Un salarié viré de GOODYEAR retrouvé pendu, 650 salariés de CONTINENTAL licenciés, 250 divorces, 9 suicides... en Guyane, où le taux de chômage des jeunes atteint 70%, les jeunes se suicident les uns après les autres, obligeant les équipes de santé à aller les soigner en pirogue..., le coût humain du chômage, la souffrance du chômeur sont immenses : pourtant, personne n’en parle jamais dans les média libéraux de l' idéologie dominante. L’objet de ce chapitre est de mener une contre information sur tous les discours véhiculés autour du chômage et des chômeurs. Réhabiliter et pointer la souffrance que connaît chaque demandeur d’emploi, lorsqu’il se retrouve seul chez lui. Et au-delà, analyser les transformations psychologiques profondes, qu’il subit malgré lui.
1°)- Le chômeur perd aujourd’hui son sentiment «d’être avec».
«La relation à autrui», très beau sujet de classe de philosophie, parle à chacun de nous. Sa rupture définitive, comme celle assumée par Robinson Crusoé, vivant seul dans son île du pacifique, bouleverse tout son équilibre psychologique. Michel TOURNIER a décrit la folie qui entoure une telle expérience :
« Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient auraient besoin, pour ne pas vaciller, que d’autres que moi la foulent. Contre l’illusion d’optique, le mirage, l’hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l’audition….le rempart le plus sûr, c’est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu’un, grands dieux, quelqu’un ! » (« Vendredi ou les limbes du pacifique », Les éditions de Minuit, 1969. Réédité en 1972 aux éditions Gallimard, Folio, n°959. Postface de Gilles DELEUZE)..
Le concept de « relation à autrui » est profondément pertinent pour comprendre la situation psychologique faite aux pauvres dans la France actuelle. A condition bien sûr de ne pas en rester au concept philosophique initial, généraliste, atemporel, ayant vocation à s’adresser de façon identique à tous les groupes sociaux. Voilà pourquoi, dans le prolongement de toute une littérature philosophique sur la relation à autrui, en gardant toute la force du propos de Michel TOURNIER et de Gilles DELEUZE, la littérature en sciences sociale montre qu’il existe une double aspiration de l'être humain : à "être soi". "A être avec".
C’est cette dernière aspiration qui est aujourd'hui contrariée par le formidable mouvement de déliaison des rapports sociaux engendré par le néolibéralisme. On ne vient pas au monde, on nait du monde, nuance. L’homme est un être social par essence, par naissance, et non par construction intellectuelle ou politique. Il est constitué par ses liens aux autres. Et la grande affaire de sa vie, celle qui commande toutes les autres est de concilier ses liens avec sa liberté, de savoir comment être soi et avec les autres, pour soi et pour les autres. Comment exister en eux, sans se dissoudre en eux. Le moi socialisé conditionne l’équilibre psychologique d’un individu. N’en déplaise à l’idéologie libérale ultra individualiste, nous ne sommes rien sans les autres.
Pire encore, il existe une spirale infernale ou vertueuse entre les deux aspirations : être soi même, être avec. Une société de progrès humain se traduit par le fait qu’être soi et être avec se renforce mutuellement. « Le cercle de solidarité s’envole pour engendrer des êtres humains capables d’être toujours mieux capables d’être eux même avec les autres ; et qui, à leur tour, façonnent une organisation sociale meilleure » (1).
Les « trente Glorieuses » cherchaient à concilier autonomie individuelle et solidarité collective. Si on se réfère aux années Pompidou, le plein emploi, 100 000 chômeurs en 1968 contre 5,75 millions aujourd’hui, des salaires indexés sur les prix qui augmentaient chaque année plus vite que l’inflation, le fait « de se réaliser » à son travail, d’avoir une « bonne place », contribuaient à consolider l’aspiration « être soi ». Un sentiment d’être soi même qui lui-même, rejaillissait sur la vie sociale : jamais, autant qu’à la fin des années soixante, on a fait autant de grèves : 5 millions de journées individuelles non travaillées (JINT) en 1975. Jamais, on a autant appartenu à un syndicat : 5 millions de cartes syndicales distribuées en 1975. Jamais, on a autant milité dans un parti politique : la vie des partis politiques, rien que pour la gauche composée de partis de l’extrême gauche, du PSU, du PCF et du PS est alors florissante.
Inversement, la société libérale mutile gravement l’aspiration à « être avec », ou l’empêche durablement. Avec 5,75 millions de personnes privées d’emploi (chiffre officiel de Pôle emploi), 6 millions de travailleurs pauvres, l’aspiration à «être avec » est profondément niée, dévaluée, méprisée. Qui empêche la réalisation de l’être « pour soi », lui-même atrophié, embryonnaire, végétatif. On voit combien le discours de l’individu roi est un rideau de fumée qui ne concerne qu’une poignée de privilégiés : les patrons du CAC40. En comparaison, la société issue du capitalisme fordiste était, dans les faits, beaucoup plus respectueuse de l’individu. A tort : car les gens n’auraient pas voté hier pour sarkosy et macron dans l’espoir d’un faux individualisme agressif officiellement salvateur : qui s’est révélé être une machine de guerre empêchant toute possibilité d’être soi même, en particulier, pour les chômeurs doublement privés de la possibilité d’être avec et d’être soi même.
Il existe des relations à autrui qui vous tirent vers le haut. D’autres au contraire qui vous enfoncent. Des groupes, qui, même de façon conflictuelle, vous permettent d’exister socialement. D’accéder au « sentiment d’exister, ce soi qui ne va pas de soi » pour reprendre la très belle expression de François FLAHAULT («” 2002. Editions Descartes & Cie.). Au contraire, d’autres sociétés vous enfoncent dans une inhumanité, un bagne aux yeux de pierre : comme, par exemple, la société néolibérale, avec des individus dressés impitoyablement les uns contre les autres ( triste célébration de la concurrence), où la vie est conçue uniquement comme un champ de bataille : seuls les plus forts, les plus riches, ont une chance de s'en sortir....
Et nous, chômeurs en perdons même la pratique du langage, à force de nous taire. A force de vivre, coupés de tout, givrés de solitude, comme des iles sans hommes ni bateaux. Puisqu'Il ne reste rien, sinon quelques gestes machinaux, hagards, pareils aux signes des sourds muets. Après un jour de silence, un autre jour de silence. Son empire impitoyable, inflexible, grandit comme un arbre géant dans notre tête : et, front incliné sur notre propre défaite, nous restons enfermés dans cette prison de plomb, prison d'autant plus terrible, qu'on sait au plus profond de nous, qu'elle durera jusqu'à perpète. Que personne ne viendra jamais nous en délivrer. Prison contre qui personne ne peut s'insurger, parler contre, puisque officiellement, juridiquement, ce n'était pas une prison. Mais un logement avec un toit, immense privilège par rapport aux sans abris, mais prison tout de même, puisqu’on ne peut pas en sortir, faute d'argent et d'emploi à exercer...