juin 1940, son rembarquement à la hâte le lendemain et son arrivée à Londres. Suivent les récits du camp de Trentham Park, la rencontre avec les officiers de la France Libre après la lecture de l’Appel du Général de Gaulle dans la presse anglaise et enfin, la décision du ralliement à de Gaulle, l’arrivée à Londres. Je suis très émue de lire l’originale, la première version de la rencontre du capitaine Passy avec le général de Gaulle le 1er juillet 1940.
Je suis d’autant plus émue de lire ce texte que je connais, qui se trouve dans le premier tome des mémoires de Passy « Souvenirs 2ème Bureau à Londres » dont la découverte il y a un an, alors que nous luttions contre l’ignominieuse politique ségrégationniste du pass sanitaire m’avait tant remontée le moral.
Passy publie son premier tome des « Souvenirs » comme Rémy chez Raoul Solar, un éditeur de Monte Carlo qui en réalité est de l’autoédition. Son livre sort en 1947. Ici, dans les lettres à Pascale je découvre les « bonnes feuilles », sa toute première version.
Je reconnais le style de Passy, son ironie et son franc-parler. Tout est dit assez vertement sur la défaite et la déliquescence de l’armée française. Passy brocarde les officiers et généraux capitulards, vantards et peureux, préoccupés uniquement par leurs plaisirs et leurs petites affaires. Il décrit avec précision son arrivée à Londres en guerre, les cercles français qui y vivent et leur attitude face à l’armistice de Pétain et l’Appel de de Gaulle.
Ce que je découvre est que le texte original est bien mieux écrit, bien plus foisonnant de détails, bien plus consistant, coloré et mordant que celui qui sera publié plus tard. Je ne peux pas me résoudre à garder ce texte secret. Je décide de le publier pour que vous lecteurs, citoyens français et citoyens du monde puissiez en apprécier la valeur littéraire et le contenu historique.
Puisque ce texte est du domaine public, accessible à tout un chacun aux Archives Nationales, pourquoi ne pas faire connaitre largement la valeur des écrits du colonel Passy ?
Alors que je formule en moi cette réflexion, je me rends alors compte que la question se pose : que font ces lettres privées ici, aux Archives Nationales ? Dans le fond de Pierre Sudreau, dans un dossier supposément juridique ?
Après tout, ces lettres sont des lettres privées, elles ont été écrite par André Dewavrin à son épouse Pascale. Comment se fait-il que moi, citoyenne du 21 siècle, je puisse les lire aux Archives Nationales ? Naturellement, je suis heureuse de pouvoir les lire, c’est une vraie joie pour moi d’y avoir accès, mais je dois me rendre à l’évidence que leur présence ici n’est pas un choix de leurs propriétaires, d’André et Pascale Dewavrin.
Ces lettres sont dans ce dossier parce qu’elles y ont été mises par Pierre Sudreau.
Pierre Sudreau, directeur adjoint de la SDECE depuis février 1946, adjoint de Henri Ribière et de Pierre Fourcaud, est celui qui mène l’enquête CONTRE André Dewavrin. C’est celui en réalité qui l’emprisonne. Pierre Sudreau est le geôlier du colonel Passy.
Il apparait d’ailleurs dans les lettres d’André et de Pascale comme « S ». Passy dit le voir tous les deux ou trois jours dans sa geôle. Pascale le rencontre aussi souvent. Elle mentionne des rencontres, des réunions avec lui, elle le supplie de tout faire pour que lui soit accordée une visite à son mari. Elle lui transmettra d’ailleurs les lettres à porter au prisonnier. Elle lui donnera des colis destinés à André, elle lui demandera même de lui rapporter le linge de son mari… Elle lui écrira des lettres douloureuses pleines de dignité et d’espoir : ce sont les documents manuscrits sur le papier à lettres violet à en tête du 1 rue Saint James qui figurent dans la chemise blanche suivante intitulée « Lettres de Pascale Dewavrin à Pierre Sudreau ».
Qui est Pierre Sudreau ? Que fait-il là et pourquoi fait-il cela ? A la fois geôlier, investigateur, procureur auto-proclamé, accusateur, juge de André Dewavrin et go-between entre son prisonnier et la femme de son prisonnier ? Je ne pourrai pas esquiver la question, il me faudra comprendre qui il est et quel fut son rôle dans l’Histoire. Rôle public et rôle caché comme le montrent les écrits que néanmoins il a bien voulu nous laisser, à nous les citoyens de France, via les Archives Nationales.
Pierre Sudreau, photo non datée, source Musée de la résistance en ligne (museedelaresistanceenligne.org)
Ce que je peux comprendre à ce stade est que Pierre Sudreau est jeune. Il a en 1945 ans 26 ans à peine. C’est en fait l’âge de Daniel Cordier, agent du BCRA, ancien secrétaire de Jean Moulin et d’avril 1945 à février 1946 chef de cabinet ou plutôt secrétaire particulier d’André Dewavrin. Daniel Cordier nous livre des récits passionnant de son travail avec Passy en 1945 dans ses mémoires « La Victoire en pleurant » paru de façon posthume en 2021. (Comme Pierre Sudreau devient adjoint au nouveau directeur des services secrets, je comprends qu’en réalité après mars 1946 il reprend ce qui a été le poste de Daniel Cordier..)
Daniel Cordier en 1944 photo issue du livre de Maurice de Cheveigné, Radio libre 1940-1945, texte autobiographique inachevé, édité et mis en ligne par Alain de Cheveigné, lug00 (ens.fr)
Pierre Sudreau est donc plus jeune de presque 10 ans de Passy, qui lui-même n’est pas bien vieux. Passy est son ancien supérieur hiérarchique, Sudreau ayant été, selon ses dires, membre de base du réseau de renseignement Brutus fondé par Pierre Fourcaud, André Boyer, André Clavé, André Bauer, Eugène Thomas et Gaston Deferre.
Presque tous, sauf Fourcaud, sont militants socialistes. Sudreau n’a donc pas connu son chef Passy pendant durant la guerre. Dans le cloisonnement de la Résistance un militant ne connaissait en effet que ses responsables directs et quelques camarades de lutte.
Sudreau n’est jamais allé à Londres, il fut selon ses dires arrêté par la Gestapo le 10 novembre 1943, emprisonné à Fresnes et déporté le à Buchenwald dont il revient à la Libération du camp en avril 1945. Sudreau n’est pas précis dans ses mémoires. Sur son expérience de Buchenwald il préfère citer les écrits d’autres témoins, ce qui peut être compréhensible. Mais il ne décrit pas non plus les circonstances dans lesquelles il revient en France et quel était son état d’esprit de l’époque. Plus curieux il ne dit rien de son travail au SDECE ni à la police sous la 4ème République préférant passer sans transition du chapitre sur 1945 à celui sur 1958 [1].
Nous savons seulement qu’il est engagé très vite au Ministère de l’Intérieur dirigé par Adrien Tixier dont le chef de cabinet est le Résistant de Combat André Blumel.
Adrien Tixier
Blumel propose aussi à Tixier d’embaucher aussi son ami, le journaliste « libérateur de Paris » Roger Stéphane comme chargé de missions spéciales. Roger Stéphane est un proche de Roger Wybot, ancien du contre-espionnage de Vichy de Pierre Paillole passé à Londres au Contre-Espionnage du BCRA.
Passy connait bien Wybot auquel il avait confié ce service de décembre 1941 à septembre 1942, même si ses relations avec lui sont tout d’abord ambigües, puis franchement mauvaises lorsque Pierre Brossolette prend en main le BCRA en tant que l’adjoint et ami de Passy. Wybot à la Libération est proche de Roger Stéphane par des réseaux amicaux teintés d’homosexualité qui se structurent alors autour de Stéphane et de ses proches, Jean Sussel, Pierre Lebar, Joseph Rovan, Léon Pierre Quint, François Verney normaliens, intellectuels et Résistants de Combat déportés revenant de Dachau[2].
Roger Wybot en 1945 ou 1946
Roger Stéphane, en 1946 e-gide: Portrait-souvenir par Roger Stéphane
Passy connait également bien André Pélabon qu’il avait placé à la tête du BCRA à Alger. Or, à la Libération Tixier embauche Pélabon comme chef de la Police et c’est Pélabon qui en 1945 place Pierre Sudreau dans ses bureaux. Je remarque que le fait de bien connaitre Pélabon et Wybot à la police et à la DST n’a pas du tout aidé Passy lorsqu’il se retrouve aux prises avec son principal accusateur Pierre Sudreau, qui d’un emploi obscur de jeune chargé de mission à la police est catapulté 6 mois plus tard au poste à lourdes responsabilités de directeur adjoint des services secrets de la France.
André Pélabon en 1951 André Emile Omer Oscar Pelabon – Les Français Libres (francaislibres.net)
La DGER est encore à la Libération sous la responsabilité du Ministère de l’Intérieur, mais avec le décret du 27 décembre 1945, suite au travail de réforme que Passy entreprend avec le Général de Gaulle, elle devient le SDECE et dépend depuis du chef du gouvernement. L’ambition de Passy et le projet de de Gaulle ayant été de détacher les services secrets des contingences politiques et de faire un « Intelligence Service à la Française ».
Histoire des services secrets de la France libre… de Sébastien Albertelli – Livre – Decitre
A ce moment Passy est censé devenir le premier directeur de cette structure après le départ de Jacques Soustelle qui nominativement était encore le chef de la DGER jusqu’à la fin de décembre 1945. Mais le départ de de Gaulle du gouvernement le 20 janvier 1946 ne lui en laisse pas le temps. Au moment de la démission de de Gaulle, Passy se trouve en Suisse en vacances avec Pascale et, curieusement, ils y sont ensemble avec Daniel Cordier. Passy s’y casse une jambe dans un accident de ski et rechigne à rentrer immédiatement en France pour rencontrer le nouveau chef de gouvernement, le socialiste Félix Gouin et faire la passation des pouvoirs au nouveau chef du SDECE Henri Ribière et ses adjoints Pierre Fourcaud et Pierre Sudreau. Nous verrons plus tard comment une lettre issue du dossier 91AJ/47 et datée du 16 février 1946 montre qu’André Manuel, adjoint de Passy et son ami depuis 1940 au BCRA, le presse de rentrer de Suisse pour ne pas perdre le pouvoir sur son œuvre, son service.
Nous ne savons donc pas si Pierre Sudreau a ne serait-ce qu’entrevu Passy une seule fois en 1945. Peut-être lui a-t-il été présenté au cours d’une réunion entre les deux services, la DGER et la DST par André Pélabon. Peut-être que non et ce n’est alors que fin avril 1946 au cours de son premier interrogatoire que Pierre Sudreau se trouvera en face d’une figure déjà historique : son ancien patron fondateur des services secrets du Général de Gaulle le colonel Passy.
Dans le dossier de Pierre Henri Teitgen 20050351/8 je trouverai un article du 24 mai 1947 qui m’apprends que Henri Ribière est victime d’un curieux accident de voiture dès sa nomination au poste de Directeur du SDECE qui le laisse malade pendant au moins 3 mois. Il est donc tout à fait probable que Ribière ait signé le rapport du 20 mai écrit par ses adjoints sans vraiment pouvoir contrôler la façon dont ils sont parvenus à leurs conclusions[3]. C’est donc très probablement Pierre Sudreau qui mène l’accusation contre Passy de bout en bout.
On s’attendrait à ce que Pierre Sudreau, un jeune homme de 26 ans dont c’est donc le premier poste à responsabilité, soit plein de respect voire d’admiration face au Compagnon de la Libération qu’est Passy. Après tout l’expérience professionnelle de Sudreau est fort réduite, c’est quasiment son premier emploi ! De plus, il a vécu les camps, peut-être est-il en dépression, dans ce que nous appellerions aujourd’hui un stress post-traumatique et qu’on ignorait à l’époque, on sait qu’il a fallu plus 30 ans pour comprendre l’expérience des camps de concentration nazis. Nous pourrions nous attendre à une rencontre très forte d’un jeune Résistant avec son libérateur d’à peine 35 ans…
Mais rien ne se passe comme on penserait que cela devrait se passer. La rencontre de Sudreau et de Passy est une étrange histoire entre un jeune homme qui se comporte comme un geôlier froid et manipulateur face à un homme blessé qui pardonne à Sudreau son rôle d’accusateur, de flic, d’inquisiteur, parce qu’il le croit impuissant du fait de sa jeunesse et pense que les vrais décideurs de la machination sont ailleurs (ce en quoi Passy a raison, selon moi).
Comment se fait-il que Pierre Sudreau ait eu accès aux lettres de Passy à sa femme ? Après tout c’est une correspondance entièrement privée. Certes, les lettres d’un prisonnier sont censurées, lues par l’administration de la prison. Ici il s’agirait du chef de la caserne, puisqu’il apparait, mais cela n’est pas sûr car nous n’en avons pas la preuve, que Passy fut emprisonné dans une caserne dans l’est de la France, à Metz ou Thionville, par ordre du ministre des armées sous forme de « punition militaire de 60 jours ». Je retrouverai l’ordre de la punition daté du 2 mai 1946 dans un des dossier de Sudreau.
Mais alors ces lettres devraient se trouver chez la destinataire qui est Pascale Dewavrin tout comme les lettres de celles-ci devraient se trouver dans les archives privées de Passy ! Elles y sont certainement… car Passy écrit à la main et pas à machine à écrire, il mentionne sa table, sa chaise, son stylo et son papier dans une lettre du 25 mai et cela est logique.
Ces lettres ne sont donc pas des originaux mais des copies. D’ailleurs, elles sont signées « D » pour Dewavrin, alors qu’évidemment il a dû les signer « André », ou peut-être d’un diminutif qui a pu accompagner les nombreux mots doux avec lesquels Passy termine ses lettres à sa compagne aimée. Certaines lettres sont signées de la lettre « Q » et cette initiale est encore plus énigmatique.
Qui a donc dactylographié ces lettres ? Le papier et l’encre de la machine à écrire me montrent qu’ils sont d’époque, mais cela peut avoir été fait aussi bien en 1946 qu’en 1955 ou 1960. La dactylographie comporte de nombreuses fautes de frappe, il semble donc exclus qu’une secrétaire professionnelle ait tapé ces documents. L’hypothèse la plus probable est que Pierre Sudreau a recopié à la machine à écrire les lettres privées de Passy lui -même.
Il se les a donc fait remettre par les responsable de la geôle, la direction de la « dark place », caserne ou autre endroit ou Passy se trouve enfermé du 5 ou 6 mai au 2 juillet 1946 et d’où il écrit à sa femme. Sudreau les a donc lues et les a gardées tout en prenant soin de les dactylographier.
Je prends conscience qu’en réalité ce comportement est assez monstrueux.
Car il est illégal. Ce n’est pas parce que quelqu’un est emprisonné qu’on a le droit de lire et de subtiliser ses lettres privées, en faire de copies et les garder pour la postérité ! Certes, si Pierre Sudreau n’avait pas commis ce délit et cette faute morale, je n’aurais pas pu en avoir aujourd’hui connaissance car Passy n’a pas eu assez confiance dans la République pour nous léguer ses archives aux Archives Nationales. Ceci est normal, étant donné ce qu’il a vécu au sortir de la guerre de la part de ses collègues, anciens subordonnées, anciens du BCRA fondateurs de la SDECE et de la 4ème République !
Mais je suis écoeurée par le procédé condamnable de Pierre Sudreau et en colère contre les archivistes et historiens qui ont décrit un inventaire de ce dossier dans lequel pas une once de critique sur les origines des sources n’apparait…
Mais pourquoi Pierre Sudreau a-t-il lu et gardé les lettres privées de son ancien patron devenu son ennemi ?
Pour la qualité littéraire de la production ? J’en doute, même si pour ma part je savoure la finesse et la richesse du vocabulaire, la qualité des commentaires littéraires, la délicatesse du langage amoureux que déploie l’auteur des lettres à Pascale.
Peut-être Sudreau voulait-il garder les bonnes feuilles des futures mémoires de Passy à paraitre qui seront un bestseller et dont en mai et juin 1946 il lit les premières pages en exclusivité et en cachette de leur auteur ?
J’ai interrogé plusieurs amis militants politiques, journalistes et autres pour connaitre leur opinion sur cette affaire. Une amie avocate d’affaires m’a sans ambages répondu : « Ces lettres peuvent être codées. Il les garde pour en décoder le vrai sens. Elles sont peut-être destinées à quelqu’un d’autre que Pascale qui n’est pas nommé ». D’autres amis qui ont lu les lettres sont du même avis et sont même plus catégoriques. Les lettres de Passy pourraient être destinées en réalité à ceux qu’il alerte de sa situation pour qu’ils le sauvent. Au Général de Gaulle par exemple.
Alors je relis les lettres plus attentivement. Je suis toujours d’avis que Sudreau a aussi pu garder les lettres pour se prémunir contre des accusations d’avoir tué Passy au cas ou celui-ci viendrait à se suicider ou à mourir. Il ne faut pas oublier que la santé de Passy se dégrade très fortement dès son entrée dans la prison secrète. Dans son témoignage à Bénamou de 1997 Passy parle de « syncopes » qu’il subit dès le 6 mai.
Et n’oublions pas non plus le suicide du capitaine Lahana-Landrieux, responsable financier au BCRA de Londres et principal accusé dans l’affaire.
Curieusement, Sudreau ne nous livre pas les premières lettres de Passy. Il ne nous transmet dans ses archives que la moitié des 44 lettres et uniquement celles que Passy écrit après le 11 mai, la date pivot à laquelle s’achève « l’enquête » contre lui. Les lettres s’échelonnent donc du 15 mai jusqu’au 3 juin. Puis Sudreau nous livre encore deux lettres, celle du 9 et celle du 17 juin. Et c’est fini, alors que Passy restera enfermé encore presque trois mois jusqu’à fin août. Pourquoi ce choix de lettres et pas un autre? Je ne peux le comprendre à ce stade de mon analyse.
Sudreau a dû écrire entre le 15 et le 19 mai le rapport final que Henri Ribière signe le 20 mai 1946 et envoie à Félix Gouin. Alors que depuis le début de sa captivité Passy compte désespérément qu’après les élections du 2 juin ses geôliers permettront à Pascale de lui rendre visite. Il n’en sera rien. Passy n’a évidemment pas connaissance du rapport du 20 mai que son tourmenteur-investigateur envoie à ses chefs politiques. Il ne comprendra ce qui s’est passé que bien plus tard. Peut-être même n’a-t-il jamais lu les documents auxquels j’ai moi accès ici, car le système n’a jamais consenti à ouvrir un vrai procès judiciaire !
Dans les lettres Passy n’apparait pas comme mourant, mais il est déjà fréquemment très fatigué, si fatigué qu’il est obligé de s’allonger les après-midis. Il est souvent trop épuisé pour écrire, sa mémoire lui fait défaut. Il est sujet à des insomnies et réclame à Pascale des somnifères. Il a des problèmes gastriques et semble souffrir d’anorexie : dans sa lettre du 24 il mai il admet « négliger souvent sa pitance ». Pour expliquer son état à Pascale il incrimine l’inactivité imposée, l’enfermement dans l’isolement, peut-être pour ne pas inquiéter sa compagne. Car contrairement aux prisonniers légaux il n’a en effet droit à aucune visite !
En fait nous assistons à travers ses écrits à la destruction lente physique et psychique d’une homme de 35 ans, dans la force de l’âge, sportif et aguerri dans des luttes aussi bien clandestines que sur le champ de bataille. Au sortir de l’épreuve la seule photo que j’ai trouvé de Passy montre un homme si amaigri qu’on aurait pu croire qu’il revient de déportation….
Comment cette transformation a – t -elle été possible ? Que s’est -il donc passé réellement ?
[1] Pierre Sudreau « Au-delà de toutes les frontières », Editions Odile Jacob, 1991
[2] Philipponat et Lienhardt, page 352 à 459, notamment sur 1944 « De la Libération au libertinage »,
Roger Stéphane « Chaque homme est relié au monde » Grasset 1946 et « Fin d’une Jeunesse », La table ronde, réédition complète en 2004 , entrée 6 mai, 11 mai, 6 septembre 1946.
Chaque homme est lié au monde, de Roger Stéphane | Éditions Grasset
[3] Ce soir, 24 mai 1947 « Le successeur de Passy est M.Ribière. Au lendemain de sa nomination il fut victime d’un étrange accident de voiture. Un câble de freins de son automobile ne fonctionna pas et le véhicule fut précipité contre un mur. M. Ribière fut immobilisé plus de 3 mois ».
Jacques Soustelle, André Dewavrin, Henri Ribière et Pierre Boursicot, les premiers chefs de la DGER et du SDECE selon le livre « Le Bureau des légendes décrypté », de Burno Fuligni, préface Eric Rochant, Editions l’Iconoclaste, 2022 publié avec le soutien de la DGSI actuelle. Rare photo de Henri Ribière
Le Bureau Des Légendes Décrypté – Histoire, actualité, politique | Rakuten
L’amour au jour le jour en Dark place
Mon analyse a pour objectif de déterminer quel était l’état d’esprit et la santé d’André Dewavrin au début de son incarcération et de comprendre les événements qui se déroulent, notamment la façon dont Pierre Sudreau et ses acolytes mènent « l’enquête ». Les lettres nous donnent également des informations indispensables sur la personnalité d’André Dewavrin, des éléments sur sa vie, sur sa culture, ses valeurs, sur ce qui est important pour lui.
Les questions « à qui sont en réalité adressées ces lettres » et « comment ont-elles pu être codées » seront posées également.
Lettre du 15 mai 1946
15-mai-1946-passy-a-pascalelettre du 15 mai 1946 Passy à Pascale Télécharger
Le 15 mai 1946, notre corpus de lettres commence avec des informations précises et déjà une invocation amoureuse enthousiaste :
« Ma Pascale adorée, enfin deux lettres de vous sont arrivées presque simultanément hier (N°4 et 5). Je n’ai malheureusement pu en presser le nectar dans mon cœur, les relire, les rêver que tard dans la soirée car S et ses amis sont venus me voir et ont passé toute la journée avec moi. S doit d’ailleurs te porter aujourd’hui ma lettre d’hier qui, comme celle-ci (la dixième) te redira toute mon adoration. Il m’a promis de faire le nécessaire auprès des Dieux pour que tu puisses venir me voir d’ici très peu de jours.
Le moral est bon quoique j’aie peu dormi et je suis sûr que nous serons réunis très bientôt pour une vie de bonheur sans solution de continuité. Quel merveilleux amour qu’est le nôtre ma chérie ; comme il remplit tout dans ma vie ! Les yeux sans cesse sur les tiens, contemplent en eux ton âme, si belle, si pure, si tendre, si aimante ».
Nous apprenons d’emblée que cette lettre est la dixième, que Pascale en a écrit 5 et que la 4ème et 5ème viennent de parvenir à Passy. Je suis surprise de lire que « S et ses amis » sont venus voir Passy et ont passé toute la journée avec lui. « S » ne peut être évidemment que Sudreau.
J’ai déjà constaté que les auditions pour l’enquête financières commencent à Paris et Londres dès le 20 avril et se poursuivent tous les jours du 28 avril jusqu’au 18 mai. Sudreau interroge de nombreuses fois Passy ainsi ses collaborateurs du service financier du BCRA : capitaine Lahana-Landrieux, Maurice Bourguet, le capitaine André Nocq, André Saffar, André Arata.
Mais surtout il cuisine à un rythme quasi quotidien l’adjoint de Passy, André Manuel, depuis l’été 1940 qui fut aussi son ami le plus proche, malgré l’épisode de « désamour » lié à l’ascendant affectif et intellectuel de Pierre Brossolette sur Passy de mai 1942 à septembre 1943.
Du 30 avril au 6 mai Sudreau convoque et interroge Raymond Lagier, l’ancien chef du service Action (2mai), François Thierry Mieg, chef du contre-espionnage du BCRA (le 30 avril et le 2 mai), et enfin le 6 mai Daniel « Dany » Cordier, chef de cabinet de Passy et son plus proche collaborateur d’avril 1945 à février 1946. Les lettres de Passy montrent que Passy considérait ces 4 hommes comme des amis, des camarades de combat avec lesquels il a vécu tant de luttes historiques. Il ne porte vis-à-vis des officiers Landrieux, Nocq, Saffar et Arata, en revanche, aucune appréciation affective et leur défection ne l’affecte pas émotionnellement, contrairement à celles de Manuel, Lagier, Thierry Mieg et Cordier.
Passy est convoqué et interrogé avant sa captivité le 29 et 30 avril, le 5 et 6 mai. Puis Sudreau vient trouver Passy dans sa cellule le 14 mai. Le procès-verbal qui est issu de cet interrogatoire est fort long et fourni, 5 pages, et on peut y percevoir, rien que par un coup d’œil rapide, que les diverses pressions ont portés ses fruits et qu’il s’agit d’une forme de confession. Dans sa lettre à Pascale Passy ne dit cependant rien de ce qu’il a dû subir dans le face à face avec ses geôliers interrogateurs. Par pudeur, pour ne pas l’inquiéter, pour ne pas paraître faible? Ou simplement pour que les lecteurs censeurs ne soient pas au courant, ignorant qu’il est que Pierre Sudreau intercepte et recopie toutes ses lettres ?
img_3797page 2 du PV du 14 mai 1946 André Dewavrin
img_3798Page 3 du PV du 14 mai 1946 André Dewavrin
img_3799Page 14 PV du 14 mai André Dewavrin
img_3800Page 5 et fin interrogatoire d’André Dewavrin par Pierre Sudreau et autres le 14 mai 1946
Les interrogatoires de Sudreau sont menés tambour battant toute la journée, tous les jours pendant plus de deux mois. Jusqu’à deux rapports de plusieurs pages sont fournis chaque jour. Sudreau a donc aussi le temps d’aller interroger le prisonnier dans sa cellule en province ? Il y va avec « ses amis » ? Lesquels ? Et quel drôle de mot emploie Passy, alors que celui de « ses collaborateurs », ses adjoints, ses « officiers » aurait été plus approprié. Mais peut-être Passy veut-il signifier à quel point tout ceci n’est qu’une mascarade, un jeu malsain, des gesticulations dépourvues de sérieux et indignes d’un service d’Etat?
De plus, quid de la légalité ? Un directeur-adjoint d’un service public a-t-il le droit de venir « passer du temps » en compagnie de personnes non identifiées mais « amies » dans la cellule d’un accusé ? Selon quel article de Loi ?
Sudreau n’est pas juge d’instruction, ni policier, ni même inspecteur des finances qui ferait un audit indépendant d’un service public. Sudreau n’a légalement pas le droit de profiter de l’isolement de Passy dans une sorte de « dark place, prison secrète, pour lui mettre la pression. Une telle enquête est une manipulation. De fait, c’est une violations des Droits Humains, une violence. Ce terme de « Dark place » contemporain a été utilisé de nos jours pour décrire les prisons illégales de l’armée américaine dans le monde. C’est également la façon dont est qualifiée la détention de Julian Assange. Selon moi, l’emprisonnement de Passy en 1946 ressemble d’ailleurs fortement à la situation de Julian Assange aujourd’hui[1].
Julian Assange, héros médiatique de « Wikileaks », site de dénonciateurs des crimes occidentaux, surtout américains, fut poursuivi pour un viol imaginaire par un arsenal juridique européen à la légalité douteuse, puis enfermé dans des « dark place » pendant des années – 3 Hans Crescent Street pendant presque 10 ans, puis dans un endroit complètement secret depuis le 11 avril 2019. Portant des stigmates de torture psychologique, il fut soumis à un « procès » spectacle organisé pendant 3 ans à Londres par un tribunal violant tous les Droits Humains possibles et sans aucune légitimité. Enfin, lorsque sous la pression populaire, notamment des Gilets Jaunes français et de l’association de Défense des Droits de l’Homme Wikijustice, Juliana Assange il fut « discharged » c’est à dire innocenté des accusations formulés contre lui le 4 janvier 2021, il ne fut pas libéré pour autant, mais reste toujours enfermé en véritable otage de Bastille moderne dans un lieu tenu secret!
Dans le cas de Passy, quelle surprise aussi de découvrir que c’est « S », l’accusateur et enquêteur, qui se charge d’être le messager et transporte les lettres de Passy à Pascale et celles que Pascale à Passy !
Passy sait-il que ses lettres sont lues et même recopiées par Sudreau ? Je ne le crois pas, car il sera question un peu plus tard dans sa correspondance avec Pascale de « faire attention au cas ou les lettres seraient lues ». Mais cette phrase est écrite fin mai alors que Sudreau lit les lettres de son otage depuis le début !
On peut raisonnablement penser que Passy parle à Pascale assez librement le 15 mai, convaincu que la direction de l’établissement militaire où il est maintenu ne fait pas partie du complot du SDECE contre lui. La comportement moral de Pierre Sudreau n’en est que plus révoltant aux yeux d’un citoyen comme moi qui se rend compte de sa forfaiture presque 80 ans après les faits.
Passy espère toujours que Sudreau acceptera que Pascale lui rende visite. Sudreau renouvellera cette promesse tout au long du mois, il en sera question dans chaque lettre. Non seulement il ne tiendra pas parole, mais sera foncièrement hostile à tout adoucissement du sort de son prisonnier.
« Les réflexions de Pierre que vous citez sont d’un sel douteux, mais je vous ai toujours dit que je le considérais comme un fou, sympathique hurluberlu pas méchant, mais fou quand même » – écrit Passy.
Qui est Pierre ? S’agit-il de Pierre Fourcaud ? Il en sera question plusieurs fois dans la correspondance de Passy à Pascale et toujours de la même manière. Passy restera étonnamment indulgent vis-à-vis de ses geôliers. Il incriminera la « jeunesse » de Sudreau pour excuser la hargne avec laquelle celui-ci le poursuit[2] et la « folie » de Fourcaud qu’il a bien connu depuis 1940. On a l’impression qu’à aucun moment ce prisonnier incommunicado ne se rend compte de la dangerosité des geôliers et qu’il ne saisit pas, mi-mai 1946, la gravité de sa propre situation.
Pierre Fourcaud, agent du BCRA, photo issue du « Livre du courage et de la peur », du colonel Rémy, Aux trois couleurs et Raoul Solar éditeur, livre 1, 1946
« Je suis tellement moulu de fatigue que je t’abandonne quelques instants pour essayer de prendre quelques repos sur mon lit. Je t’aime ma femme adorée, mes yeux ne te quitteront pas jusqu’à se qu’ils se ferment dans un sommeil réparateur. Ma chérie je reprends ma lettre après avoir dormi pendant une heure » .
Déjà Passy subit des insomnies et des épisodes d’intense fatigue qui surprennent dans le cas d’un homme dans la force de l’âge. Cependant, le 15 mai, après un interrogatoire d’une journée entière subi le 14 mai, on peut tout à fait comprendre sa fatigue.
A la fin de la lettre il demande à Pascale un pull-over car également il a froid.
Nous apprenons que Pascale rend visite à un pasteur, qu’elle est donc de confession protestante. Puis viennent ces lignes que je trouve magnifiques, qui dépeignent avec délicatesse une relation fusionnelle : « Je voudrais que mes lettres vous arrivent chaque matin avec la régularité avec laquelle je vous écris ; nous vivrions alors l’un et l’autre doublement décalés d’un jour par rapport au temps vous vivant ma vie pendant que je vivrais la vôtre c’est-à-dire au fond vivant nos deux vies plus réellement encore, si cela est possible ».
Puis, une plus grande surprise encore ! Nous apprenons que Pascale est enceinte.
« Il faut vous reposer beaucoup pour notre enfant soit beau et vigoureux. Ce sera un mâle aux yeux bleus, je le vois d’avance. Que penseriez vous d’un accouchement chez votre amie Guernier ? Pendant ce temps je commencerais enfin mes mémoires.
Voyez S ma chérie et réglez avec lui la question de votre venue. Mon impatience est fébrile. Mon amour est ma vie. Je vous adore et je vous serre contre mon cœur de toute ma force. Toute ma tendresse infinie, ».
Pascale Dewavrin évoquera un peu plus tard dans une lettre sa première visite chez le médecin pour sa grossesse. A une époque où on ne connaissait pas de test de grossesse et les femmes attendaient leur règles (parfois impatiemment dans un pays comme la France ou toute contraception était interdite de 1920 jusqu’à 1967) pour savoir si elles sont enceintes ou pas, il est très probable que Pascale est déjà enceinte de plus d’un mois puisqu’elle connait son état. Si la conception leur enfant date du début avril 1946 au plus tard, la date de naissance de Thierry Dewavrin, leur fils, interroge : c’est le 20 avril 1947, cette date est inscrite sur la tombe familiale Dewavrin-Passy ou reposent aussi André et Pascale.
Comme une femme ne peut être enceinte 12 mois, il n’y a que deux solutions au mystère de cette contradiction. La première est que Pascale a fait une fausse couche dans les mois qui suivent sous la pression du stress auquel la soumettent Sudreau et ses acolytes pendant les premiers mois de sa grossesse et qu’elle retombe enceinte juste après, en août ou septembre 1946. Sauf qu’en août 1946 Passy est encore captif et sa santé est très dégradée tandis qu’en septembre, enfin relâché, il est hospitalisé.
Nous apprenons son hospitalisation dans un document issu d’un autre dossier N° 72AJ/2312 qui contient les coupures de presse relatives à « l’affaire ». Dans le journal « Samedi Soir » du 19 avril 1947 un article de « une » annonce la publication prochaine des « Souvenirs » de Passy par le journal gaulliste « Paris Presse ». Dans la présentation de la personnalité du colonel Dewavrin l’article mentionne la prochaine naissance attendue de l’enfant de Passy, il ne s’agit donc pas donc une naissance prématurée[3].
passy-livre-ses-secret-samedi-soir-19.04.1947Article 19 avril 1947 « Samedi Soir » Passy livre ses secrets – Télécharger
Mentionnons aussi que ce journal est dirigé par Eve Curie qui fut une des premiers compagnons femmes du Général de Gaulle et une personnalité importante dans le cercle de la France Libre. Eve Curie, fille de Marie Curie, a en effet rejoint la France Libre dès juin 1940 avec son compagnon Philippe Barrès. Elle fut la première femme reporter de guerre sur le théâtre des opérations en Lybie, en Iran, en Russie, en Chine, en Inde et en Birmanie. Eve Curie effectue ce voyage d’octobre 1941 à mars 1942, elle rencontre les généraux britanniques, le Shah l’Iran, les chefs d’armée soviétiques, Nehru, Ghandi, Tchang Kaï-Chek, Chou En-Laï. Elle écrit ses articles pour la presse américaine et pour Roosevelt qu’elle connait personnellement. Mais elle est aussi une fervente gaulliste et elle écrit des rapports directement au le général de Gaulle… [4]. Il n’est donc pas surprenant que ce soit son journal qui se veut l’organe du gaullisme populaire lors de la fondation du RPF qui publie les mémoires de guerre du Colonel Passy en mai et juin 1947.
Par ailleurs, le 20 octobre 1946 dans « Combat » Passy répond par une lettre assez verte aux attaques de Maurice Schumann et mentionne lui-même son hospitalisation et sa « santé chancelante » après avoir retrouvé la liberté[5].
passe-darmes-passy-et-schumannPasse d’armes Passy et Schumann hélas Télécharger
Passy accuse Schumann de lâcheté pendant la guerre ; il est certainement injuste avec son ancien ami de la France Libre, d’autant plus que la capacité de sauter en parachute n’est pas un preuve de courage plus que d’autres, nous le savons aujourd’hui. Mais le conflit désastreux entre frères d’armes ne vient pas que du fait que Schumann épouserait les thèses des accusateurs de Passy lors de l’affaire.
Dans le dossier 91AJ/16 j’ai trouvé une lettre de Maurice Schumann, alors député, à Gaston Defferre, Secrétaire d’Etat à l’information qui lui fait part qu’il a obtenu la visite de « Madame Dewavrin, première épouse de Passy venue me voir pour me prier de faire savoir à son ex-mari que ses enfants et leur mère ne l’oubliaient pas et ne l’abandonneraient pas dans la détresse ».
« C’est la raison pour laquelle j’ai promis à Madame Dewavrin d’être son intermédiaire auprès du gouvernement ».
« Je précise, encore une fois, qu’il ne s’agit pas de la femme actuelle de l’intéressé, mais de sa première conjointe qui n’avait pas eu à se louer de lui et dont l’attitude n’en est que plus respectable »[6].
Gaston Deferre donne la lettre de Schumann à Sudreau lequel la signale à Félix Gouin, avec copie de la propre missive à Schumann. Passy a-t-il eu connaissance, après sa sortie de captivité, de cette lettre de Maurice Schumann à Defferre et de la « commission » dont son ex-épouse a chargé Schumann? Si oui il a pu trouver l’immixtion de Maurice Schumann dans sa vie privée et les remarques acerbes de celui-ci sur son mariage intolérables. S’est-il peut-être « vengé » en révélant au public les turpitudes de Schumann face au saut en parachute pendant le Débarquement?[7].
La deuxième explication à la date de naissance pourrait être que la date de naissance légale de Thierry Dewavrin n’est pas réelle mais a été arrangée pour être connue le plus tardivement possible. Thierry Dewavrin serait alors né en décembre 1946 ou janvier 1947 mais la mairie ne dresse un acte de naissance que pour le 20 avril 1947. Il ne faut pas oublier que nous sortons à peine de la clandestinité et de la Résistance.
Bien des mairies ont établi des faux « vrais papiers » pour les Résistants et le procédé a pu continuer après la guerre. Après tout, il n’y a pas encore à ce moment de municipalités mais des Comité Départementaux de Libération qui gèrent les Etats civils. Par exemple, la mairie du 16ème arrondissement de Paris était la championne des vrais faux papiers, comme le raconte Clara Malraux dans ses mémoires[8]. Elle récupère en effet en 1943 des papiers « en béton » (comme on dirait aujourd’hui) de cette mairie parisienne pour elle et sa fille Florence en passant par le truchement des mairies amies des localités Aire sur Adour et Garonne sur Adour dans les Landes.
Clara Malraux militante du MRPGD de Michel Cailliau à Toulouse
L’auteur d’un livre récent sur le Mouvement de Résistance des Prisonniers de Guerre et des Déportés, le MRPGD dirigé par Michel Cailliau, neveu de de Gaulle, dont Clara Malraux était membre signale d’ailleurs que les mairies après la guerre « ont pris l’habitude des libertés avec les papiers officiels dans la Résistance ». (page 421 concernant le mariage de Edgard Nahum-Morin)
Par ailleurs, Cailliau signale lui -même dans ses mémoires combien le MRPGD était efficace dans la fabrication des faux papiers sauveurs de vie.
N’oublions pas non plus que jusque pendant la guerre d’Algérie d’anciens Résistants devenus « porteurs de valises » ont aidé les Algériens combattants avec de faux papiers parfaitement fabriqués.
Mais pourquoi Passy et Pascale auraient-ils eu besoin de décaler la naissance officielle de leur fils de 3 mois ? On peut comprendre que la pression médiatique provoquée par l’affaire ait pu jouer un rôle. Peut-être même qu’ils ont été menacés. Après tout Passy est une personnalité de la France Libre, il a joué un rôle éminent dans la victoire sur le nazisme et le vichysme. Il a donc des ennemis et pas les moindres – les nazis et les collaborateurs qu’il a combattu. De plus son rôle aurait dû rester dans l’ombre. En principe le nom et le portrait d’un chef des services secrets ne devrait pas être exposé à la vue de tous, sans parler qu’il est inadmissible que sa famille soit connue ou poursuivie par ceux qu’on n’appelait pas encore les paparazzis.
Cette pression politique et publique a culminé justement au moment le plus difficile pour le couple Dewavrin : la libération de Passy de la geôle dans lequel le maintenaient les nouveaux chefs de la SDCE fin août 1946, son hospitalisation et sa convalescence, les derniers mois de grossesse de Pascale…
J’imagine ce joli couple aimant que je connais maintenant dans une sorte d’intimité étrange et je suis saisie d’effroi devant le traitement que la « République » leur a infligé ! Cette République Résistante qui se voulait si irréprochable et dont nous sommes en théorie les héritiers. Je me rends compte combien j’étais naïve et ignorante !
Cependant je n’ai pas pu trouver d’information sur le lieu de naissance du fils de Passy et Pascale. Sur internet sur un site de généalogie existe un Thierry Dewavrin-Passy, né le 1 avril 1946 à Boulogne mais cette personne est décédé en 2018 alors que la sépulture du cimetière ancien de Neuilly sur Seine porte l’inscription « Thierry Dewavrin a décidé de mourir le 2 novembre 1981 ». A 34 ans donc, hélas[9].
Thierry Dewavrin aurait été acteur, mais on ne trouve à son actif que le film « I comme Icare » de Henri Verneuil dans la base de données de la Médiathèque française. Le film est sorti en 1979 et Thierry Dewavrin y joue un second rôle. Six photos de tournage sont répertoriées dans cette base de données sous le nom de « Thierry de Wavrin ». Le jeune homme barbu qui est photographié sous ce nom présente une certaine ressemblance physique avec Passy, mais la barbe peut cacher les traits véritables, les mains de Thierry n’ont aucune ressemblance avec celles de Passy et au cinéma la réalité est toute de trucage, n’est-ce pas, comme dans les services secrets, d’ailleurs…
Thierry Dewavrin dans le rôle d’un journaliste menacée par des services secrets aussi omnipuissants que criminels… photo de tournage de Vincent Rossel, Collections de la Cinémathèque française
Le site IMDB mentionne aussi un autre film « Le dernier amant romantique » et la série « Grandes conjurations », mais je n’ai rien pu trouver à ce sujet à la Cinémathèque.[10]
Thierry Dewavrin a-t-il eu en réalité une autre profession ?
Encore une énigme…
[1] 20 septembre 2019, Westminster Magistrate Court, l’audience de Julian Assange qui ne devait pas avoir lieu – Liberté pour Julian Assange – Monika Karbowska (monika-karbowska-liberte-pour-julian-assange.ovh)
[2] Lettre de Passy du jeudi 16 mai 1946 15h « J’ai beaucoup plus confiance dans la « stradiness » de S qui est venu me voir mardi : il est très jeune et peu averti de la vie et des hommes mais je le crois profondément sincère et honnête »
[3] Article de « Samedi Soir », 19 avril 1947. « Passy livre ses secrets » , «C’est Felix Gouin qui a introduit la Cagoule à la DGER », « Les Anglais gardaient le contact avec Pétain par le ministre du Canada ». Fin de l’introduction : « Il pourra aussi se consacrer en toute quiétude à l’enfant que sa femme – il est remarié – est sur le point de mettre au monde ».
[4] Les articles d’Eve Curie, extrêmement intéressants, sont publiés en 1944 dans le livre « voyage au pays des guerriers ». tome 1 et 2, Editions de la Maison Française à New York , 1944.
Ce livre mériterait absolument d’être réédité pour faire connaitre l’action pionnière de cette Franco-polonaise patriote mais internationaliste qui fut considérée, avec Elisabeth de Miribel comme une des diplomate personnelle de de Gaulle.
Sur Paris Presse, la biographie de Eve Curie par Claudine Monteil « Eve Curie l’autre fille de Pierre et Marie Curie », Odile Jacob, 2016
[5] Article de « l’Epoque », 26 octobre 1946 « Echange de lettres entre le colonel Passy et M. Maurice Schumann ». Le débat sur le courage ou l’absence de courage pendant le saut en parachute mérite tout un chapitre car il joue aussi un rôle dans la relation de Passy avec André Manuel. Aujourd’hui nous avons que la capacité du saut en parachute n’est pas la même pour tout le monde et n’a rien à voir avec la vertus du courage. Mais à l’époque des premiers sauts en parachute, on pensait que tout le monde pouvait sauter pour peu qu’il ne soit pas lâche…
article-maurice-schumann-aube-contre-passyAttaque de Schumann dans l’Aube
reponse-passy-a-schumann-2Réponse de Passy dans l’Epoque
[6] Lettre de Schumann à Gaston Deferre, 13 mai 1946, dossier AN 91AJ/16
[7] Lettre de Sudreau à Felix Gouin au sujet de « Madame De Wavrin » non datée. dossier AN 91AJ/16
[8] Clara Malraux « Et pourtant j’étais libre », Grasset, 1979. Avec la fameuse fausse pièce d’identité en couverture
I… comme Icare — Wikipédia (wikipedia.org)
Casting de I… comme Icare (1979) – SensCritique
Lettre du jeudi 16 mai 1946 au matin
16-mai-1946-passy-a-pascaleLettre de Passsy à Pascale le 16 mai 1946 au matin
Le lendemain, jeudi 16 Mai, à 9 heures Passy écrit : « Ma femme, ma Chérie, Le soleil par hasard luit et je vois dans les ombres qu’il projette devant ma fenêtre (car il reste perpétuellement caché à mes yeux, ma fenêtre étant face au Nord). Il fait donc beau pendant que je commence cette onzième lettre, cette lettre qui comme les précédentes et ses suivantes vous répètera « ever and ever » mon éternelle tendresse mon absolue confiance, mon inextinguible amour ».
Passy se trouve donc dans une chambre plutôt sombre, mais qui n’est pas une vraie cellule de prison. Il assure Pascale de tout son amour en utilisant des mots anglais qui reviendront souvent dans leur correspondance. On sait que Passy est complètement bilingue, qu’il était d ailleurs le meilleur anglophone dans l’équipe débutante de la France Libre, même si on ne sait s’il a effectué des séjours en Angleterre enfant ou adolescent. C’est tout à fait possible, il était courant pour les familles bourgeoises d’envoyer leurs fils pour des séjours linguistiques en Angleterre ou en Allemagne, en Allemagne pour connaitre la langue de l’ennemi.
Puis il continue : « Vous avez du sentir par ma lettre d’hier que je ne me sentais pas très bien, en effet ma tête était vide, ma gorge irritée par la nicotine de la veille et je devais avoir environ 39° de fièvre, aussi je me suis couché vers une heure de l’après-midi et viens seulement de me relever frais et dispos après douze heures de sommeil sans….. ».
On retrouve ici le mystérieux mal dont Passy souffre, selon son témoignage de 1997, dès le début de sa détention : intense fatigue qui le force à dormir de jour, fièvre et sensation de perte de conscience. Naturellement, pour ne pas inquiéter Pascale, il ne creuse pas le sujet et met en cause les cigarettes que ses geôliers lui permettent de fumer pour expliquer son malaise. Mais nous remarquons que ces malaises sont réguliers et il ne peut s’agir seulement de dépression.
Puis il parle de ses lectures, la « Rabouilleuse » de Balzac, Nietzche et Malraux. Au sujet de Malraux, il ajoute : « A propos de Malraux, que fait-il. Des livres ou de la politique. ? Comme je ne lis plus de journaux, j’ai l’impression de m’être extériorisé du monde qui ne m’apparait plus que comme un curieux noumène ».
Nous ne savons pas si les geôliers lui interdisent les journaux, mais en ce qui concerne les livres, il est clair que l’adresse à Malraux est une demande d’aide. Passy a rencontré Malraux récemment, en avril ou mai 1945 car il faut se souvenir que Malraux n’a pas participé à l’aventure de la France Libre et a rejoint tardivement la Résistance. C’est d’ailleurs Daniel Cordier, qui depuis début 1944 multiplie les contacts avec les milieux littéraires, qui organise en décembre 1945 le dîner au cours duquel Malraux et Passy se rencontrent personnellement. Malraux, converti au gaullisme tardivement lors de la Libération, est alors ministre de l’Information dans le Gouvernement Provisoire de de Gaulle avant de devenir un pilier du RPF. On est à un mois du fameux discours de Bayeux au cours duquel le Général de Gaulle lancera son mouvement.[1]
Daniel Cordier décrit dans ses mémoires comment il organisa la rencontre entre Passy et Malraux
Malraux sera très présent dans les lettres de Passy, ce qui suggère qu’il a certainement été mis à contribution dans la lutte pour faire sortir Passy de sa détention. Passy continue avec des considération sur la nature humaine et les sociétés. « Je ne vois que des troupeaux de pantins dont quelques loustics (d’ailleurs aveugles ou inconscients) tirent les ficelles pour leur intérêt personnel ou par esprit de clan. Il est bien évident que ceci doit être le sort commun à toutes les nations ». Et Passy d’évoquer « les pygmés dirigés par les sorciers », les « grandes collectivités modernes » et les « sociétés polyandriques du Thibet du Nord » [2]! Je suis pleine d’admiration devant sa culture, car connaitre l’existence des sociétés Na, les rares sociétés humaines pratiquant la matrilocalité et donc la polyandrie n’est pas courant, aujourd’hui, pas plus, j’imagine, qu’à l’époque !
Il enchaîne sur l’idée, admirablement exprimée mais désabusée, qu’il vaut mieux vivre dans une autre société que la sienne car on ne se sent pas atteint par ses tares alors que du « moment qu’on ne peut exercer aucune action personnelle sur une société dont on est membre », on souffre trop de son impuissance. Voilà qui exprime bien la profonde déception d’un homme qui fut à pointe du combat pour libérer et renouveler la France !
Dans la même veine fataliste, Passy continue avec la « théorie de son oncle René, frère de la sœur de mon père (donc son oncle ?) vieux radical bouffe-curé » qui expliquait « les conditions de vie des êtres vivants en disant que toutes les espèces ont des organes semblables chaque espèce possède un organe hypertrophié qui la conditionne ». L’homme donc, à l’instar de la girafe ( ?) possède un cerveau hypertrophié…. et il faut donc « nourrir à la fois notre corps et m’harmonie de notre hypertrophie cervicale ». Passy écrit aussi : « nous avons discuté un jour le point de savoir si Oya avait en tant que chien de l’intelligence »…
Car Pascale a deux chiennes, Oya et Utopia, dont elle prend grand soin et auxquelles, de son propre aveu, Passy s’est également attaché. Les deux compagnes à pattes font partie de la petite famille que forme Pascale et Passy, Pascale va donner des nouvelles d’elle régulièrement au prisonnier.
Passy finit sa lettre :
« Ma Pascale adorée, vous voyez que j’ai repris mon scepticisme un peu fataliste et que j’aime toujours monsieur France ; mais nous savons tous deux une chose que nous avons réalisé presque dès notre rencontre c’est que pourvu que nous soyions ensemble, cœur contre cœur, joue contre joue, notre vie quelle qu’elle soit dans ses données objectives et matérielles sera toujours un rêve merveilleux. Chaque minute que nous passons ensemble, dans notre si profonde intimité est bue à la coupe des plaisirs divins et toujours :
‘Nos deux cœurs seront deux vaste flambeaux
Qui réfléchissent leur double lumière
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux »….
Je t’aime ma chérie, je t’aime pour la Vie, je t’aime pour toujours ». « D »
16-mai-1946-passy-a-pascale-2lettre de Passy à Pascale du 16 mai 1946 page 2
[1] Daniel Cordier raconte sa rencontre avec le monde des lettres par le Résistant Pierre Kahn et par Jean Paul Sartre dans ses mémoires « Alias Caracalla ». Il raconte le rôle de Roger Vaillant dans sa vie et dans sa Résistance dans des entretiens aux journaux et sur internet dans les années 1990-2020. Il nous rappelle ainsi qu’il servit de modèle au « Caracalla » de livre de Vaillant « Drôle de jeu » sorti en 1946, qui fut un premier roman sur la Résistance et qui fut popularisé par le film éponyme de 1968.
Le livre de Roger Vailland demeure très intéressant en ce qu’il raconte une Résistance vue à travers des relations affectives et sexuelles. Notre époque individualiste y trouverait matière à réflexion. Le film en revanche a mal vieilli et m’a paru par endroits incompréhensible.
Drôle de jeu – Vidéo Dailymotion
Le récit des actions de Daniel Cordier en 1944-46 se trouve dans ses mémoires posthume « La victoire en pleurant » publié par Bénédicte Vergèz-Chaignon en juin 2021, quelques mois après son décès.
Le récit de son travail comme secrétaire de Passy et la description des relations avec Passy se trouve à partir des pages 145, chapitre « La DGER » et page 159 « Le charme singulier des services secrets », puis page 197 « la victoire en pleurant, dîner avec le colonel Passy » et page 231 sur la rencontre de Malraux et Passy et le départ du général de Gaulle.
Les mémoires de Daniel Cordier finissent d’ailleurs par sa conversation avec Passy, le 20 janvier 1946 à Davos, sur de Gaulle et l’avenir de la France.
Page 149 se trouve la description de sa rencontre avec Roger Stéphane au Cercle Interallié qui aurait pu se passer très bien, étant donné le profil des deux jeunes hommes, mais se passe très mal.
[2] Voir une bonne description de la société Na dans « Naître est-il dans l’intérêt de l’enfant » de Jean Christophe Lurembaum, page 38-42
Photo issue de l’exposition « Figures neuilléennes de la Résistance et du renseignement 1940-1944 », Neuilly sur Seine, septembre 2022. La photo date probablement de 1945 car Passy porte ses décorations militaires mais apparait comme n’ayant pas encore subi l’épreuve de l’enfermement
Faire la Lumière sur la Dark place
A ce stade de mon analyse, je suis obligée de me poser la question suivante : puisque le Colonel Passy parle de « profonde intimité », n’est-il pas gênant pour moi d’exposer ainsi sa relation de couple ? Est-il légitime en plus de fouiller dans les détails de ce qui est dit ou tue dans ces lettres si fortes et si déchirantes de prisonnier post-guerre ?
Alors que la presse anglo-saxonne, à l’instar du « New Chronicle » du 9 septembre 1946 insinue que Passy est « tortured », « starved » (torturé et affamé) et maintenu « incommunicado » (au secret). Le journal déjà mentionné « Samedi Soir » parle même de Passy comme du « héros d’une nouvelle affaire Dreyfus » !
article-passy-new-chronicle-2The Strange case of colonel Passy, « New Chronicle » le 9 septembre 1946
articles-passy_0001-19-avril-1947-samedi-soirSamedi Soir, 19 avril 1946, Passy livre ses secrets
Je peux bien sûr me dire que c’est Pierre Sudreau qui nous a donné le « droit » de fouiller dans la vie privée d’André et Pascale Dewavrin, puisqu’il nous livre ces lettres personnelles dans un dossier public des Archives Nationales. Il sait bien qu’elles sont susceptibles d’être lues par la France entière, le monde entier. Je peux aussi me dire que c’est bien pour cette raison qu’il n’est pas illicite que je les publie, malgré la vie privée de la famille Dewavrin.
Mais ce n’est pas parce que Pierre Sudreau se donne ce droit que moi je me le donne : c’est parce que je veux rendre justice, réhabiliter publiquement le Colonel Passy.
Je veux faire la lumière sur « l’Affaire » qui a présidé à la création des services secrets modernes français à la Libération. C’est en tant que telle qu’elle nous concerne tous, précisément parce qu’elle a consisté à éliminer du pouvoir, de la vie publique, le créateur de ces services secrets de Résistance.
« Faire la lumière », c’est pour moi « light up de the night until victory » : l’appel de Julian Assange du fond de sa geôle au combien « moderne » mais qui pourtant ressemble tant à celle du Colonel Passy.
En août 2019 Julian Assange a écrit, du fond de sa geôle, une lettre contenant un SOS par laquelle il a demandé à l’association française de défense des Droits de l’Homme Wikijustice, issue du mouvement des Gilets Jaunes, de « faire la lumière jusqu’à la Victoire », sur les mensonges et les Dark Place. C’est ce que nous avons fait, c’est ce que j’ai fait par mes 28 voyages aux audiences à Londres et c’est ce que nous faisons toujours aujourd’hui[1].
Le SOS d’Assange et le mot « I am in a very Dark place presently » manuscrit et envoyé à une militante de Wikijustice Julian Assange le 9 août 2019
Finalement, cette lutte politique pour la justice nous a ramené en France, à l’Histoire de France, à l’Histoire de la Résistance Française. Et c’est au nom de «light up de the night » que j’ai le sentiment qu’il est urgent de faire la lumière sur « l’affaire Passy ». J’espère le faire avec respect et bienveillance et exprimer tout le respect et l’admiration que je ressens pour le Colonel Passy, pour son œuvre de Libération de la France, pour tous les Français Libres et tous les Résistants et Résistantes.
Passy, qui aimait l’Angleterre, aurait peut-être été triste de voir ce pays emprisonner un de ses brillants agents au secret pour avoir exposé la vérité, mais il aurait certainement été heureux de voir le peuple français par la voix des Gilets Jaunes prendre son destin en main et lutter pour la fraternité, la justice, l’égalité et la Liberté, la sienne et celle d’autrui.
[1] Voir 15 demandes de Libération, analyses et plainte internationale de Wikijustice de Julian Assange, mes comptes rendu de 28 audiences à Londres de 2019 à 2022, analyses et photos :
Mon blog et les sites de Wikijustice Julian Assange
Page d’Accueil (wjja-wikijustice-julian-assange.fr)
WikiJustice Julian Assange | Facebook
Lettre du 16 mai 1946, jeudi 15 heures
16-mai-passy-a-pascale-apres-midi-1-1Lettre de Passy à Pascale du 16 mai 1946 à 15 heures 1 page
Passy recommence à écrire l’après-midi :
« Ma Pascale adorable et adorée, ma pensée qui ne vous quitte jamais me fait reprendre la plume aujourd’hui, je ne voudrais cesser aucune seconde de vous exprimer, de vous crier mon amour qui volant sur les ailes du temps s’élève et se purifie chaque instant. C’est devenu pour moi un culte, mon culte, puisque tout homme recherche un idéal, son idéal.
Des souvenirs de Londres, de ces débuts de la France Libre reviennent de temps à autre m’assaillir puis s’évanouissent, véritable kaléidoscope aux images colorées et mouvantes qui apparaissent et disparaissent selon des processus sans lois apparentes ; Je ne saurais en construire des « mémoires » n’ayant pas avec moi les matériaux voulus qui me permettraient de « collationner » mes pensées ; mais en tant qu’image, qu’impressions même fugaces, je veux vous les écrire, nous les replacerons plus tard avec l’exactitude historique voulue dans le temps et dans l’espace ».
Ici débute la première version des « souvenirs de guerre » de Passy… « Le 8 juin 1940 vers è heures du soir le dernier destroyer d’escorte quitte le petit port de Harstad ; sur ce contre-torpilleur je me suis embarqué avec environ deux cents Français et Anglais. Nous sommes ramenés en France (les Français) car le Haut Commandement a décidé depuis près de trois semaines d’abandonner la Norvège. Je me sens harassé, sale, poudreux, voici huit jours que j’organise l’embarquement du matériel à côté d’un major britannique ; en huit jours nous avons dormi deux heures, côtes à côte, dans deux lits que de braves Norvégiens nous prêtèrent dans une maison voisine du port ; nous étions tellement fatigués que pendant notre sommeil une bombe allemande pulvérisa la maison d’en face sans que ni l’un ni l’autre nous nous réveillâmes. L’Etat-Major m’avait désigné pour ce travail parce que je parlais l’anglais couramment et que j’avais pendant une quinzaine commandé en fait un bataillon du génie anglais ».
Arrêtons-nous un instant pour comparer ce récit à sa version finale, le livre intitulé « Souvenirs 2ème Bureau Londres », qui parait aux éditions de Monte Carlo Raoul Solar en 1947, probablement après le mois de juin – Passy commence la publication du début de ce livre le 19 avril 1947 dans « Paris-Presse » chaque jour jusqu’au 15 mai. Puis paraissent dans « Paris Presse » jusqu’au 7 juin des fragments du deuxième tomes des Mémoires de Passy, notamment les informations présentant l’action et la personnalité de Pierre Brossolette et l’aide du BCRA à la Résistance en France.
passy-article-souvenirs-debutArticle dans Paris Presse des Souvenirs tome 1 de Passy
La page de garde du livre présente effectivement le tome 2 à paraitre « Le BCRA janvier 1942 -Novembre 1943, moyens, actions et résultats du Service Secret », le tome 3 « la DGER ; les Services secrets de novembre 1943 à la Libération. L’Etat major des FFI à Londres et le Débarquement. La DGER et le problème des Services Secrets de l’avenir, Novembre 1943 – décembre 1945 ».
Enfin, apparait le titre « en Préparation l’Affaire Passy ».
En fait, seul Trois tomes paraitrons : le premier, de juin 1940 à décembre 1941, le deuxième en 1948 « 10 Duke Street : le BCRA » courant de janvier à novembre 1942 et enfin le troisième «Missions secrètes en France de novembre 1943 à juin 1943 » parait en 1951.
Le premier tome est assez facilement trouvable sur internet, le deuxième et le troisième ne sont disponibles qu’en version électronique. Les Mémoires de Passy ne furent rééditées qu’une seule fois : en 2000, après la mort de Passy, les trois tomes furent regroupés dans un seul volume aux éditions Odile Jacob avec une préface de Jean Louis Crémieux Brilhac.
Ce qui devait être le quatrième volume « La DGER », de juillet 1943 à la Libération aurait été écrit par Passy, mais jamais publié, quant au tome « l’Affaire Passy », il est impossible de savoir si ce texte fut écrit.
Ma lecture des documents m’incite à croire que oui, Passy a écrit ce qui s’est passé pour lui de février à décembre 1946 mais il n’a jamais voulu le rendre public pour une raison que nous ignorerons toujours. Nul ne sait non plus ou se trouverait ce manuscrit inédit. Nous ignorons si Passy l’a détruit, légué à ses descendants, à sa famille ou peut être à des Compagnons de la Libération qui avaient son entière confiance.
Le premier tome s’ouvre par un hommage « au Général de Gaulle qui sauva l’honneur de la France et réussit à la conduire à la victoire. En témoignage de ma profonde admiration et de mon respectueux dévouement. A mes compagnons de juin 1940 qui sont restés fidèles à l’idéal qui nous animait ».
Ces paroles de Passy sont importantes car elles reflètent son état d’esprit au moment ou il écrit la version finale de ses mémoires, c’est-à-dire à partir d’octobre 1946 jusqu’à avril 1947 lorsqu’il est enfin relâché de la geôle ou il est maintenu 4 mois et peut se consacrer à sa Pascale bien aimé, à son fils, à ses mémoires et à la lutte pour sauver sa santé et son honneur.
Des citations de Gide sur l’écriture et de Baudelaire sur le voyage ouvrent le premier chapitre « rencontre avec la guerre ». Ce chapitre décrit l’arrivée d’André Dewavrin en Norvège et son action en tant qu’officier du génie du Corps Expéditionnaire Français, la construction de hangars, de routes, de ponts en compagnie de Polonais et d’Anglais qu’il dirige. Puis Passy décrit sa rencontre avec le lieutenant-colonel de la Légion Etrangère Magrin Vernerey qui deviendra le général Monclar de la France Libre, il mentionne les lieutenant Ury, Lagier et Maurice Duclos qui deviendront ses collègues au BCRA. Mais il brocarde férocement le commandant P., incompétent, poltron et défaitiste qui deviendra un vichyste fanatique.
16-mai-passy-a-pascale-au-soir-le-vrai-2Lettre de Passy à Pascale du 16 mai 1946 15 heures Page 2
Ces informations ne figurent pas dans les lettres à Pascale. Dans celle du 19 mai Passy décrit avec un humour sombre le difficile embarquement du matériel par des ouvriers britanniques peu pressés et une population norvégienne désespérée que les Alliés abandonnent aux nazis.
« Comme nous étions au-dessus du cercle polaire le jour perpétuel facilitait les opérations tout en facilitant le travail des bombardiers boches qui venaient incessamment avec la persévérance et la frénésie de moustiques nous abreuver de leurs sales petites bombes de 50 kilos ».
Page 2 Passy interrompt son récit de guerre : « J’interromps un moment mes élucubrations pour te remercier de ta lettre de mardi, la sixième, que l’on vient de m’apporter ». Puis il reprend une page plus tard : « Il est maintenant cinq heures et après une brève interruption je reprends mon ennuyeux récit. (Je t’aime je t’aime ! Je t’aime !)«
Il poursuit avec un récit passionnant sur le départ le jour de l’anniversaire de l’Indépendance de la Norvège, le voyage sur le croiseur britannique « Andora Star » menacé par les torpilles allemandes, les terribles nouvelles de la défaite française, l’arrivée à Glasgow lugubre (Passy a gardé l’adjectif anglais « gloomy » de sa lettre dans le texte du livre).
16-mai-passy-a-pascale-apres-midi-3-1lettre de Passy à Pascale du 16 mai 15 heures page 3
Enfin vint l’embarquement et l’arrivée à Brest, le chaos dans la ville, la stupeur devant le discours de Pétain, le rembarquement des troupes par le général Béthouart qui veut les amener au Maroc. Passy embarque sur le cargo « le Meknès » avec deux bataillons de chasseurs alpins et deux bataillons de la Légion Etrangère. Le terrible départ de France, véritable fuite face à l’avancée allemande et l’arrivée dans le camp de Trentham Park à Southhampton sont décrit avec émotions, nous retrouvons la première version du 16 mai 1946 des lettres à Pascale dans le livre final.
16-mai-passy-a-pascale-apres-midi-4-1Lettre de Passy à Pascale 16 mai 1946 page 4
Entre deux descriptions de ces heures dramatiques de son passé et de l’Histoire, Passy prodigue à sa femme chérie quelques recommandations, avec gentillesse et sans paternalisme « Ne vas pas voir de voyantes, ma Pascale adorée, tu as pu apprécier l’année dernière la véracité de leurs propos ! En outre c’est mauvais pour tes nerfs, le sexe des enfants ne se forme qu’au bout de plusieurs mois, aussi n’influence pas le sort en t’hypnotisant sur les prédictions d’une pythonisse ».
Pascale veut connaitre le sexe de leur futur bébé et consulte donc des voyantes. Dans une autre lettre Passy évoquera sa formation scientifique à Polytechnique qui selon lui a manqué d’humanité. Mais tout en étant ouvert d’esprit à tout, il essaye d’empêcher les croyances populaires d’entrer un peu trop dans son ménage et livre à Pascale la version scientifique de la formation du sexe du bébé telle que la science la présentait à cette époque.
Mais qu’importe le sexe de l’enfant puisque l’Amour est le plus important : « Rien, plus rien ne compte en dehors de Toi, tu es toute ma vie…. Tu es toute notre vie ; si le hasard veut que tu aies une fille et non un fils ce sera ton portrait, ton charme, ton intelligence, ta servabilité…et combien je l’aimerai puisque ce sera une autre toi.
Je viens encore de relire ta lettre et mon âme est triste de te savoir triste : mais je pense que tu as vu S hier après qu’il m’eut quitté et que cela t’a fait du bien. Comme je t’aime, ma chérie. Quelles que soient les augures des pythonisses, il n’est qu’un avenir, c’est notre amour… notre réunion prochaine dans notre amour et notre infini bonheur qui ne cesser jamais pas même dans la mort ».
Entre l’évocation de la voyante et celle de sa future fille, Passy place « Pierre (…) est comme je te l’ai déjà écrit très léger, très inconséquent et un peu fou ». Puis il décrit « S » qui ne peut être que Sudreau. Nous remarquerons au passage que Sudreau est venu dans sa geôle le mardi 14 puis il a rencontré Pascale dès le mercredi 15 mai. Sudreau passe beaucoup de temps avec Passy et Pascale, il les voit et leur parle séparément quasiment plusieurs fois par semaines.
Curieusement, Passy a confiance en Sudreau, il est inconscient de ce qui se trame contre lui. Passy ignore que Sudreau peaufine à l’instant même ou il lui parle le 14 mai le rapport final qui vise à l’assassiner socialement et qu’il remettra à Ribière le 18 ou 19 mai pour que celui-ci le donne le 20 mai au premier ministre Félix Gouin.
« J’ai beaucoup plus confiance dans la « stradiness » de S qui est venu me voir mardi : il est très jeune et peu averti de la vie et des hommes mais je le crois profondément sincère et honnête : je regrette que son amitié avec un homme que je méprise me l’ai fait juger partialement quand j’ai fait sa connaissance ».
Nous nous savons en lisant ces lignes que Sudreau trahit honteusement la confiance de Passy. Les carnets manuscrits de Sudreau, conservés dans ce même dossier 91AJ/16 et les bloc notes du dossier 91AJ/47, montrent une véritable haine, une espèce de rancune, une hargne que celui-ci nourrit à l’égard de Passy, sans que nous puissions comprendre d’où ces sentiments viennent à ce jeune homme de 26 ans.
« Passy n’a jamais été un chef de SR, s’il s’estime victime d’une cabale et d’une injustice, Il devrait porter l’affaire auprès de ses chefs et non faire une campagne de presse: détruire le SR français: objectif de Pascale » » – voila l’opinion véritable de Sudreau dans ses notes »…
Les lettres citées suggèrent que Passy parle avec franchise et bienveillance à Sudreau pendant la durée de « l’enquête ». Les procès-verbaux montrent cependant que Passy résiste et ne livre pas ses secrets professionnels à Sudreau et c’est bien pour cela que celui-ci maintient la pression sur son captif. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de mon analyse dont l’objet seront les procès-verbaux des interrogatoires.
L’homme que Passy méprise et qui est l’ami de Sudreau peut être justement Pierre Fourcaud, le « Pierre un peu fou », mais ce n’est pas certain puisque jamais le nom de Fourcaud n’apparait. Cependant la stratégie manipulatrice que déploie Sudreau pour faire craquer ses ennemis (car Passy est bien son ennemi comme le montrent ses notes personnelles ci-contre) ne peut pas avoir été mise au point par un jeune homme de 26 ans, il est évident que Sudreau bénéficie de conseils de vieux routards de « SR ».
Passy est heureux que Pascale ait pu créer une bonne relation avec sa sœur ainée Charlotte et s’inquiète de sa solitude : « Je suis content que tu t’entendes bien avec ma sœur Charlotte, elle est très certainement très intelligente et très fine. D’après le ton de ta lettre j’ai l’impression que tu es un peu seule et déprimée ; cela me bouleverse et je voudrais te « cheer up ». Vois les vieux amis, les tiens et les miens et méprise mes camarades de combat dont S m’a montré la vilénie morale…. Y compris celui que j’ai veillé comme mon fils lorsqu’il gémissait sur son lit de douleur. Que d’illusions perdues ! Enfin, comme j’ai toujours été sceptique cela ne fait que renforcer mon misanthropisme ».
« Celui que j’ai veillé comme un fils sur son lit de douleur » peut être le secrétaire de Passy Daniel Cordier. Daniel Cordier évoque son séjour en Suisse avec Pascale et Passy ainsi que sa maladie dans sa déposition du 5 mai face à Sudreau, mais il ne parle pas de soins qui lui auraient été prodigués. Un texte concernant ce séjour figure dans les mémoires posthumes de Cordier « La victoire en pleurant » mais le portrait de Pascale Dewavrin y est positif, mais il n’y est pas question de maladie ni de soins.
Dans ces mémoires, aucune allusion par contre n’est faite en non plus à « l’affaire » et à la dégradation des relations entre Passy et Daniel Cordier à partir du 5 mai 1946. Mais c’est peut-être Bénédicte Vergèz-Chaignon, l’historienne éditrice de ces mémoires posthumes en 2021, qui n’a pas voulu assombrir l’image de Daniel Cordier en livrant au public ce que lui-même a pensé de l’affaire Passy et de son propre comportement.
Car c’est le 5 mai que Daniel Cordier est soumis aux questions de Sudreau et de ses collaborateurs. Il est le dernier à parler, mis à part André Manuel sur lequel Sudreau maintiendra une pression quasi constante pendant 5 mois. Cordier ne témoigne qu’une fois, son récit est peu flatteur pour Pascale même s’il essaye d’épargner son patron. Mon impression est que sa déposition a été effectuée sous la pression, sous une forme de contrainte, peut-être même dans une crainte qui laisse percevoir un chantage dont il aurait pu être victime. J’analyserai ce procès-verbal crucial ultérieurement en détail.
Pour l’heure nous retiendrons un élément important dans la contrainte psychologique auquel Passy est soumis : Sudreau lui montre les dépositions de ses amis, camarades et collègues de l’ancien BCRA faites CONTRE lui. Sudreau ne respecte donc aucune règle régissant une enquête, un audit, une instruction judiciaire impartiale.
Sudreau manipule Passy en lui faisant croire que ses camarades, ses subordonnées l’ont abandonné et que tout résistance est vaine puisque l’interrogateur sait tout sur les secrets de son prisonnier. On n’a jamais vu un fonctionnaire d’un service public se comporter ainsi en République lors d’une enquête judiciaire. Justement, « l’enquête » que mène Sudreau n’est PAS une instruction judiciaire…
En réalité, le lecteur de ces lignes ne peut pas ne pas avoir en tête les descriptions d’interrogatoires qu’ont subis les membres arrêtés du réseau Confrérie Notre Dame que Rémy décrit avec autant de détails que d’empathie dans ses mémoires « d’Agent secret de la France Libre ». D’autres Résistants arrêtés, Henri Rosencher, Brigitte Friang, Maurice de Cheveigné, Maurice Chevance, Jean Pierre Lévy, Claire Chevrillon, Michel Cailliau, Pierre Le Moign’ et bien d’autres ont décrit exactement le même procédé employé par les polices vichyste et nazie contre eux.
Faire croire au Résistant que ses amis du réseau ou de l’organisation l’ont lâché, l’ont trahi, l’ont critiqué et abandonné à son sort est la méthode psychologique préférée des nazis de le faire craquer avant la séance de torture physique. C’est la méthode de la Gestapo et de l’Abwehr. C’est celle du terrible Masuy, chef de la prison secrète de l’Abwehr au 101 avenue Henri Martin qui démantèle la CND en novembre 1943 et celle de l’inspecteur Kramms, le Gestapiste de la rue des Saussaie qui commence ce travail de destruction en 1942[1]. Les Résistants survivants de la déportation décrivent à Rémy les interrogatoires nazis qu’ils ont subis et Rémy publie tous les détails de ces témoignages dans ses livres dès 1946.
Je ne peux m’empêcher de penser que « S » emploie exactement les mêmes méthodes de pression psychologique sur Passy que les nazis ont employées face aux Résistants.
Tout cela Passy ne le sait pas au fond de sa cellule le 16 mai 1946. Il pense avoir été trahi par ses amis, ses camarades de combat, ses frères d’armes et les avoir perdu. Surtout que l’ami le plus proche qu’il a perdu est Pierre Brossolette, assassiné par les nazis….
17-mai-1946-passy-a-pascale-1Fin de la lettre du 16 mai et début lettre 17 mai Passy à Pascale
Il se raccroche donc à sa relation avec Pascale : « Il est maintenant 19h30. J’arrête mon feuilleton pour ce soir pour le continuer probablement demain. Je te souhaite une bonne nuit ma Pascale adorée, reposes toi bien pour que l’enfant que tu portes soit le plus beau de tous ceux qui naitrons dans l’année. Mon amour est avec toi comme je le serai moi-même très bientôt et l’avenir, le bonheur et l’amour sont nôtres. Je t’aime éperdument ».
[1] Voir la prison secrète du nazi Masuy dans « Les mémoires d’un agent secret de la France Libre » tome 2, Colonel Rémy, Editions France Empire, 1960
Et « Le Livre du courage et de la peur » du Colonel Rémy, Editions Raoul Solar 1946, livre 1 et 2
Roger Stéphane et « l’Affaire »
Il est très intéressant, pour comprendre la dimension médiatique de « l’affaire », de citer et commenter les informations que Roger Stéphane livre dans ses carnets publiés dans le livre « Fin d’une jeunesse ».
Le 6 mai, jour du référendum constitutionnel, Roger Stéphane, ami intime du chef de la DST Wybot, écrit « On parle beaucoup de l’affaire Passy. Soustelle me dit « on est battu au référendum, alors on arrête Passy. Ceci dit, je m’en fiche. (…) je ne suis pas engagé dans cette histoire ».
Je remarque que Stéphane cite Jacques Soustelle alors que Soustelle n’intervient aucunement pour aider Passy et que Passy lui-même n’a pas l’air de de croire qu’un soutien de Soustelle serait souhaitable et utile, son ancien chef de fait n’apparait jamais dans les documents de sa détention. A moins que Soustelle apparaisse sous un pseudonyme…
Mais déjà le 11 mai Roger Stéphane décrit un cocktail chez Paul Willert, ancien correspondant du Manchester Guardian à Berlin et actuel attaché de l’air britannique, très anti-communiste, et très probablement important agent de l’IS. « Il semble que mes papiers sur Passy intéressent nos amis anglais, si j’en juge d’après l’attention que m’ont prêté les diplomates présents chez Paul ».
De quels papiers s’agit-il ? La presse n’a publié alors que quelques articles mettant en cause Passy, Roger Stéphane, lui n’a rien publié du tout. S’agit-il plutôt de « papiers » internes ? Des documents du SDECE, ceux que j’ai justement sous les yeux dans les fonds Sudreau ?
Comment Roger Stéphane, journaliste, est-il entré en possession de ces documents confidentiels sur Passy ? Par Sudreau, par Wybot ?
Le lendemain, de retour d’un dîner chez Roger Wybot Stéphane est victime d’un incident désagréable révélateur du climat politique et des mœurs de l’époque : draguant un jeune homme autour du théâtre de Marigny, il ramène chez lui sa conquête, laquelle s’avère être un indicateur de police qui le menace et veut le conduire au commissariat. Ce n’est qu’à la dernière minute que Roger Stéphane se rend compte que du principe de l’inviolabilité de son domicile et de l’illégalité d’une arrestation à domicile pour une homosexualité qui n’est pas pénalisée juridiquement en France. Il réussit à jeter dehors l’indicateur de police. [1]
Mais le 6 septembre 1946 nous apprenons d’autres choses surprenantes : Roger Stéphane rencontre Edmond Michelet, ministre des Armées et Pierre Henri Teitgen, ministre de la Justice du gouvernement de Félix Gouin, qu’il connait depuis ses activités à Combat. Et il se fait remettre par eux le dossier de Passy ! Le 6 septembre, Passy est à peine sorti de l’internement et probablement hospitalisé dans un état grave. Mais Michelet le traite de « canaille qui a volé un milliard à l’Etat » et Stéphane renchérit sur le thème de « l’officier qui se pose en martyr devant l’opinion ».
Il n’y alors toujours aucune plainte officielle, aucune instruction ni aucune enquête juridique. Par contre, des dossiers ministériels internes atterrissent visiblement dans les mains de toutes sortes de personnes, journalistes ou pas… Passy et Pascale ont vraiment raison de critiquer ce qui est déjà « le système ».[2]
Mais voilà que Roger Stéphane nous informe que Edmond Michelet, ministre des Armées (et ancien responsable de Combat, déporté, c’est par Combat que Roger Stéphane le connait) « mandate Igor Marchand – présent – à me communiquer rapidement le dossier. Puis il s’excuse de devoir me quitter pour aller dire un mot à Teitgen avant sa conférence de presse ».
Le dossier que le ministre communique au jeune journaliste est-il public ou s’agit -il de documents confidentiels ? Impossible de le déduire du prudent texte de Roger Stéphane, qui par contre ne se gène pas pour afficher sa proximité avec le ministre de la Justice Pierre Henri Teitgen qui l’emmène vers sa conférence de presse dans sa voiture !
Même si Stéphane affirme vouloir « connaitre la vérité », ses notes publiés montrent plutôt une hostilité de principe à Passy. Comme pour enfoncer le clou des turpitudes de la DGER, le lendemain Stéphane évoque un certain « Gabriel L. » ancien de la DGER dont il aurait été amoureux et qui lui propose un trafic de devises. « Quel rapport a cette proposition avec l’affaire ». ? Conclut Stéphane laissant le lecteur faire lui-même l’amalgame « Passy égal trafic de devises ».
Je n’ai pas trouvé dans le fond de P.H Teitgen le texte de la sa conférence de presse au sujet de « l’affaire Passy », du 6 septembre 1946.
Par contre je suis très surprise de lire sous l’entrée du 9 septembre 1946 que Roger Stéphane a accès par Michelet au « dossier d’internement de Passy » : « Igor, semblant obéir aux instructions de Michelet, me montre une douzaine de feuillets de papier pelure constituant le dossier d’internement de Passy. Je m’en fous. Cela m’apprend seulement que le colonel a fait la grève de la faim. Et ensuite il en appelle à l’opinion des mauvais traitements qu’il a subis. La ficelle est un peu grosse »…
Donc le dossier juridique de Passy se ballade bien dans les mains des toutes sortes de gens, des journalistes amis intimes de ministres, alors que lui-même n’y a pas accès…
Puis le 11 septembre : « Je lisais dans la rue la surprenante défense de Passy (confirmation sous forme de démenti) lorsque j’ai rencontré Paul Teitgen, que bien entendu, je n’ai pas reconnu ». Paul est le frère du ministre et par lui, Stéphane est invité à une audience dans le bureau ministre la Justice qui fut son ancien chef à Combat.
« Enfin nous en venons à l’objet de la conversation : je lui montre le plaidoyer de Passy, que , bien entendu, il n’avait pas. Sans me laisser le commenter il me donne les dossiers de l’affaire que je lis longuement ».
La réponse de Passy à Teitgen doit être le texte imprimé de plusieurs pages, détaillé, solidement charpenté et précis que j’ai retrouvé à la fin du dossier 91AJ/47 (3). Ce que j’ay ai appris d’important est que Passy dément avoir fait une grève de la faim, par contre il accuse clairement le ministre de la Justice et le ministre des armées de lui avoir refusé des soins médicaux urgents alors que sa santé se dégradait. Ayant demandé l’accès à un médecin le 3 juillet, il est n’est examiné que le 25 juillet et hospitalisé au Val de Grâce le 6 août, Effectivement 35 jours après sa première demande. Passy accuse donc le gouvernement d’arrestation illégale et séquestration, les notions ne sont pas encore dites dans ce document, mais ce sera l’objet de sa plainte déposée le 18 décembre 1946. Nous ignorons ce que cette plainte est devenue.
Ici je remarque surtout que le ministre de la Justice communique des dossiers internes du ministère à un de ses amis…. Plus que jamais Passy a raison de dire que la procédure contre lui est totalement viciée !
Enfin le 17 septembre Roger Stéphane « invite à déjeuner Soustelle, Vallon, Blumel, Bernard Lefort. Violent éclat de Soustelle à propos de Wallace. (…) puis évocation de l’affaire Passy. Soustelle ne nie pas les faits. Il les trouve seulement légitimes ».
Jacques Soustelle n’a donc peut-être pas abandonné Passy. On se doute d’ailleurs que si c’est bien le document de défense complet de Passy que Roger Stéphane a lu, il est probable que ce texte a été rédigé avec l’aide d’amis politique et d’un avocat, il aurait été impossible pour Passt de rédiger un document de défense aussi complet dans l’isolement de l’hôpital et dans un mauvais état de de santé.
[1] Pages 156, puis 158, 159 et 160 de « Fin d’une jeunesse », Editions la Table Ronde 2004
[2] Page 206-207
(3). La réponse de Passy au ministre Teitgen
Fausse carte d’identité du temps de la mission de Passy avec Pierre Brossolette « Arquebuse Brumaire », photo issue de l’exposition de Neuilly sur Seine
Lettre du 17 mai 1946 au matin
17-mai-1946-passy-a-pascale-1-1lettre du 17 mai 1946 Passy à Pascale le matin
A 8h30 dans une étonnante envolée lyrique Passy réaffirme sa vision d’une relation fusionnelle avec sa femme devenue le « centre de sa vie ».
« Cette douzième lettre, fort longue et fort ennuyeuse, t’amènera, ô ma Pascale, encore plus de moi-même que ses sœurs aînées. Elle te tiendra compagnie davantage et cela me réjouit car j’ai mal dormi cette nuit en me remémorant ta lettre d’hier dans laquelle je sentais poindre la tristesse et le découragement. Je pense d’ailleurs que je t’aurai vue avant même que ces feuilles ne t’atteignent. Toute ma confiance, y compris celle que j’avais prodigué au cours de cinq années de luttes à des êtres qui s’en révèlent indignes, est uniquement et totalement reporté sur toi. Tu es toute ma vie ; de toi j’attends tout mon bonheur et toutes mes joies. Tu remplis mon « Lebensraum » comme la causalité remplit le monde. Je sais que jamais nous n’aurons de déception l’un par l’autre. : nous ne formons qu’un et nos pensées comme nos intentions ont été et seront toujours pures et justes, elles ne pourront servir qu’à payer le ciel.
Donner le bonheur à l’être que l’on aime par-dessus tout est la plus grande, la plus divine des joies pensables. Tu peux être heureuse car tu n’as cessé de me prodiguer un bonheur dont je n’eusse jamais cru la réalisation possible avant de te connaitre et de t’aimer.
Toute ma vie antérieure me semble vide de sens et de contenu ; ce ne fut qu’un cocktail de réflexes végétatifs et de lutte stériles pour des illusions désormais perdues. Ne plus être que pour toi, que par toi, c’est à la fois restreindre et magnifier merveilleusement le champ de mes activités. Comme je voudrais te donner chaque jour davantage de bonheur, d’un bonheur parfais participant de la propriété des états de conscience de se fondre les uns dans les autres sans qu’une parcelle s’en perde jamais ».
On est à la fois surpris, fasciné et inquiet devant le déploiement de tels sentiments exclusifs, intenses, absolus. On se demande si Passy n’en rajoute pas un peu, Pascale ayant été mise en cause dans « l’enquête » de Sudreau par certains des anciens collègues de Passy : Raymond Lagier et Daniel Cordier la dépeignent comme peu avantageusement comme avide d’argent, entrainant Passy dans de dangereuses manipulations financières.
Raymond Lagier estime, dans une déposition qui par ailleurs n’est pas si défavorable à Passy, qu’il en « étais arrivé à la conclusion que le mariage de Passy avec Madame Féline (…) amènerait Passy à faire des bêtises ». De plus « Depuis sa liaison avec la comtesse (sic !) Féline Passy s’est séparé progressivement de son ancienne équipe, ce qui a valu à Manuel des moments très pénibles, parce que ce dernier a cru de son devoir de le mettre en garde contre la baronne. » Pire, dans cette même déposition Lagier déclare: « J’ai su que Passy avait comme maîtresse Veuve Féline qui par certaines rumeurs passait pour avoir des activités collaboratrices et qu’elle lui faisait mener un train de vie qui m’a effrayé ».[1]
Daniel Cordier va jusqu’à insinuer qu’elle est pétainiste[2]. Il est normal que Passy cherche alors à magnifier sa relation pour bien montrer au censeur qui lit et rapporte ses lettres qu’il défendra Pascale envers et contre tout.
François Thierry Mieg, par contre, se garde dans ses deux dépositions de faire la moindre allusion à la vie privée de Passy et reste très mesuré dans ses déclarations concernant la gestion financière du BCRA (3). En ce qui concerne André Manuel sa relation avec Pascale est bien plus passionnelle, mais ses déclarations ne sont pas vraiment des accusations, elles démontrent son réel soucis pour son celui qu’il considère toujours comme un ami. J’analyserai plus loin en détail les textes de Manuel.
« Tu es toute ma vie », « nous ne formons qu’un », « ne plus être que pour toi que par toi », « tu remplis mon Lebensraum » (l’utilisation de ce concept bien de cette époque est frappante !) sont des expressions très caractéristiques d’une relation affective symbiotique. Surtout que Passy admet avoir reporté les sentiments affectifs portés à son entourage amical et militant sur son épouse après la déception causée par les témoignages de ses amis contre lui. Ces témoignages, on le rappelle, sont complaisamment relayés auprès de lui par un Pierre Sudreau fortement intéressé à ce que la solitude affective de Passy l’affaiblisse psychologiquement jusqu’à l’implosion.
On remarque également que ces effusions affectives restent strictement dans le registre amoureux, sans aucune once d’érotisme. Passy visiblement désire que ses geôliers sachent qu’il ne lâchera jamais Pascale, mais il ne livre aucune intimité de leur couple à la concupiscence du censeur de ses lettres.
On apprend également qu’il a encore une fois mal dormi, qu’il est inquiet par le découragement de Pascale et qu’il espère encore et toujours que ses geôliers lui permettront d’avoir sa visite dimanche, encore une fois en vain.
« Toute ma vie antérieure me semble vide de sens et de contenu ; ce ne fut qu’un cocktail de réflexes végétatifs et de lutte stériles pour des illusions désormais perdues. » Cette phrase de Passy condamnant sa vie passé nous déçoit. Le passé d’André Dewavrin, c’est l’extraordinaire aventure politique de la France Libre, c’est le combat pour la France, la Libération du territoire, la Victoire sur le nazisme… Cela ne serait que « vide de sens et de contenu, réflexes végétatifs et luttes stériles » ? On espère que Passy ne le pense pas en réalité. On espère aussi que l’un des premier Compagnon du Général de Gaulle n’a pas dès lors réellement abandonné toute action politique pour se consacrer uniquement à sa vie privée.
En outre, si Passy applique le qualificatif de « cocktail de réflexes végétatifs » à son premier mariage qui a quand même duré 12 ans, ce n’est pas très sympathique pour la femme concernée ni pour les enfants qui sont issus de leur union[4]…
Passy ne craint pas l’hyperbole dans sa vie affective et c’est finalement, je m’en rends bien compte, un des traits marquant de son caractère.
Puis il se ressaisit et rectifie son appréciation de son rôle dans la France Libre :
« Je crois avoir toujours agi comme doit le faire un Chef, en prenant toutes mes responsabilités, en faisant confiance à mes subordonnés, en travaillant sans relâche pour le bien public, en étant d’une loyauté totale vis-à-vis de mes patrons….
Mais je n’ai commandé qu’à des valets, d’ailleurs peu fidèle et peu scrupuleux. Voir se conduire en lâches et en « villains » des hommes que souvent on a vu risquer leur peau avec bravoure sans égale pendant des mois et des mois, c’est là la plus terrible désillusion que l’on puisse avoir sur l’espèce humaine ; Si même les meilleurs sont ainsi, que doit être la lie ; On ne peut donc bâtir le monde sur la confiance et la probité intellectuelle et morale ! Seuls ont donc cours le sectarisme et la mauvaise foi !! Le mensonge et la calomnie !!! La lâcheté et l’hypocrisie !! »
Passy se positionne comme un chef, enfin, ce qu’il a été en vérité. Il assume son statut politique dans la vie publique, il est donc peu probable qu’il lâchera toute action en faveur du bien commun pour vivre uniquement sa vie privée. Au contraire, ses paroles semblent indiquer que sa relation avec Pascale l’encourage davantage à reprendre le rôle de chef et de surmonter l’épreuve de la répression, du déshonneur et de la déception qu’il vit.
En ce qui concerne les « valets subordonnés », nous savons que c’est une exagération, mais il faut se rappeler que Passy ne sait des procès -verbaux de interrogatoires que ce que Sudreau veut bien lui dire. Or, et je l’ai vite constaté à la lecture de ces documents, Daniel Cordier, Raymond Lagier, Thierry Mieg et surtout André Manuel, le premier cercle de proches du BCRA n’ont pas trahi Passy, ils se sont fait manipuler[5]. Eventuellement, ils ont aussi subi des chantages et des pressions de la part de personnes qu’ils considéraient aussi comme des Résistants d’une probité exemplaire. En fait, ils ont été victimes, tout comme Passy, de leurs affectivité abusée dans une cabale montée par des manipulateurs sans scrupules. Au nombre de ces manipulateurs nous devons hélas compter Sudreau, Pierre Fourcaud , peut être Henri Ribière et naturellement Félix Gouin, le chef du gouvernement socialiste.[6]
« Si tu n’étais pas là, toi le symbole vivant du beau, du pur, de l’amour, de la tendresse, j’aurais désespéré de la vie et n’aurais laissé derrière moi que l’immensité de mon dégoût. Mais nous sommes tous les deux…. Et qu’importe le Monde !! Nous vivrons ensemble jusqu’à notre mort commune dans les bras l’un de l’autre une vie pure et juste conforme à la loi divine qui baigne nos deux cœurs…. L’absolu respect de nous-mêmes. (…) Je te quitte, ma Pascale adorée, remettant mon feuilleton à une heure plus tardive et je t’embrasse comme je t’aime, avec une passion éternelle et dévorante ».
Quelle femme ne voudrait-elle pas, quelle que soit l’époque, recevoir des déclarations aussi romantiques et enflammés ?!
Pascale est finalement restée 49 ans avec André, jusqu’à ce que la Mort les a séparé en 1995.
17-mai-1946-passy-a-pascale-2lettre du 17 mai au matin Passy à Pascale fin
[1] 2 mai 1946 PV de Raymond Lagier par Sudreau et Puaux
[2] Ceci est un constat, chacun peut lire le procès-verbal en question, mais aucunement une accusation que je porterais contre Daniel Cordier vis-à-vis de l’œuvre duquel j’ai le plus profond respect. Bien au contraire, j’ai la ferme conviction que dans cette affaire il fut abusé, manipulé, victime de pressions et peut être de chantage. Il ne faut pas oublier qu’il est en 1946 un jeune homme de 25 ans qui n’a pas encore l’expérience, malgré la guerre qu’il vient de traverser dans des actions dangereuses, de toute l’étendue de l’ignominie possible dans les relations humaines. J’analyserai en détail ces possibles pressions dans un autre article.
PV de l’interrogatoire de Daniel Cordier par Pierre Sudreau le 6 mai 1946
[3] PV de François Thierry Mieg du 30 avril devant Sudreau Puaux et Fourcaud et du 2 mai 1946 devant Sudreau et Puaux
[4] Passy ne parle jamais nulle part de sa première épouse. Mais on a vu son existence dans la lettre de Maurice Schumann.
[5] Je consacrerai un article complet à l’analyse de ces documents
[6] Les journalistes Rémi Kauffer, Roger Faligot et Jean Guisnel dans « l’histoire politique des services secrets français », La Découverte, 2012, ont été les rares qui otn interrogés Passy sur l’Affaire dans les années 1980. Selon leur livre, Paul Ribière ne serait pas responsable du rapport incendiaire contre Passy qui fut écrit par Sudreau sous la responsabilité de Fourcaud. Ribière aurait été malade pendant 6 mois et pas vraiment au courant en détail des événements.
Lettre du vendredi 17 mai 1946 à 13h30
17-mai-1946-passy-a-pascale-apres-midi-1Lettre de Passy à Pascale du vendredi 17 mai 1946 à 13h30
« Ma Pascale que j’aime plus que tout au monde, je commence cette 13ème lettre avec une allégresse folle car j’ai reçu vers midi votre 7ème épitre de mercredi et jeudi. Il est inutile que je vous décrive la joie que j’ai ressentie à vous savoir calme, confiante, entourée.
S m’avait promis que vous viendriez ici au plus tard dimanche, mais je vois que les délais se succèdent aux délais ; je suis sûr toutefois que vous pourrez venir comme il vous l’a dit au début de la semaine.
En ce qui concerne les êtres lâches, vils et inélégants je vous ai dit que ma vieille philosophie avait rapidement pris le pas sur ma légitime surprise et ma première indignation.
J’essaiera donc de ne plus m’inquiéter pour vous, mais cela m’est très difficile quand je reste deux ou trois jours sans recevoir de vos nouvelles ; comme je suis fier de vous ; ma chérie, de vous voir dominer votre philosophie. Effacer de votre esprit les quelques traces de sectarisme ou de « soupe au lait » qui y restaient accrochées. Vous ayant quitté parfaitement belle, pure et tendre, je sais que je vous retrouverai bientôt comme je vous ai quittée, grandie encore par la vertu des contingences néfastes. »
Passy commence son après -midi dans la joie de lire les nouvelles de sa bien aimée et d’être rassurée par son moral. Il espère toujours que la visite de Pascale sera admise par ses geôliers : il place sa confiance en Sudreau qui à chaque rencontre avec Pascale lui fait miroiter cette possibilité qui finalement ne viendra jamais. Il répète un peu obsessionnellement, et on le comprend, sa rancune face aux « être lâches vils et inélégants ».
Puis il réagit avec bienveillance aux confidences que Pascale lui fait sur son propre caractère : nous verrons dans l’analyse de ses lettres que Pascale change, elle se découvre des qualités de courage et de persévérance dans l’épreuve qu’elle ne pensait pas posséder (bien que nous pensons que femme divorcée à 22 ans et veuve à 25 ans, Pascale a déjà eu malgré son jeune âge, son lot de difficultés). Je ne sais pas exactement ce que recouvre les notions de « sectarisme » ou de « soupe au lait » cités ici, ce sont cependant ces mots mêmes que Pascale emploie dans sa lettre pour se qualifier. Dans d’autres texte de l’époque, j’ai trouvé que le mot « sectarisme » était un euphémisme employé après la guerre pour qualifier un certain pétainisme politique[1]. Quant au qualificatif « soupe au lait » il peut signifier de l’impatience, de la colère, des réactions imprudentes. On la comprend : Pascale est jeune et en tant que femme elle n’a pas de pouvoir dans la société. Une rage impuissante et un manque de pensée stratégique peuvent en résulter naturellement.
Ce qui est intéressant est que Passy s’intéresse aux états d’âme, au mental, au cheminement psychologique de son épouse. Il l’encourage et lui exprime sa fierté face à ses progrès comme il le ferait face à un ami, un compagnon de combat. C’est une belle relation dénuée de tout paternalisme qui transparait de ces échanges. Il faut dire aussi qu’il ne peut compter que sur elle pour le sortir de l’emprisonnement. Elle est sa voix, son agent de liaison, comme l’étaient les proches de ceux qui étaient otages ou emprisonnés pendant la guerre. En tout cas, cet échange montre les discussions que mène le couple sur leurs vie intérieure respective.
« Que votre cousin et son patron soient épatants, jamais je n’en ai douté, mais la démonstration réelle est un baume de plus répandu sur les soucis de notre séparation ; Spas est une crème d’homme et je lui suis très reconnaissant de te témoigner beaucoup d’affection ».
Il est impossible de savoir qui est le « cousin » en question ni « son patron ». Ces pseudonymes font partie du code avec lequel Pascale et André échangent les informations sur ceux qui peuvent les aider. Mais Passy attend des preuves réelles de l’action de ces personnes. Le « cousin et son patron » reviendront encore souvent dans la correspondance. De même il sera souvent question du « couple des Spas », je n’ai pas pu trouver d’information concernant ces personnes. Il peut s’agir d’un pseudonyme.
« S m’a dit que mon patron désirait que dès que ces calembredaines terminées nous allions tous deux passer quelques semaines à étudier l’hydrographie ou l’ethnographie sur les rives d’un quelconque Oregon. J’avoue que j’en serais ravi et je te laisse étudier avec lui un séjour chez Léon ou chez Mlle Guernier. J’ai tant de choses à écrire et à te dire que nous resterons des semaines entières tous les deux sans voir d’autres gens que les fournisseurs ».
Le « patron » de Passy ici désigné ne peut être que le Général de Gaulle. Pourquoi serait-ce Sudreau qui transmettrait une proposition de Gaulle à Passy enfermé, nous ne savons pas. Sudreau n’est pas un intime du Général de Gaulle, il appartient aux réseaux et groupes socialistes puisque le réseau Brutus crée par Fourcaud, le supérieur de Sudreau dans la Résistance, fut composé surtout ces militants du Comité d’Action Socialiste de Marseille : Daniel Mayer, Félix Gouin, Gaston Deferre, André Boyer et Henri Ribière.
Henri Ribière est alors le chef du SDECE et supérieur hiérarchique de Fourcaud et Sudreau. Est-il l’instigateur de l’emprisonnement de Passy ou signe -t-il juste le rapport fatal à Passy mais écrit par Sudreau sous la supervision orientée de Fourcaud ? Les archives disponibles sont trop rares à ce sujet et les témoins soit se sont tus soit ont raconté des versions contradictoires. S’il est vrai que Ribière est alité pendant 3 mois suite à son accident de voiture de fin janvier, alors, sans le déresponsabiliser puisqu’il assume le poste de directeur, on peut néanmoins penser qu’il signe un rapport écrit par le jeune Sudreau sous la supervision de Fourcaud sans analyser le cheminement de l’enquête.
« Les rives de l’Oregon » sont une façon de parler d’un voyage aux Etats-Unis. En 1946 nombreux sont les Français épuisés par la guerre veulent s’expatrier dans ce pays vainqueur et intact, loin d’une Europe dévastée. Même les jeunes Résistants sont tellement déçus par la libération qu’ils cherchent à partir : c’est le cas de Daniel Cordier, de Maurice de Cheveigné, de Stéphane Hessel, tous plus jeunes que Passy. Cordier partira en Afrique, de Cheveigné au Canada, Hessel deviendra diplomate et c’est lui qui ira sur les rives de l’Hudson aux Nations Unies à New York.
Mais Passy ne parle pas ici d’émigration mais plutôt d’une mission, d’où « étudier l’hydrologie et l’ethnographie », une mission comme celle qu’il a exécutée aux Etats-Unis pour le gouvernement du Général de Gaulle de fin octobre 1944 à mi-février 1945. Hélas nous ne disposons d’aucune archive, aucun témoignage ni aucune recherche historique sur cette mission.
Mais l’analyse de la politique de Passy à cette époque pourrait laisser penser qu’il s’agissait d’installer des réseaux gaullistes de la DGER au cœur de l’Amérique. En effet, le dénommé « Le Capitaine de Léon » y est un agent gaulliste pendant la guerre. Sudreau gardera une note manuscrite signée par André Manuel à son sujet datée du 21 mai 1946 ou M. Léon est présenté comme tel. Cette note, très intéressante en ce qu’elle montre que loin d’être passive face à la domination américaine, la France préparait des outils de contre-attaque, se trouve dans le dossier AJ91/47 ou je l’ai trouvée et lue.[2]
Passy aurait donc gardé des relations avec ces agents gaullistes. Mlle Guernier, qui est apparu déjà comme une professionnelle du milieu médical devant devenir l’accoucheuse de Pascale, peut appartenir donc au même milieu. Il s’agit donc de la poursuite de l’activité professionnelle et politique de Passy, bien qu’il souligne vis-à-vis de Pascale combien il souhaite aussi se consacrer à sa relation fusionnelle avec elle.
« As-tu vu Nicolas pour mon affaire au Gabon ? Peut-être pourrions nous partir avec lui pour les commandes de matériel en Amérique ? Enfin tu me diras tout cela quand tu viendras me voir. Moi qui d’habitude déteste faire des projets !! »
Nicolas apparaitra encore plusieurs fois dans les lettres. Il peut s’agir de quelqu’un de la famille de Passy, peut-être un neveu. Il est à la fois proche et c’est quelqu’un de jeune. Visiblement Passy a des activités économiques dans les colonies, au Gabon il peut s’agir d’une exploitation forestière[3]. Cette hypothèse concorderait avec l’achat de matériel aux Etats -unis, la France étant démunie de tout. Mais Passy se gardera de donner les détails de ses possessions gabonaises dans ses lettres.
« Pensant que cela te distraira, je continue mon roman fleuve : Nous étions donc arrivés au camp de Trentham et dormions sous nos tentes d’un sommeil réparateur ayant décidé d’attendre le lendemain 22 juin pour aviser.
Le Général Béthouard qui avec son interprète le capitaine Magne avait débarqué à Plymouth (ou Falmouth !) était parti directement pour Londres, afin de reprendre, si possible, le contact avec le gouvernement français !!
Nous n’eûmes donc qu’à attendre son retour qui n’eut lieu que vers le 25 ou le 26 ; nous occupâmes nos loisirs forcés à organiser notre vie dans le camp et à parcourir la charmante petite ville de Stoln on Trent dont les habitants nous regardaient avec une curiosité non dissimulée (nous avions toujours uniquement nos équipement polaires !)
Toutefois, dans le camp, les officiers se réunissaient par petits paquets et discutaient de la situation ».
17-mai-1946-passy-a-pascale-apres-midi-2lettre de Passy à Pascale du vendredi 17 mai 1946 après midi, page 2
Et Passy dépeint les différentes prises de position des officiers français face à la débâcle, ceux qui veulent rentrer, ceux qui veulent continuer la lutte. Il analyse l’attitude de chacun et décrit l’action démobilisatrice de certains militaire britanniques qui cherchent à se débarrasser de soldats français dont l’Angleterre, face à la menace allemande, n’est pas sûre de leur loyauté. C’est finalement le Général Béthouard qui donne à Passy le conseil de rester et de rejoindre le Général de Gaulle. Lui-même embarque pour la France pour ne pas abandonner se soldats, mais il reviendra.
Car déjà « on parlait vaguement de temps à autre d’un certain général français du nom de de Gaulle qui avec l’accord de Monsieur Churchill avait fait un appel aux Français pour essayer de les regrouper pour continuer la lutte, mais ceci était (…) comme un fait sans importance et ce Général était considéré comme un trublion destiné à être rapidement balayé… »
17-mai-1946-passy-a-pascale-apres-midi-3lettre de Passy à Pascale le vendredi 17 mai 1946 page 3
Finalement le général de Gaulle vint à Trentham Park le dimanche suivant « il ne resta que deux heures et comme personne n’avait été prévenu presque tous les officiers étaient en ville et bien peu purent le voir ce jour-là ». Passy était absent mais il se fait répéter les paroles de de Gaulle par ses camarades. Alors il prend la routes de Londres avec eux et descend à l’hôtel Royal Park ou il rencontre un certain colonel M de la Légion Etrangère. Tous les deux doivent aller le lendemain à St Stephens House au QG du Général de Gaulle.
« Ce pauvre Colonel ne parlait pas un mot d’Anglais aussi mon étonnement fut il à son comble quand je le vis arriver le lendemain matin dans le hall de l’hôtel sans galons et sans décorations et qu’il me dit à brule-pourpoint : « Je reviens du bordel. Et ce qu’il y a de fameux », ajouta-t-il, « c’est que je me suis fait passer pour un troufion et ai bénéficié d’un tarif de faveur ». Pour qui connait l’Angleterre et les Anglais le succès d’un Français qui ne parle pas la langue dans une pareille entreprise est un des plus beaux miracles dont j’ai jamais entendu parle ».
Passy a incorporé ces pages écrites dans sa prison telles quelles dans ses mémoires publiées un an plus tard, y compris ce passage d’une ironie mordante pour les militaires français qui face à la destruction de leur pays ne trouvent rien de plus urgent à faire qu’aller au bordel ! Ce type de critique vis-à-vis des militaires de l’armée française « ancienne » apparaitra souvent sous la plume de Passy.
Lui-même est si « peu militaire » (le mot est de Guy Perrier, son biographe de 1998). Il préfère la littérature, l’écriture, comme il le décrira à Pascale, mais aussi à Daniel Cordier lorsque celui-ci est son secrétaire. S’il est un soldat français, c’est comme Français Libre et comme Compagnon du « Grand Charles » afin de reconstruire la France.
Pas d’attachement à une institution de sa part, uniquement un patriotisme large d’esprit et la faculté d’évoluer sous l’influences d’hommes qu’il admire comme Pierre Brossolette. Et s’il se positionne comme « chef » comme dans sa lettre du 17 mai c’est uniquement en « travaillant sans relâche pour le bien public », ce qui peut très bien être fait en civil. Pas de doute, si Passy envisage de voyager sur les « rives de l’Orégon » ce n’est pas pour fuir mais pour continuer la lutte pour son idéal de France.
[1] Ce qualificatif est ainsi employé par Alain de Boissieu dans ses mémoires « Pour combattre avec de Gaulle », et dans les nombreux écrits du colonel Rémy
[2] Note de Manuel sur « de Léon », 21 mai 1946
note-leon-manuel-21.05.46-1Note Manuel du 21 mai 1946
note-leon-manuel-21.05.1946-2Note d’André Manuel du 21 mai 1946, page 2
note-leon-manuel-3Note d’André Manuel du 21 mai 1946, page 3
de-leon-note-12_10_1946_0001Note attribuée à Manuel sur la visite de « De Léon », à Passy enfermé en juillet 1946
de-leon-note-12_10_1946_0002Note sur « De Léon » attribuée à Manuel, 12 octobre 1946, page 2
[3] C’était l’activité de Rémy avant la guerre, par exemple.
Passy lors du Débarquement en Bretagne, août 1944, photo issue du livre d’André Gillois « Histoire secrète des Français à Londres« , Hachette 1973
Lettre du Samedi 18 Mai 1946 – 9 heures
« Bonjour ma Pascale adorée, je reprends ma lettre que j’avais interrompue hier soir pour me réchauffer par des mouvements rythmiques ; il fait aussi froid actuellement ici que dans notre appartement l’hiver dernier. Finalement je me suis couché vers 5h et demie avec ta photo en face de moi, et, enfoui sous les couvertures, sous mon manteau et sa doublure de laine, j’ai poursuivi la lecture du « côté de Guermantes » que j’ai presque terminé. J’en ai fini avec Nietsche et mon impression reste la même pour l’ensemble de l’œuvre : travail d’un fou génial, la matière est d’une richesse inouïe mais je me sens un peu « porcus pour ces margaritas » suivant l’adage bien connu… »
17-mai-1946-passy-a-pascale-apres-midi-3-et-18-mai-matinfin de la lettre du 17 mai, Passy à Pascale le samedi 18 mai 1946 à 9 heures
Nous retrouvons ici la fatigue qui assaille Passy, le froid qui y est lié. On est en effet au mois de mai et Passy compare le froid à celui de l’appartement qu’il partagea donc avec Pascale en hiver 1945/46. Le charbon de chauffage était toujours rationné en 1946 et les Français éprouvaient le plus grand mal à se chauffer, y compris ceux, on le voit, qui appartiennent à l’équipe gouvernementale de la Libération. Après avoir lu Nietsche Passy évoque tous les philosophes qu’il aurait fallu étudier – Platon, Aristote, Bantham, Spinoza, Adam Smith, Leibnitz, Kant « etc ».
18-mai-1946-passy-a-pascale-matin-2Lettre de Passy à Pascale, samedi 18 mai 1946 au matin, page 2
Puis il passe à son unique rencontre avec un être humain de la journée : « Je me suis interrompu pendant une demi-heure, pendant que le Fritz faisait ma chambre et j’ai bavardé avec mon ange- gardien : ce n’est pas toujours le même mais celui d’aujourd’hui était un brave homme plein de sagesse et de scepticisme ».
Le « Fritz » ne peut être qu’un prisonnier allemand préposé au ménage de la cellule. « L’ange gardien » est évidemment un gardien mais on ne sait pas d’emblée s’il s’agit d’un civil ou d’un militaire. Selon diverses sources (son témoignage en 1997, les documents de Sudreau, les articles de mai 1946 des journaux) Passy est censé être enfermé dans une caserne, à Metz ou Thionville, mais on ne sait pour quelle raison les lettres laissent dans l’ombre les détails qui auraient pu identifier le lieu. Pas une seule fois Passy ne cite la ville ou pourtant Pascale, enceinte, se rend tant de fois par de longs et fatigants voyages en train sans jamais pouvoir voir son mari.
On apprend que le gardien de Passy a été un Résistant et qu’il est gaulliste.
« Il a vu au cours de sa longue carrière beaucoup de choses et de gens et a acquis une sereine philosophie, riche de sens et de valeurs réelles. Cela fait du bien de rencontrer chez les humbles un solide bon sens et une humanité que l’on rencontre rarement chez les puissants. Ses goûts sont simples, sa bonne volonté est immense, sa tolérance (absence de sectarisme) très grande ! Voir des gens de ce genre me réconcilierait avec l’espèce humaine… (…)
Il m’a parlé de « sa résistance », humble efficace, de la même variété que celle du pharmacien de Lyon La Forêt, qui ne lui valut ni un galon ni une décoration, ni même un remerciement (ce n’est pas lui qui me l’a dit, mais j’ai pu le constater sur sa poitrine et sur ses manches). Il a sauvé des réfractaires par douzaines, les prévenant la veille qu’on allait venir les chercher le lendemain, il a transporté dans la nuit des centaines d’armes pour les maquisards, il a prévenu des agents recherchés… et il ne songe même pas que le Pays a le droit d’être fier de lui et de ses semblables suivant la maxime bien connue dans l’armée « il a été récompensé dans la personne de ses supérieurs » !
Curieuse et émouvante rencontre entre un Résistant de base engagé dans les évasions et la réception des parachutages et le « chef » responsable de l’organisation de tous les parachutages, des armes, de l’argent et des agents de la France Libre ! Une situation comme celle-ci ou un chef de la France Libre est en prison alors que les anciens Résistants sombrent dans l’oubli augure mal de l’avenir de la France. Nous, nous savons que la 4ème République sera finalement mieux que cela, que son œuvre sociale sera la base de notre vie jusqu’à aujourd’hui et que son œuvre économique assurera la prospérité de deux générations de Français jusqu’au néolibéralisme de la fin du 20ème siècle. Mais en 1946 Passy est embastillé selon les règles d’une dictature comme si l’ombre de Vichy n’en finissait pas de miner les principes de la République et que les Résistants ne comprenaient pas le danger qu’il y a laisser s’installer l’arbitraire des emprisonnements administratifs.
Le « pharmacien de Lyons la Forêt » est évidemment M. Vinet, le Résistant membre du Comité de réception qui hébergea les parachutés de Londres Passy et Yeo Thomas lors de la mission « Arquebuse Brumaire » avec Brossolette le 26/27 février 1943.
« Il m’a parlé de mon patron avec une vénération et une confiance quasi mystique ! Attirance des petits, des modestes, vus ce qui est noble et grand ; il est indigné de voir l’ingratitude et l’oubli couronner l’œuvre d’un grand français. Et pourtant il ne connait pas les combats, les luttes épuisantes que Charles eut à mener contre tout et tous pour « Notre Dame la France ». Sans lui où serions-nous ? Je vous raconterai au cours de mon feuilleton beaucoup de faits qui vous éclaireront sur la valeur de cet homme qui, à lui seul, a changé la destinée de tout un peuple et lui a sauvegardé son patrimoine séculaire.
Combien de gens eussent souhaité qu’il « prit le pouvoir » à son retour de France (et lui en veulent de ne pas l’avoir fait) sans même se rendre compte qu’il eut failli à l’honneur en le faisant puisqu’il avait solennellement promis de rendre immédiatement la parole au peuple français délivré. »
Admirable portrait de Charles de Gaulle, tout est dit en quelques phrases sur les dilemmes du gaullisme. Pascale, pas plus que le gardien résistant, ne sait rien des « luttes épuisantes » que Charles de Gaulle a dû mener y compris contre les Alliés pour l’indépendance de la France. Lorsque Passy écrit le récit de ces événements déjà historiques à son intention.
La suite nous intéresse également parce qu’il y est question des relations de Passy avec les communistes.
18-mai-1946-passy-a-pascale-matin-3Lettre de Passy à Pascale, le samedi 18 mai 1946 au matin, page 3
« Ceci nous ramène à votre lecture de la « fin et les moyens » de Huxley et aux moyens d’utilisation pour la poursuite d’un idéal ; il y a des valeurs qui sont supérieurs aux fins, et c’est en cela que tous les êtres libres et biens doivent se heurter aux communistes. (…). Je ne suis pas à priori rebuté par la doctrine des communistes mais je ne saurais admettre leur méthodes dolosives. Ceci pose le problème plus grave de la démocratie car ou est « le Gouvernement du peuple par le Peuple » cher à Lincoln si les hommes sont orientés par la propagande et non par leur raison ? On arrive à un système dans lequel quelques pirates « se servent du peuple au lieu de le servir ». C’est pourquoi de plus en plus je suis un partisan convaincu du gouvernement de techniciens contrôlé par les représentants du peuple ».
Nous apprenons que Huxley est déjà connu de Passy et des débats sur la « fin et les moyens » en politique bat son plein. Les communistes sont déjà critiqués pour la justification des méthodes dictatoriales qu’on leur prête dans la réalisation de leur idéal – quoique personne n’aie jamais pu démontrer que le PCF ait eu la velléités d’instaurer une dictature stalinienne en France et nous savons aujourd’hui que Staline n’avait jamais programmé de soutenir l’installation du PCF au pouvoir. Mais en 1946 le PCF était à l’apogée de sa force et les lettres de Passy reflètent les discussions et les inquiétudes de l’époque.
Cela dit, nous remarquons que Passy n’est pas à priori hostile à la « doctrine communiste ». Comme de nombreux jeunes bourgeois patriotes de sa génération, il sait que la France hiérarchique des 200 familles, la France de la traditionnelle mentalité bourgeoise a vécu et il fait partie de ceux qui abandonnent volontiers la morale bourgeoise dans les poubelles de l’Histoire – en témoigne son divorce d’un mariage très probablement arrangé, son remariage avec Pascale qui n’est pas originaire de la bourgeoisie.
Un autre bourgeois critique de la morale bourgeoise un peu plus âgé que Passy est Julien Green qui dans le premier tome de ses mémoires complètes va jusqu’à écrire « les bourgeois c’est comme les rats il faudrait les tuer à coup de pelle ».
Julien Green dans son journal, bourgeois anti-bourgeois, anti-fasciste, patriote et gaulliste dès 1940
Dans ce contexte de l’après-guerre le communisme est surtout une façon de dépasser les barrières sociales, de sortir de la morale étouffante et étriquée bourgeoise pour rénover la société, pour rendre la société mobile, bouger les limites mentales, sociales et politiques. La liberté personnelle ne s’appelle pas encore la « révolution sexuelle » ni l’émancipation des femmes et des jeunes, ces mots viendront après Mai 68, mais la pratique y est déjà.
Nous savons en outre que Passy a été moins anti-communiste pendant la guerre qu’un Pierre Brossolette. Brossolette a par exemple extrêmement critiqué le pacte de non-agression entre l’Allemagne nazie et l’URSS du 23 août 1939 comme étant une trahison de la part des communistes, alors que Passy, raisonnant en militaire, est plutôt enclin à comprendre l’URSS comme cherchant à gagner du temps par une manoeuvre diplomatique. Cette attitude transparait parfaitement dans ses mémoires.
Cependant, en écrivant sa lettre le 18 mai 1946 sans lire la presse Passy n’est pas encore conscient des horribles attaques contre lui auxquels se livrent les communistes, pas plus qu’il ne sait que Pierre Sudreau met une touche finale à son incendiaire rapport contre lui, tout en assurant Pascale de ses amicales dispositions. Le rapport est signé « Ribière » et livré à Félix Gouin, socialiste Président du Conseil sans que la fameuses « enquête » ne soit finie d’ailleurs.
Les articles d’André Wurmser en mai et juin 1947 dans « Ce soir » , de même que l’Humanité ou « Action », journal des Résistants dirigé par Pierre Hervé, le présentent comme un escroc voleur de bien public, membre de la Cagoule, secrétaire du chef de la Cagoule Eugène Deloncle, comploteur contre la République etc[1]. La revue de presse contre Passy se trouve dans les dossiers 20050351/8 et 72AJ/2312. Je dois dire que la lecture des élucubrations des auteurs communistes me donne la nausée et me fait honte. Je me demande comment des communistes ont pu publier pareilles calomnies sans aucune preuve ni aucune investigation et sans jamais s’amender ni s’excuser pour le mal fait. En refermant ces dossiers, je me dis que ce type de communisme n’est décidément pas « mon communisme ».
Car rien dans le parcours ni les écrits de Passy ne permet de le rapprocher de l’organisation secrète fasciste de Deloncle, Méténier, Bouvyer, Jeantet, (dont François Mitterrand fut si proche, nombreux auteurs en ont parlé) aujourd’hui bien décrite dans quelques livres[2]. Si Passy a jamais eu affaire à la Cagoule (ou la Synarchie) c’est peut-être du fait de son environnement familial, par la classe bourgeoise dont sa mère est issue ou peut-être par sa belle-famille, celle de son premier mariage. Mais rien ne montre qu’il fut heureux dans cet environnement. Au contraire, on le voir toujours fuyant son milieu d’origine, sa famille maternelle, sa première femme et la famille de celle-ci.
Comme toujours Passy termine sa lettre en déclarant son amour à son épouse :
« Vous savez tout l’amour, toute l’adoration infinie que j’ai pour vous, vous ne m’en voudrez pas trop de ne pas l’exprimer à chaque ligne puisque vous les sentez qui baignent mon cœur. C’est pour moi une telle joie de pouvoir vous dire tout ce que je sens, tout ce que je fais. Cette perpétuelle communion est une des sources de notre bonheur.
Je pense vous écrire cet après-midi quelques souvenirs sur le début de la France Libre à Londres, c’est un sujet que bien peu de gens connaissent … car nous étions bien peu.
Je termine ici cette lettre, mon amour, pour qu’elle prenne aujourd’hui le chemin qui la conduira vers vous. Vous y trouverez plus fort que jamais, et pour toujours tout ce que contient mon cœur de tendresse et d’amour, tout mon cœur, toute mon âme, tout mon moi, nous deux ne faisant qu’un.
Je vous aime infiniment et ne vous quitte jamais ». D.
[1] Par exemple ; au hasard, article du 24 mai 1947 de « Ce soir » portant le grand titre en Une « Détournement : 77 millions, l’acte d’accusation dressé par M. Ribière, successeur de Passy dénonce le scandale : les fonds de la DGER « mis de côté » par Dewavrin appartenaient à la République », suivi de larges extraits du rapport Ribière du 20 mai 1946.
[2] Philippe Bourdrel, « La Cagoule, un extraordinaire complot d’extrême droite », Albin Michel 1970
J.R. Tournoux, « Secrets d’Etat », Plon 1960 et « Histoire Secrète », Plon 1962
François Gerber « Mitterrand entre Cagoule et Francisque », L’Archipel 2016
« Murder in the métro : Laetitia Toureaux and the Cagoule in the 1930 », Gayle Brunelle et Annette Finley-Croswhite, LSU Presse, 2010
Et enfin ; le très intéressant et tout récent Sébastien Le Fol « En bande organisée. Mitterrand, le pacte secret », Albin Michel 2023 sur les liens entre les Cagoulards de Deloncle et la « bande du 104 » des maristes, Mitterrand et Pierre Bénouville et leur passage de la Cagoule au « gaullisme » et au « socialisme ».
Lettre du samedi 18 mai 1946, 16 heures
« Mon amour chéri, on vient de m’apporter votre lettre de jeudi soir, et vous savoir triste me peine infiniment ; vous savez que je vous écris tous les jours et que seuls les jeux du hasard, de la poste ou de l’inconnu peuvent amener un retard à l’apport écrit des mes pensées et de mon amour.
Comme vous j’aime la pensée de Davod Rops que vous me citez ; je n’ai plus aucun souvenir de son livre « le Mort », dont j’avais pourtant deux exemplaires[1].
Je vous ai déjà dit combien votre lettre d’hier m’avait rempli de joie. Savoir que pour vous comme pour moi, pas une heure, pas une minute, pas une seconde que nous vivons l’un et l’autre ne se passe sans que la pensée de l’autre ne la remplisse entièrement ! Quel bonheur !
(….) Ne soit plus jamais triste ma chérie, car je t’aime, je t’aime en tout et pour tout ce que tu es, par ce que tu es toute ma vie. N’oublie pas qu’en quelque endroit que tu sois ou que je sois deux âmes sont à jamais unies « for better and better ».
Ceci est ma quatorzième lettre. Qu’elle te dise une fois de plus mon amour et mon immense merci pour les trésors prodigieux que tu me prodigues dans tous les domaines. Je n’eusse jamais imaginé que deux êtres puissent s’aimer comme nous nous aimons jusqu’à la réalisation d’une complète « unité ».
18-mai-1946-passy-a-pascale-16-h-1Lettre de Passy à Pascale du samedi 18 mai 1946 à 16 heures, page 1
Dans ces belles phrases lyriques le Colonel Passy réaffirme son amour fusionnel pour son épouse mais surtout dit sa joie d’obtenir la réciprocité de ses sentiments. « L’unité » du couple est l’aboutissement de la relation. Dans cette vision, plus qu’une posture romantique, il y a quelque chose de très moderne, une philosophie quasi tantrique de l’amour. En tout cas, j’ai été stupéfaite de lire cela, de retrouver dans un écrit de 1946 un écho de mes propres idéaux et de mes propres réflexions au sujet de l’amour.
Je m’attendais à trouver tout sauf cela dans un dossier juridique. Encore moins je ne pensais pas un militaire, un chef des services secrets, un homme réputé autoritaire et froid dans tous les témoignages de Résistants, capable de tels transports philosophiques et sentimentaux. (Sentimentaux au sens « se rapportant aux sentiments, aujourd’hui le mot « sentimental » a pris une tournure péjorative, remplacé par l’expression « émotionnel » ou « affectif ». Mais il me vient à l’esprit que le mot « émotionnel » est un américanisme qui a remplacé le mot français « sentiment » au fil de la domination linguistique et culturelle américaine des années 1960 à nos jours).
Pierre Sudreau, dans une attitude quelque peu voyeuriste, a lu et gardé la lettre de Pascale pour laquelle Passy exprime tant de gratitude. Nous étudierons les lettres de Pascal plus tard, mais il me semble intéressant de citer celle du jeudi 16 mai au soir ici.
Pascale en règle générale écrit des lettres plus courtes. Son style est plus direct, moins lyrique. Le plus souvent elle parle de sa vie quotidienne, énumère les personnes qu’elle rencontre – le couple Spas, la sœur de Passy Charlotte, des proches comme Ingrid, Marcel et Isabelle, Françoise, « Lulu » et la mère de « Lulu » que nous n’avons pas réussi à identifier. Elle voit souvent « la libraire amie » dans le quartier du Luxemburg où habite toujours la mère de Passy (qualifiée de « Reine Mère » dans une lettre du 1er juin).
La libraire amie qui s’inquiète pour Passy ne peut être qu’Elvire Choureau qu’il connait depuis son enfance et dont il cite le nom dans ses mémoires. Parmi les rares pseudonymes que nous arrivons à déchiffrer, celui d’André « Lespoir » est naturellement transparent : il s’agit d’André Malraux que Pascale va voir plusieurs fois en tant qu’invitée dans la maison de celui-ci. Le 29 mai Pascale soulignera le soutien répété de Rémy à son ancien chef. Pascale entretient aussi une relation familière avec Madeleine, la domestique attachée à leur appartement, sinon à leur service personnel. La jeune Bretonne aime bien Passy et s’inquiète pour lui : ainsi elle lui donne pour son colis de début juin une grande barre de chocolat que son ticket de rationnement pour travailleur de « force » lui permet d’obtenir!
Mais surtout Pascale cite fréquemment des contacts avec Pierre (Fourcaud ?) et « S » (Sudreau). Parfois elle évoque ses chiennes Oya et Utopia qui lui tiennent compagnie, se languissent après leur maitre et lui envoient « un grand coup de pattes » ![2]
Nous apprenons son attitude au sujet de certains événements politiques, à mots couverts elle essaye de faire comprendre les démarches qu’elle entreprend pour libérer Passy. Parfois elle cite des lectures, des films vus au cinéma, évoque les projets de reprendre son travail dans le domaine[3]. On la sent autant passionnée par le cinéma que Passy par la littérature. Elle évoque naturellement aussi le bébé qu’elle attend et son état de santé qui inquiète tant son mari. Elle le rassure d’ailleurs sur ce point en permanence. « Tout va bien, ne vous inquiétez pas pour moi, au fond comme me disait hier un ami (un vrai !) « vous êtes une dure »…. Surprenant n’est-ce pas ? mais quelque fois exact ».[4]
C’est d’ailleurs Charlotte, la sœur de Passy, qui lui prête un livre d’Aldous Huxley et Pascale dit son intérêt pour le sujet « brûlant d’actualité ».
Mais le jeudi 16 mai à 17 heures elle dit surtout sa déception de ne pas recevoir de courrier de son bien-aimé. En effet, Sudreau lui a apporté une lettre mercredi 15 mai à 20 heures – nous apprenons donc que le geôlier de Passy rend fréquemment visite au prisonnier et fixe également des rendez-vous tardifs à son épouse. Celle-ci attend en vain le courrier du jeudi.
Elle ne se rend visiblement pas compte que le messager des lettres, Sudreau, en est aussi le censeur, et ceci pour la postérité.
« Mon ange, mon petit ange, je suis si triste. Aujourd’hui pas de lettres de toi. En général le courrier de 5 heures m’apporte un peu de toi. Aujourd’hui rien. (…) J’attends Ingrid tout à l’heure qui m’aidera à passer cette soirée. Je voudrais être déjà demain matin pour voir si…. Il y aura une lettre. Je t’aime de tout mon cœur et tu ne peux pas ne pas sentir mon amour , car je suis sans cesse auprès de toi, je t’imagine lisant, écrivant, regardant par la fenêtre, pensant à moi. Je t’imagine le jour ou je pourrai aller te voir, quel immense bonheur pour nous deux, mon petit chéri. Quelle chance nous avons de posséder un tel amour.
« L’homme modèle, dit Daniel Rops, est celui qui veut que son existence soit dominée par les vertus majeures de l’amour et de l’intelligence, c’est-à-dire d’être capable de don.
J’aime beaucoup cette pensée et toi ? Je t’ai envoyée une lettre, mise à la poste à une heure. Celle-ci était combler le vide de cette lettre que j’attendais tant et qui n’est pas arrivée. Après avoir bavardé avec toi pendant ce petit bout de temps, je suis moins triste. Ecris moi chaque jour et sache que nous deux seuls comptons, que je t’aime, et que ma seule ambition est de t’avoir auprès de moi avec notre petit enfant, loin de tout et de tous, car ayant le bonheur d’avoir pour mari l’être le plus merveilleux qui soit ; je trouve bien bête de prendre son temps à en voir d’autres. La vie sans toi est sans excuses, mais la vie avec toi sera merveilleusement belle. Je t’aime, my Eden, Ta femme, Pascale. »
Pascale signe toujours « ta femme ». Peut-être veut-elle affirmer la légitimité de sa place sociale face à ceux qui la critiquent, surtout les anciens camarades de Passy tels que Lagier, Thierry Mieg, Cordier, Manuel (nous verrons cependant que Manuel est celui qui est le plus discret). Peut-être croit-elle faire plaisir à André en lui assurant par cet adjectif possessif ce don de soi qu’exige le rôle traditionnel de la femme face à l’homme dans la relation conjugale – un rôle traditionnel que justement une certaine Simone de Beauvoir est en train de mettre en pièce par un brillant essai promis à un bel avenir : « le Deuxième sexe » vient d’être publié en cette année 1946.
Encore 25 ans et ce sont les femmes françaises qui détruiront dans auto-da-fé féministe et libertaire le mariage traditionnel…Pour mieux réaffirmer la puissance de l’Amour !? Vaste et inépuisable sujet que l’Amour, en 1946 comme 76 ans plus tard !
Une fois exprimé sa joie et sa gratitude d’être aimé par celle qu’il aime, Passy affirme ses valeurs, sa place sociale, sa responsabilité « devant Dieu et l’Histoire [5]». Ce n’est pas sans émotion que nous lisons ses paroles, sachant le rôle effectif qu’il a joué dans l’Histoire.
« Combien mon sens des vraies valeurs s’est fixé, cristallisé depuis notre séparation est une chose que tu peux sentir par mes lettres. J’ai fait pour mon pays tout ce qu’un être humain peut et devrait faire ; j’ai toujours essayé de le faire avec « grandeur », sans mesquinerie aucun et selon les lois fixées par une conscience modelée par des générations et des générations d’ancêtres qui depuis Bouvines et même avant ont presque tous enrichis de leur sang le sol national. Je pense que nos enfants suivront les traces de leurs aînés ; nous leur apprendrons ensemble toutes ces choses qui les rendront dignes d’être des chefs : le courage moral, l’esprit de sacrifice pour une cause sacrée, des fins dignes de moyens humains et conformes aux tradition de notre race….mais au dehors de cela il n’y a et il n’y aura que nous deux prolongés dans l’ivresse de notre amour et de notre bonheur infini… et qu’importe le flacon pourvu qu’on est l’ivresse ».
Ces fortes paroles me font une telle impression que je vous les livre sans coupure je les souligne. Elles expliquent l’origine du refus de se soumettre à la défaite qui a guidé immédiatement Passy vers le Général de Gaulle dès le 17 juin. Passy se situe dans le droit fil de l’histoire de sa famille noble qui servit depuis l’an 1000 le comte de Flandres, puis le Roi de France et enfin la République, comme il l’explique dans ses entretiens avec Guy Perrier pour le livre « Le Colonel Passy et les services secrets de la France Libre ». Il est notoire que nombreux furent les jeunes de la « noblesse de campagne » qui firent leur devoir séculaire de défense de la patrie dans les rangs de la France Libre, aux côtés de « Juifs, francs-maçons et socialistes » [6]et du peuple organisé dans la plus grande force structuré de la Résistance, le Parti Communiste.
Passy réaffirme ces valeurs de don de soi à la patrie, de courage et d’esprit de sacrifice, promet à son épouse et à lui- même de transmettre ces valeurs aux enfants qu’ils auront ensemble.
Passy n’a pas l’air d’être un homme grandiloquent au quotidien, ce passage émouvant peut être vu comme un serment, une affirmation de sa foi dans l’avenir malgré tout. Il englobe son épouse dans le « nous » quand bien même Pascale n’est absolument pas d’origine noble ni même bourgeoise. Mais cela ne fait rien : la noblesse, le sens de l’honneur est pour Passy une valeur que chacun peut et doit prouver individuellement.[7]
Ayant ainsi tracé l’avenir de sa famille, Passy entreprend le récit du moment clé de sa vie : sa rencontre avec le général de Gaulle.
« Laisse moi te continuer mon récit des premiers jours de la « France Libre » : Nous allâmes donc, ce brave colonel Malgrais-Vannerez et moi nous présenter en ce 1er juillet 1940 à celui qui devait s’imposer comme l’âme de la résistance, comme le sauveur du pays.
Le Quartier Général provisoire de la « France Libre » avait été installé au 3ème étage d’un assez sordide immeuble commercial installé sur l’Embankment et qui surplombait la Tamise ».
18-mai-1946-passy-a-pascale-16-h-2lettre de Passy à Pascale le samedi 18 mai 1946 à 16 heures, page 2
Passy narre alors sa rencontre avec « l’ouvreur de portes », le lieutenant Sailly, Geoffroy de Courcel, l’aide de camp du général de Gaulle, « grand mince, élancé, le nez en bec d’aigle », le capitaine Tissier qu’il connaissait de l’expédition en Norvège et le lieutenant de Boislambert, rescapé de Dunkerque. « Il remplissait les fonctions imprécises du chef de cabinet du Général, ce qui faisait de lui le grand homme de la situation, car il avait sous sa coupe le classement et la conservation des télégrammes, il était donc le seul à connaitre avec le Général le développement de la situation internationale ».
Après sa libération de la geôle socialiste, Passy étoffera dans son livre la description de son arrivée et des personnages rencontrés. Le récit de l’action de Hettier de Boislambert y est reporté au chapitre suivant ou Passy explique avec une certaine ironie quel était le rôle de Boislambert (« Hettier semblait donc, en ces premiers mois de juillet, le porte -du Général. Il agissait, régentait, ordonnait et savait en son nom », page 36, « Souvenirs 2ème Bureau Londres, Raoul Solar, version 1947)
La description de sa rencontre historique avec le Général de Gaulle est légèrement étoffée aussi. Voici l’original du 18 mai 1946 :
« Je fus reçu par le Général de Gaulle aussitôt après le colonel M. et notre conversation fut approximativement la suivante : Capitaine D. dis-je en me présentant suivant les formes les plus protocolaires du cérémonial militaire, mon képi à la main et sans un strict garde à vous…
Active ou Réserve ?
Active.
Breveté ?
Non, mon Général, mais je devais me présenter à l’Ecole de Guerre en 1939.
Votre origine ?
Polytechnique.
Avez-vous d’autres titres ? Parlez-vous l’anglais ?
Je suis licencié en droit, mon Général, et parle l’Anglais couramment.
Etes-vous plus ancien que Tissier ?
Non mon Général, Tissier a 3 mois de plus d’ancienneté que moi.
Bien, vous serez le Chef de mes 2ème et 3ème Bureaux. Au revoir et à bientôt.
Sur ce, je rompis, vivement impressionné, mais sans oublier les formes exigées par les prescriptions réglementaires. ».
Ici Passy ne mentionne pas son poste à Saint Cyr qui apparait dans son livre, pas plus que son combat avec le Corps Expéditionnaire de Norvège. Par contre, il donne l’indication sur ses projets de 1939, continuer ses études à l’Ecole de Guerre. Pourquoi cette différence ? Difficile de le comprendre aujourd’hui, Passy n’étant plus… Ah, quel dommage encore une fois que jeune chercheuse en 1995-1998 je n’ai pas été aiguillée par mes professeurs pour interroger le plus vite possible des personnalités comme lui, encore vivantes pour quelques années… Comment ai-je pu me faire avoir de la sorte, ne pas comprendre ce qui est réellement important, la transmission de la Vérité ?….
La première impression sur le Général de Gaulle : « Il serait superflu de faire ici une description du Général de GAULLE dont la figure est maintenant légendaire, mais il faut signaler que de Gaulle de cette époque n’était pas celui que nous connaissons maintenant. Il était alors pour ceux qui le connurent au cours des jours difficiles de Juillet 1940 le type même le plus pur du « Colonel des chars », au parler sec, brutal, incisif, le regard gris et perçant, la volonté tenace transparaissant jusque dans le moindre de ses mouvements, l’air souvent dédaigneux ou méprisant.
A la fois impressionné et glacé par cet accueil je me réfugiais chez Tissier pour essayer d’élucider en quoi pourraient bien consister mes fonctions. Je ne voyais pas « d’opérations militaires » possibles (et l’absence de troupes les rendait encore plus problématiques) ; quand au « Renseigement » je n’imaginais pas sur quoi il aurait bien pu porter ».
A cet endroit du récit dans son livre Passy explique assez longuement le caractère de de Gaulle par sa timidité (page 34), mais élimine tout ce qui touche à l’expression de ses propres émotions qu’il livre ici à son interlocutrice (et à ses censeurs). Il apparait qu’il fut bien plus encore impressionné par de Gaulle et bien plus ignorant du métier « d’intelligence » (comme on dit dans le monde anglo-saxon…) qu’il n’a bien voulu le dire au public.
Les passages suivants décrivent la rencontre avec ses camarades de Norvège et leur installation dans une « colocation » du 69 Cromwell Road à Kensignton.
« Nous réalisâmes très vite qu’il nous fallait attendre avant de comprendre quel serait notre travail et que le mieux était d’organiser notre vie matérielle.
Nous étions riches uniquement de nos soldes des trois derniers mois et du peu d’argent que nous avions emporté de France en avril (car ayant mené en Scandinavie une vie de bled, nous n’avions pas dépensé un sou). Nous avions donc tous à peu près deux cent livres avec lesquelles nous aurions à vivre pendant une période indéterminée, car n’ayant aucun statut il n’était prévu pour nous aucune solde.
Ayant battu les sentiers de Kensigton nous trouvâmes au 69 Cromwell Road un Boarding House rempli de « service flate » que la crainte du bombardement avait fait déserter par ses habituels locataires. Telle une nuée de sauterelles nous nous abattimes sur cet immeuble où nous avions l’avantage d’être groupés et je m’installais personnellement dans deux pièces situées au rez de chaussée ou pour la somme modique de deux livres par semaines j’eus droit au « bed dans breakfast ». Après ls rochers de Norvège et le gazon de Trentham Park j’eus l’impression de trouver le paradis ». (…)
Nous étions donc installés et bientôt nous connûmes les quelques « snack bars » et restaurants ou pour trois shillings nous pouvions prendre nos repas. Dunkerque, la Situation en France, l’Appel du Général de Gaulle, avait amené en Angleterre de nombreux français et il ne sera pas inutile de décrire ce grouillement tel qu’il m’apparut dans les premiers jours de juillet 1940 ».
La lettre du 18 mai finit là.
18-mai-apres-midi-et-19-mai-1946-passy-a-pascale-matin-1Lettre de Passy à Pascale samedi 18 mai 1946 après midi page 3
[1] « Avoir deux exemplaires d’un livre » peut signifier que cette phrase à servi à un chiffrage. En effet, lorsque le BCRA envoyait un agent en France, chaque partie possédait un exemplaire d’un livre anodin dans lequel avaient été choisis les phrases servant au codage. Est-ce pour cela que Passy mentionne deux exemplaires de ce livre ?
[2] Lettre de Pascale à Passy, 14 mai 1946 le matin
14-mai-pascale-a-passy-matinLettre de Pascale à Passy le 14 mai 1946 au matin
[3] Lettre du 18 mai 1946. Il est question d’un anonyme « excité qui voulait l’année dernière te demander l’autorisation de me refaire travailler ». Et oui, en 1946 une femme doit toujours demander à son mari d’autorisation de travailler ! Pascale le souligne comme une épouse traditionnelle, mais Passy ne lui donne pourtant jamais aucun ordre ni s’immisce dans sa vie personnelle.
lettres-pascale-a-andre_0002-18-mai-1lettre de Pascale à Passy le samedi 18 mai 1946
lettres-pascale-a-andre-18-mai-2Lettre de Pascale à Passy le 18 mai page 2
[4] Lettre de Pascale à Passy, 15 mai 1946 11 heures du soir
15-mai-pascale-a-passyPascale à Passy le 15 mai 1946 au soir
15-mai-pascale-a-passy-2Lettre de Passy à Pascale le 15 mai 1946 au soir, page 2
[5] « Przed Bogiem i Historia », ceci est une expression polonaise qui rend bien compte du poids de l’Histoire qui pèse sur nos épaules. Je ne résiste pas à la tentation d’enrichir la langue française de se polonisme.
[6]. Les détracteurs de de Gaulle ainsi que la propagande nazie accusaient la France Libre de ne regrouper que des « Juifs, Franc Macons et socialistes » voir de nombreux témoignages : Henri Frenay, Jean Pierre Lévy, Emmanuel d’Astier de la Vigerie, Pierre Bloch, Lazare Racheline, Jacques Soustelle, Colonel Rémy, Claude Bouchinet-Serreulles etc. Voir Jean Louis Crémiaux Brilhac « La France Libre » Gallimard, 1996.
Guy Perrier « Le Colonel Passy et les services secrets de la France Libres », Hachette Littérature 1999
Voir aussi la participation de plusieurs centaines de femmes à la France Libre dès juin 1940 «Elles ont choisi de Gaulle », Sébastien Albertelli, Editions Perrin, Ministère des Armées, 2020
[7] C’est ce que dit aussi Catherine Renault de son père Rémy dans « Les enfants du Moulin », France Empire 1972
Passy au travail au BCRA, date non spécifiée, photo issue de l’exposition à Neuilly sur Seine, septembre 2022
Lettre du 19 mai 1946, à 9 heures
« Pascale adorée, je reprends ma lettre que j’avais abandonnée hier soir car je me sentais à la fois glacé et un peu fiévreux. J’ai affreusement mal dormi, mais je pense que c’est uniquement par ce que je me serai forcé à ne pas prendre de sidonnis ; en outre, quand le matin je suis plongé dans un sommeil réparateur, le grand jour et les hurlements de la radio du locataire du dessus se chargent de me faire sortir de ma léthargie. »
18-mai-apres-midi-et-19-mai-1946-passy-a-pascale-matin-1-1Lettre de Passy à Pascale le dimanche 19 mai 1946 au matin
Passy n’a pas réussi à finir son récit du samedi soir par épuisement. Le dimanche, journée horrible parce qu’il escompte la visite de Pascale et se voit floué par les promesses de ses geôliers, il est visiblement malade : insomnies, fièvre, migraine… Quand au « locataire du dessus », qui peut donc être désigné par ce vocable ? Si Passy est dans une caserne, il est difficile de comprendre le mot « locataire ». Je pense ici qu’il est dans une vraie prison, d’où l’expression évidemment ironique de « locataire du dessus ». Quand au hurlement, ce n’est peut-être pas de la radio qu’ils viennent mais plutôt d’un prisonnier… bien maltraité !
« Je me suis pris à espérer avec une folle acuité que vous viendriez me voir aujourd’hui., toute mon âme est tendue vers cette espérance. Mais votre lettre de mercredi disait « au début de la semaine » aussi ai-je peur que mes désirs ne soient que des rêves.
Le Dimanche sans vous a quelque chose de plus horrible encore que les autres jours. Quelque chose d’implacable…d’imperceptible mais qui flotte dans l’espace de mes quatre murs, en y laissant une odeur âcre et amère. Les minutes semblent d’allonger comme par l’effet d’un ralentissement de l’horloge absolue qui coupe en tranches irréelles dans le vide des mondes. Mon cœur vous appelle tellement mon âme a tant besoin de s’appuyer contre la votre ! Vous êtes ma force et ma vie.
Puisse-je vous donner tout le bonheur, et toute la tendresse que vous méritez. Je ne voudrais jamais vous décevoir en quoi que ce fut. Vous êtes l’idéal de la perfection. Mon amour chéri, comme je vous aime ! »
19-mai-1946-passy-a-pascale-matin-2Lettre de Passy à Pascale dimanche matin 19 mai 1946, page 2
Dans son désarroi et sa solitude, le prisonnier se raccroche à son amour pour sa compagne, pendant que Pierre Sudreau fignole le rapport dévastateur qui partira le lendemain au gouvernement et finira publié dans la presse.
« Comme j’ai un peu de migraine je ne pense pas que je poursuivrai aujourd’hui mes souvenirs londoniens, mais je le ferai chaque jour un peu et sans quelques semaines quand notre séparation ne sera plus que de l’histoire ancienne vous aurez dans mes lettres mes souvenirs d’un temps héroïque.
J’ai lu hier tout un livre de Malraux « Tentatives de l’Occident ». C’est une œuvre manifestement de jeunesse mais extrêmement riche de sensibilité et d’une très belle coloration. Il a trouvé un « genre » nouveau (peut être un peu dérivé de Claudel » mais d’une puissance indiscutable.
Balzac m’ennuie à périr et je garde pour les Guernantes un faible que je pense vous partagerez pleinement.
Venez vite ma Pascale adorée, je vous attends, je vous attends sans cesse !
Je vous serre tendrement contre moi et vous embrasse passionnément.
For ever and ever. D. »
Lettre du 19 mai 1946 à 17 heures
19-mai-1946-passy-a-pascale-apres-midi-1-et-20-mai-matin-1lettre de Passy à Pascale, dimanche 19 mai 1946 à 17 heures
« Ma Pascale adorée,
Je commence cette quinzième lettre à peu près à l’heure où il y a quinze éternelles journées nous échangions un dernier baiser avant de nous quitter. Comme ma pensée ne vous quitte jamais, les heures qui s’égrènent me semblent se distendre comme si elles portaient en elles le poids de solitude de celles qui les précédaient.
Mon grand espoir aura été vain ; vous n’êtes pas venue aujourd’hui malgré les promesses de S. V. et P. Mais qu’attendre de ces gens qui du bas en haut de l’échelle traitent les affaires d’Etat comme d’un commerce de mercerie ou d’une entreprise de déménagement ? ».
Nous avons moins de chance de comprendre où même concevoir leurs « ends and means » que de parler subitement le Mandarin de Pékin ou de retrouver la baleine qui dévora Jonas ».
Ce même dimanche à 17 heures Passy comprend que Pascale n’obtiendra pas le droit de visite que Sudreau lui a promis. Il ressent alors un profond désespoir, sentiment qu’il décrit d’une façon imagée comme des « heures qui additionnent leur solitude ». « S ». ne peut être que Sudreau, « V », Viat (secrétaire général du SDECE) et « P » Puaux, (chef du service juridique du SDECE) Nous remarquons que Fourcaud n’est pas cité, uniquement les «amis » de Pierre Sudreau qui ont effectué le dernier interrogatoire de Passy dans sa cellule le 14 mai précédent.
Cette lettre nous apprend aussi que Passy se retrouve emprisonné le dimanche 4 mai, et non pas le 5 ou le 6 comme le dit la presse. Rien n’explique cependant pourquoi Passy a suivi ses geôliers. Après tout, comme il n’a jamais été inculpé formellement, personne ne pouvait mandater la police ou la gendarmerie pour l’amener de force dans un lieu de détention ! Qui a -t-il accepté de suivre ce dimanche 4 et pourquoi, nous ne le saurons pas. Lui-même est toujours resté très flou à ce sujet dans les rares témoignages connus et donnés au soir de sa vie.
La presse publie toujours les mêmes informations « floues et mystérieuses » le 7, 8 et 10 mai 1946
Soulignons aussi qu’il dénie à Pierre Sudreau et à ses acolytes le qualificatif « d’hommes ayant le sens de l’Etat ». Pour lui, les calculs minutieux que Sudreau effectue de la comptabilité de l’ancien BCRA, dénotent du peu de compréhension que ce jeune homme possède des véritables intérêts d’Etat.
Nous n’oublions pas que nous sortons ici de la Seconde Guerre Mondiale. La guerre est coûteuse et l’argent y est jeté dans la bataille en pure perte. Cela dit, les historiens actuels tout comme les militaires de l’époque admettent que la Libération de la France par la France Libre n’a coûté qu’une infime fraction de ce qu’a coûté l’Occupation nazie, une 20-taine de jours de l’indemnité d’occupation imposée à la France par l’Allemagne !
Mais oui, à l’époque, en 1946, cela nous semble inouï, on faisait ce genre de calculs ! Pétain était-il moins coûteux que de Gaulle ?…
Rajoutons aussi que lorsque le SOE larguait ses agents au-dessus de la France occupée, il les munissait très largement de centaines de milliers, de millions de Francs et ne leur demandait jamais de comptabilité, aucune preuve de leurs dépenses, ni de leurs pertes ! L’argent de guerre sert à être perdu, ce serait folie d’exiger de ces magnifiques suicidaires EN PLUS une comptabilité !
Voir à ce sujet l’excellent travail de l’historien et membre du SOE Michaël R. D. Foot
C’est pourtant ce genres de « comptes d’épicier » que la nouvelle 4ème République exige de Passy et uniquement de lui.
Le paragraphe suivant me laisse une impression de mystère :
« La fin de la lecture du « Coté de Gournantes » qui fit l’objet de mes occupations jusqu’à maintenant m’a bien dépeint ces « mondes » fermés impénétrables les uns aux autres comme des bulles de savon qui se cotoieraient. Chacun de ces mondes a son échelle de valeurs humaines qui lui est propre ; ces classifications ne correspondent probablement pas plus les uns que les autres à une « réalité » quelconque et présentent toutes un caractère d’arbitraire mais elles expliquent pourquoi les anglais disent que toutes leurs batailles ont été gagnées sur les « playing fields » de Eaton ou de Harrow. Ce qui fait la très grande force des dirigeants anglais (je devrais dire faisait car les dernières élections ont tout bouleversé sans qu’on puisse mesurer encore les répercussions) était le moule de leur « éducation » qui constituait le frein indispensable à la justification des moyens pour les faire. Si, au contraire, et c’est le cas pour notre pays malheureusement on ne fait « qu’instruire » les élites au lieu de les éduquer on est fatalement conduit à la routine administrative la plus étroite ou au débordement dictatorial de l’absolue justification de tous les moyens par leurs fins. C’est là à mon sens la pierre angulaire que je cherchais pour sortir du cercle vicieux où je m’étais enfermé en rejetant la Communion pour une raison que j’acceptais par ailleurs comme indispensable sans voir ou était le frein qui rejetait l’antinomie et rendait ainsi le système cohérent et acceptable. Si au fond les anglais gagnent toujours la dernière bataille c’est parce que les Wellington ou les Nelson éduqués ne feront jamais ce que purent faire des Murat et des Bernadotte des Talleyrand ou des Fouchés. (et encore mon exemple est mal choisi pour Talleyrand.)
Ce matin j’ai lu la moitié des « Conquérants » de Malraux, c’est une espèce de préfiguration de la « Condition humaine » que je préfère d’ailleurs à ce dernier ouvrage car plus ramassé, plus précis, plus vivant, plus rapide ».
Comment comprendre ce récit décrit d’un trait ? Le « Côté de Gournantes » est-il vraiment « De côté de Guermantes » de Proust ? Passy commet rarement des fautes d’orthographe et ne se trompe jamais dans des noms propres ou des titres. S’agit-il d’une faute du dactylographe ? Ou s’agit-il de tout autre chose que d’une lecture de Proust ? Car les « occupations » dont parle Passy ne sont pas du tout la lecture de Proust ! Ses véritables occupations sont plutôt des réponses qu’il doit apporter aux « enquêteurs » pour sauver sa vie et son honneur, et accessoirement l’écriture de ses souvenirs de guerre qui sont aussi un témoignage pouvant avoir valeur juridique.
Car pourquoi évoquerait-il Proust en décrivant des « mondes impénétrables », arbitraires et non réels, tout en enchaînant sur une analyse fort juste du fonctionnement des élites anglaises et du rôle des fameuses écoles avec internat dans la formation de ces élites ? Passy parle-t-il réellement à sa femme à ce moment-là ou plutôt n’écrit -il pas à un camarade de combat ?
Pascale n’ayant aucune expérience professionnelle ni politique n’a aucune chance de le comprendre. En outre, Passy ne lui a certainement pas parlé en détail de son travail et de ses fonctions. Il s’agit ici de secrets d’Etat dont il a toujours été le scrupuleux gardien.
La question des « fins qui justifient les moyens », ou plutôt ne les justifient pas, refait surface dans les considérations philosophiques de Passy. Les « mondes » séparés sont -ils les milieux de la France Libre opposés aux milieux des partis politiques ? (on se souvient que Passy, avec Pierre Brossolette, a été hostile à la renaissance des partis pendant la guerre et hostile au CNR qui consacrait leur réapparition). Dans ce fragment les élites anglaises apparaissent comme instruites dans des valeurs qui auraient toujours fait défaut aux élites françaises : Murat, Bernadotte et surtout Talleyrand et Fouché sont considérés historiquement comme des personnalités cyniques, changeant de maitres lorsque le régime change.
« C est à mon sens la pierre angulaire que je cherchais pour sortir du cercle vicieux dans lequel je me suis enfermé en rejetant la Communion ^pour une raison que j’acceptais par ailleurs comme indispensable… ».
Cette phrase est bien sybilline ! Passy y parle évidemment de sa façon de construire et gérer le BCRA puis la DGSS et la DGER. Ce texte est sûrement destiné à quelqu’un d’autre que Pascale. Peut-être à Malraux qui apparait dans la phrase suivante et qui apparaitra fréquemment dans les lettres ?
Qu’est-ce que la « Communion » que Passy aurait rejetée ? La coopération avec les partis de la future 4ème République ?
« sans voir ou était le frein qui rejetait l’antinomie et rendait ainsi le système cohérent et acceptable ».
Que de mystères à résoudre pour nous, citoyens qui voulons comprendre la véritable Histoire !
Naturellement Passy clôture sa lettre en s’adressant à Pascale, lui faisant part de sa mauvaise santé et lui réaffirmant ses sentiments amoureux.
« Mon amour chéri, je m’arrête d’écrire car je suis gelé et je vais essayer de me réchauffer en marchant un peu autour de ma chambre. Ni mon cœu,r ni mes yeux, ne te quitteront un moment…. Je crois décidément que je vais me coucher car je tremble comme une feuille, malgré mon cache-nez qui ne me quitte pas. Je t’aime pour toujours d’un amour chaque jour plus grand ; plus profond et plus complet . Viens vite, je t’attends. »
Lettre du lundi 20 mai 1946 à 9 heures
19-mai-1946-passy-a-pascale-apres-midi-1-et-20-mai-matin-1-1Début de la lettre de Passy à Pascale du lundi 20 mai 1946 au matin
La lettre du matin est très courte, car Passy est trop mal en point pour écrire longuement et qu’il escompte recevoir à midi la lettre de Pascale. Cependant il se prépare à continuer ses souvenirs de guerre par des considérations fort intéressantes sur la mémoire et la valeur des témoignages.
« Bonjour ma Pascale, me voici revenu pour t’exprimer comme une éternelle litanie ma joie de t’avoir pour femme et une gratitude infinie pour tout le bonheur que tu me donnes…. le seul bonheur….dont tu m’aies fait comprendre à la fois l’existence et l’étendue, notre bonheur.
Qu’au moins une lettre de toi, la neuvième, arrive aujourd’hui, si Belzibuth t’empêche de parvenir jusqu’à moi. Je vais attendre midi avec une folle impatience, c’est l’heure ou souvent tes lettres arrivent ».
20-mai-1946-passy-a-pascale-matin-2-2Lettre de Passy à Pascale lundi 20 mai au matin, page 2
Si fortes paroles d’amour qu’elles se passent de commentaires. Remarquons seulement que Sudreau y gagne le sobriquet peu flatteur de « Belzebuth »…
« Je n’ai pas fumé depuis deux jours car j’ai la gorge très douloureuse aussi suis-je tenaillé entre l’envie de satisfaire mon désir et la raison qui m’incite à ne pas le faire. Cela ne favorise pas mon feuilleton pour lequel j’aurais besoin de fumée et d’alcool, excitants de mon esprit et fixateur de ma mémoire ».
L’état de santé du prisonnier ne s’améliore pas. A l’épuisement et aux insomnies s’ajoute un mal de gorge dont l’origine n’est pas claire : du froid de la pièce que l’on devine mal chauffée, peut-être humide, ou de cette fièvre étrange qui terrassera Passy plus tard en juillet lors de son troisième mois de détention arbitraire.
« J’ai constaté avec une étrange curiosité que je me souvenais avec une effarante précision tant visuelle qu’auditive de scènes très reculées pour lesquelles les détails les plus minutieux me reviennent en foule alors que pour des événements relativement récents et même importants ils n’avaient laissé aucune trace sensible dans mon conscient ou mon subconscient. Cela tient peut-être à une certaine « intensité » qui nous pénètre à certaines heures de notre vie pour des causes diverses qui nous rend particulièrement réceptifs alors que d’autres heures jettent sur la réception de notre conscience une toile imperméable.
Quelques fois aussi, le cerveau a assimilé certaines images non superposables dans le temps pour en faire un film unique et instantané à la réalité duquel il croit avec force et dont il ne peut s’expliquer la non-concordance avec certains faits matériels probants qui lui en démontrent l’inexactitude.
Cette faculté de « reconstruction » du cerveau doit être à la source de tous les errements des historiens et de toutes les erreurs judiciaires ».
Considérations de mémorialiste devant son travail de reconstruction des faits ? Description détournée des « aveux » que Passy a dû faire devant les pressions de Sudreau qui l’a mis en face des contradictions de ses déclarations de fin avril et de mi-mai ? Confrontation avec les sommes que Sudreau trouve dans le coffres du BCRA de Londres et que Manuel sort des cachettes de chez son cousin ?
Passy peut signifier de cette façon à ses soutiens que son face à face solitaire avec Sudreau, sans avocat aucun, s’est mal passé.
« Je vous envoie toute mon infinie tendresse, ma Pascale adorée, sachez que je ne vous quitte jamais et que je vous aimerai toujours et toujours d’un amour si grand, si fort, si beau, qu’il vous cachera le monde et ses médiocrités. Je t’aime. D ».
« D » pour « Dewavrin » ? Pourquoi Passy vouvoit-il Pascale dans une phrase pour la tutoyer dans la suivante ?
Photo la plus proche en temps de l’Affaire – cette photo avec les généraux américains daterait de fin 1945 – forcément, puisqu’elle affiche des vainqueurs, elle est postérieure au 8 mai 1945. Puisque Passy est censé habiter le 1 rue Saint James, elle doit dater de septembre à décembre 1945. Passy a alors 34 ans. Le 20 février 1946 il quittera son poste définitivement.
Lettre du lundi 20 mai 1946 à 14h45
20-mai-1946-passy-a-pascale-apres-midi-1Lettre de Passy à Pascale du lundi 20 mai 1946 après midi
« Mon amour chéri, voici ma 16ème lettre, comme je l’espérais, votre lettre de samedi, la neuvième, est arrivée vers midi, messagère de joie et de bonheur. La pensée que vous allez la suivre de près et que dans quelques heures je vous tiendrai dans mes bras m’est si douce que je vous en sourie longuement. Comme je suis content aussi de voir que vous bougez beaucoup et voyez des tas de gens ; cela vous distrait de votre solitude forcée. J’aime quand vous me décrivez avec force détails votre emploi du temps, cela me permet de vous imaginer davantage et presque de participer à vos conversations. Oui, nous ne formons qu’un et ne formeront jamais qu’un ; c’est là que réside tout le merveilleux de notre avenir et de notre amour. Je ne peux malheureusement pas vous dire ce que je fais car je ne fais rien que de penser à vous et de vous écrire ; lire en vous regardant chaque seconde. Quelques fois même à mi-voix comme si vous étiez là qui m’écoutiez. Quelles impressions retirâtes-vous de vos entretiens avec Lespoir et le surexcité ? Deux genres d’hommes entièrement différents car l’un écoute et l’autre s’écoute. Vous me raconterez tout cela plus tard.
Aujourd’hui la température s’est relevée et j’ai gardé ma fenêtre ouverte. Les oiseaux chantent, j’espère que c’est pour annoncer votre arrivée prochaine ».
Sudreau ayant promis à Pascale la visite tant attendue, Passy y croit avec l’énergie du désespoir le lundi 20 mai dans l’après-midi. Naturellement s’il complimente Pascale de « voir des tas de gens », ce n’est pas seulement pour lui signifier son soulagement de ne pas la savoir seule. Il s’agit ici des démarches qu’elle entreprend pour le sauver. « Lespoir » est un pseudonyme bien transparent de Malraux. Quant au « surexcité » nous supposons juste qu’il se situe dans le milieu de cinéma, puisque nous savons par la lettre de Pascale qu’il souhaite la « faire travailler ». Mais cet homme peut également d’appartenir aux cercles proches de Passy. Je ne pense pas cependant qu’il s’agirait ici de Rémy, car Passy a toujours eu beaucoup trop de respect pour son premier agent du BCRA pour l’affubler d’un sobriquet aussi peu sympathique.
Passy regarde Pascale « chaque seconde » évidemment en photo, cette photo sera décrite en détail dans une lettre ultérieure.
« J’ai toujours mis moi-même votre adresse sur les enveloppes ; aussi si l’une d’entre elles a été écrite par une autre main c’est qu’elle a été changée au passage par un indiscret ou un maladroit. J’ai de la même façon reçu mardi dernier une lettre de vous dont la suscription n’était pas de votre écriture, mais de celle d’un analphabète. Enfin peu importent les mystères de ces étonnants prélèvements ! Cela sent la chaussette à clous ! »
Nous avons la preuve que Passy comprend que ses lettres et celles de Pascales sont ouvertes et lues. Il le démontre à Pascale et la met en garde, mais il me semble qu’il incrimine un censeur « naturel », le gardien du lieu de détention, qu’il qualifie d’indiscret et de maladroit. Que ce gardien aille jusqu’à changer l’enveloppe et écrire lui-même l’adresse des destinataires lui parait inquiétant et de mauvais goût. Mais je ne pense pas qu’il soupçonne alors Pierre Sudreau d’avoir été l’auteur de ces « prélèvements ». (pourquoi ce mot ?). Passy gratifie l’amateur clandestin de lettres d’amour de prison de la pique bien sentie « d’analphabète » ! Sudreau, comme un bon flic, encaisse l’injure sans se dévoiler…
D’ailleurs, la « chaussette à clous » dont je goûte l’expression dadaïste, désignerait dans l’argot de l’époque justement les « flics »!
Chaussettes à clous : signification et origine de l’expression (linternaute.fr)
Puis Passy continue sur deux pages le récit de ses mémoires de guerre. Il brosse notamment une peinture féroce des milieux d’émigrés français à Londres, de leur cynisme, de leur lâcheté et de leur matérialisme (sauf des juifs dont il confirme qu’ils « fuyaient les atrocités nazies »). Il atténuera son jugement lors de la transposition de ces passages dans son livre. Je me régale donc de lire l’original ici !
« Je vais continuer à vous raconter quelques souvenirs de Londres pensant que cela peut vous intéresser. Que je vous mettre d’abord dans l’ambiance des milieux français là-bas au début de juillet 1940.
« Les français qui se trouvaient à Londres au commencement du mois de juillet constituaient une faune extraordinaire, mélange d’un grand nombre de variétés et d’espèces dont j’essaierai de vous dépeindre les groupes les plus importants :
Tout d’abord les Français résidant en Grande Bretagne avant la guerre, marchands de cotonnades, de cuirs ou de bretelles, représentants de maisons d’automobiles ou de produits alimentaires normands, journalistes, hôteliers et chefs de cuisine, quelques dix à vingt mille âmes (…). D’un accord unanime ce groupe se fit le soutien ardent du « mouvement de GAULLE », ils le soutinrent et l’approuvèrent à grands cris avec d’autant plus d’ardeur que cela leur évita de voir leurs commerces séquestrés et leurs avoirs gelés. (…)
En dehors des français qui résidaient à Londres avant la guerre un nombre de nos compatriotes était venu installer en grand uniforme une infinité de « missions » de types divers. (…) C’est à cette variété que Jean Monnet et Pléven appartenaient ; mais Monnet trouvant que le Général de Gaulle n’avait pas « assez de surface » partit pour son propre compte en Amérique ne voulant pas « compromettre son nom » ( !!) dans une aventure ! Pleven au contraire resta et fût dès l’origine un des collaborateurs du Général qui fut parmi ceux qui le plus furent nantis de sa confiance ».
20-mai-1946-passy-a-pascale-apres-midi-2-21-mai-matinLettre de Passy à Pascale le lundi 20 mai 1946 après-midi page 2
Je lis le colonel Passy anno 1946 et je constate qu’en 2023 tous les Français savent qui était Jean Monnet, ne serait-ce que parce que la moitié des écoles en France portent le nom du « père de l’Europe » (la deuxième moitié porte le nom de Jean Moulin). Mais personne ne sait qui fut René Pleven et pas davantage André Dewavrin… Ce nom ne dit rien même aux employés des Archives Nationales !
« Enfin quelques douzaines de militaires français réussirent à s’échapper de France par les derniers bateaux qui partirent de Bordeaux, de Saint Jean de Luz, de la côte méditerranéenne entre le 20 juin et le 1 juillet et rejoignirent Londres aux environs du 15 juillet ».
Ces bateaux sont presque tous polonais car l’allié fidèle de la France effectuant une évacuation régulière de son armée afin de continuer en Angleterre une guerre qui pour la Pologne ne s’arrête pas les actes de Pétain.
Aujourd’hui cette évacuation est abondamment documenté par les historiens et les témoins polonais, français et anglais, mais en 1946 Passy peut ne pas le savoir.
Livre le plus complet en français sur l’évacuation des soldats polonais de France en Angleterre et sur le travail des réseaux de renseignement franco-polonais. Passy et Manuel y sont cités
A la fin de la lettre, Passy commence le récit de la préparation de l’expédition de Dakar:
« Le 3 ou le 4 juillet le Général de Gaulle convoqua son Etat-major particulier (Tissier, Gotsche, Bouton et moi) et il nous dit approximativement ce qui suit :
« La guerre sera longue et difficile. Il importe avant tout d’y faire rentrer la France afin qu’elle soit complètement présente à la Victoire ».
Il y avait trois solutions » :
Sur ce, Passy s’interrompt.
La lettre du 21 mai à 8h15 suit immédiatement :
« J’avais interrompu ma narration, ma Pascale chérie, comptant la reprendre dans la soirée, mais comme toujours le froid m’a poussé dans mon lit.
Je suis de plus en plus étonné car le Capitaine F, chef du cabinet du Général G est venu me voir peu avant minuit pour me dire que « si j’essayais de me sauver on ferait feu à vue sur moi ». A quoi cela peut-il correspondre ? Je renonce à comprendre car j’avais expliqué à S. V et P ce que je savais de l’affaire et ne sais strictement rien de plus. Aussi ai-je très mal dormi et me suis perdu en conjectures qui ne m’ont apporté aucune lumière ».
20-mai-1946-passy-a-pascale-apres-midi-2-21-mai-matin-1Télécharger
C’est glaçant. Je ne saurais jamais qui était le Capitaine P mais un spécialiste de la période doit pouvoir identifier le « général G », peut être le gouverneur militaire de la région ou se situe la geôle ou Passy est enfermé. La menace de mort est très clair et pour que la menace fasse plus d’effet elle est transmise au prisonnier dans la nuit. En des termes allusifs Passy fait comprendre à Pascale qu’il craint désormais pour sa vie !
Nous, nous connaissons la raison du « pourquoi » de ces menaces ? La bombe vient d’être lâchée, Sudreau a remis son rapport que Ribière a signé et envoyé au gouvernement. Passy ne sait pas qu’il a été trahi par l’ancien agent du réseau Brutus. Lui et Pascale ne découvriront l’existence du rapport et la forfaiture de Sudreau que dans les difficiles mois qui vont suivre. Ils ne le lui pardonneront jamais.
Nous, citoyens du 21 siècle, nous ne pouvons traverser la lecture et l’analyse de ces textes sans ressentir un profond malaise. Nous savons qu’aujourd’hui nous ne vivons plus dans République souveraine, mais dans un espèce de pays soumis aux institutions supranationales européennes et otaniennes et opprimé par une caste qui n’hésite pas à mutiler les citoyens réclamant la démocratie, de novembre 2018 à mars 2020 puis à violer la Constitution et les Droits Fondamentaux dans une dictature sanitaire à base de couvre feux, d’enferment illégale et de racket financiers par des pseudos polices et vraies milices. Nous savons qu’aujourd’hui que nous sommes surveillés et piégés par un appareil policier omniprésent scrutant nos moindres faits et gestes via internet, les ordinateurs et les téléphones devenus outils de surveillance de masse et infiltrant toutes les organisations potentiellement dissidentes.
Mais nous pensions que tout cela était le fait d’un dérapage datant du début du néolibéralisme, de 1995, les attentats du GIA et Vigipirate de Pasqua, la violence du règne de Nicolas Sarkozy, la mainmise par les agences de renseignements sur les médias avec le totalitarisme des GAFAM américains…
Mais peut être que le ver était dans le fruit et la « République Résistance » n’était qu’un discours médiatique, encore un mensonge. Peut-être que la fameuse « caste » qui nous opprime plonge ses racines dans la dernière guerre et en réalité n’a fait que se perpétuer en secret… Peut être que la République d’après 1945 à force de vouloir « ne pas diviser » les Français a tellement failli dans l’épuration des nazis et des vichystes qu’au final elle a échoué à créer un véritable Etat de Droit sans parler d’une Démocratie. Peut être sommes nous les héritiers d’une imposture et il n’y a jamais eu aucune épuration anti-nazie, jamais aucun changement de la classe au pouvoir ? Je ne sais pas, je me pose tant de questions.
Ce que je sais est que si nous voulons gagner la guerre en cours, il faut faire ce qu’on fait nos aînés : bien étudier la dernière guerre. Et la dernière guerre, celle qui en réalité ne s’est jamais arrêtée, c’est celle contre le nazisme.
Je continuerai l’édition des lettres de Passy et de Pascale dans un second épisode.
Mais en guise de conclusion de ce premier chapitre, je voudrais citer l’opinion de Pierre Billotte sur Passy.
Pierre Billotte a écrit ses mémoires de guerre « Le temps des armes » en 1972. Il fut le chefs des officiers évadés de l’Allemagne nazie par la Russie et à ce titre un des derniers à avoir vu les officiers polonais au le camp de rétention de Katyn, les officiers français ayant séjourné de février 1941 au 22 juin 1941 dans un camp mitoyen. A Londres il devient chef d’Etat major du Général de Gaulle, entre dans Paris avec le Général Leclerc, puis promu général, dirige la libération des Vosges et administre et dénazifie le pays de Bade et la Rhénanie Palatinat occupée par la France. Après la guerre il est ministre des Armées en 1955, député gaulliste du Val de Marne et maire créateur de la ville de Créteil, jusqu’à la fin des années 1970.
Pierre Billotte en 1944. photo issue du site Photo Krementchousky n° 1297 – Le général de brigade Pierre Billotte en képi de campagne devant Remoncourt (RN429 – Vosges) | Paris Musées
Dans ses passionnantes mémoires, voici ce qu’il écrit au sujet de Passy :
« Comme de juste, c’est l’action en Français que je consacre le plus clair de mon temps. Sur le plan d’administratif, le BCRA, est, comme il se doit, l’un des organismes dépendant de l’Etat-major particulier du général de Gaulle. Sur ce plan, tous ses membres et tous ses agents, où qu’ils se trouvent, relèvent donc de mon autorité de chef de corps par l’intermédiaire du Colonel Passy, chef de service. (…)
Tous les après-midi donc, Passy vient à mon bureau et me met au courant de tout ce qu’il a appris aux sources qui sont siennes ; puis nous discutons longuement des dispositions à prendre : pour des questions les plus importantes seulement j’attends d’en avoir référé à de Gaulle avant de lui donner ses instructions ; pour les autres je les lui donne immédiatement.
Pendant les vingt mois que durera notre collaboration, fait assez rare, nous sommes tombés d’accord sur tout. Pourquoi ? Sans doute parce que les propositions que me faisait Passy était presque toujours excellentes, tant ce jeune officier supérieur était d’une valeur exceptionnelle. Doué d’une intelligence hors pair et d’une intuition hors du commun, il avait su, en quelque mois et sans aucune expérience préalable, mettre sur pied dans des conditions sans précédent des services spéciaux qui l’emportait souvent en efficacité sur ceux de nos Alliés.
C’est un cas unique dans l’histoire des services secrets. Jamais, par exemple, le secret man number one, c’est-à-dire l’homme le plus important des services d’intelligence britanniques n’a été chargé de ces hautes fonctions par son gouvernement sans avoir fait preuve pendant de longues années de sa capacité intellectuelle, de sa rigueur morale, de son sang-froid, de sa lucidité, de ses facultés d’imagination….Faute d’un tel personnage, de Gaulle avait choisi ce jeune officier sorti de Polytechnique, à qui la théorie des jeux était sans doute familière, mais qui sut toujours jouer le sien, de beaucoup le plus difficile, avec une honnête intellectuelle sans défaut et une maitrise étonnante.
Ceci dit, cet exposé rapides de mes entretiens journaliers avec le chef du BCRA serait vraiment très incomplet si je soulignais le côté émotionnel que revêtaient souvent nos entretiens. Quand nous avions à mesurer les dangers que nous faisions courir à distance à nos réseaux, à nos agents, à leurs correspondants ; quand nous décidions le départ pour la France de l’un de nos officiers, sous-officiers ou soldats ; quand nous attendions des nouvelles de son accueil, de sa mission et éventuellement de son retour ; quand nous apprenions, hélas trop fréquemment que la mort avait frappé, nos conversations prenaient un tour dramatique que nous avions le plus grand mal à dominer. Nous y sommes par miracle toujours parvenus. Si l’un de nous deux avait cédé un instant à l’émotion, l’autre eût été immédiatement emporté et aucun de nous deux n’aurait sans doute pu continuer à exercer ses effrayantes fonctions.(…)
André Dewavrin, dit Passy, a rendu au pays des services d’une importance extraordinaire et le pays lui a marqué bien chichement sa reconnaissance. Je ne reprocherai, pour ma part, qu’une seule chose à Passy, c’est d’avoir fait croire, par l’exemple de sa réussite exceptionnelle, qu’on pouvait placer d’autres amateurs tels que lui, à la tête des services spéciaux français et que tout irait pour le mieux. Entre Passy et ceux qui l’ont remplacé, il n’y avait de commun que l’amateurisme ; pour le reste, et notamment pour la rectitude de jugement et l’intelligence, un monde les séparait ».
Un bel hommage qui finit en pique pour ces messieurs du SDECE qui ont emprisonné, diffamé et poursuivi Passy en avril-septembre1946…. Pierre Billotte ne reproche à Passy que ne pas avoir eu la force de vouloir reconquérir la place qui selon lui, lui aurait dû être la sienne dans les structures de la nouvelle République.[1]
[1] Pierre Billotte « Le temps des armes », Plon 1972, pages 203-207
A suivre
Sponsored Content
4 avantages de l'assurance-vie au Luxembourg pour les gros patrimoines à découvrir dans un guide pdf gratuitBienprévoir.fr | Sponsored
C’est voté, l’Etat paye vos panneaux solaires si vous êtes propriétaire !Subventions Écologiques | Sponsored
Senior : classement des meilleures mutuelles 2023 (dès 10,11€/mois)Lecomparateurassurance.com | Sponsored
Cette nouvelle pompe à chaleur réversible fait peur aux fournisseurs de chauffageEco Innovation | Sponsored
Si tu dois tuer du temps sur ton ordi, ce jeu vintage est incontournable. Pas d’installation.Forge Of Empires | Sponsored
Nicolas Sarkozy en deuil : son fils Jean et ses enfants unis dans la douleur, leur rare apparitionGala | Sponsored
Combien coûte un monte-escalier et que faut-il savoir avant l'achat ?Portail de Comparaison | Sponsored
Senior : classement des meilleures mutuelles de 2023 (dès 10,11€/mois)Lecomparateurassurance.com | Sponsored
Assurance vie : Fin des fonds en euros - Découvrez les alternatives dans notre guide 2022 - PDFBienprévoir.fr | Sponsored
Partager :
chargement…
monikakarbowska2gmailcom
←Eléments pour une biographie d’André Dewavrin, le « Colonel Passy », un Français Libre méconnu
→La Détente en Europe. Les relations franco-polonaises de 1956 à 1969, chapitre premier