John Newsinger opère une analyse inédite de la pensée de George Orwell !
Présentation du livre rédigé par John Newsinger (2006), intitulé "La Politique selon Orwell" (2006), publié le 21/07/2023 par le site ÉLUCID + commentaires Brigitte Bouzonnie
1°)- Brigitte Bouzonnie : Il faut le savoir : tous les intellectuels non communistes, y compris Albert Camus, ont été approchés par la CIA au lendemain de la guerre. Avec les archives déclassifiés en ce moment, cela commence à se savoir. Sur le fil d'actu de Facebook, Orwell bénéficie d'une véritable aura, quelle que soit la phrase citée de ses livres. Mais il importe de préciser, à qui l'on a affaire en réalité.
Voilà ce qu'écrit Jacques Pauwells : "La CIA orchestra contre le communisme une offensive intellectuelle et culturelle, à laquelle d'innombrables intellectuels, écrivains, artistes, anciens communistes, trotskistes, sociaux-démocrates, et autres figures de gauche prêtèrent leur concours. Les intellectuels dont on sait aujourd'hui qu'ils furent "financés" et promus par la CIA furent notamment Georges Orwell, Isaich Berlin, Sidney Hook, Daniel Bell, Hannah Arendt, Arthur Koestler et Raymond Aron" (sic).
Et de se référer à l'ouvrage de Frances Stonor : "Who paid the Piper ? : The CIA and the culturel cold war".
Le livre de Jacques Pauwels est :"1914-1918, la grande guerre des classes", édition Delga, 2016.
2°)- Article ELUCID : Dans La Politique selon Orwell (2006), John Newsinger opère une analyse inédite de la pensée de George Orwell, au prisme de ses ouvrages et de sa vie personnelle. En mêlant éléments biographiques et analyse théorique des différentes œuvres d’Orwell, Newsinger démontre comment Éric Arthur Blair est devenu George Orwell, ou, en d’autres termes, comment cet ancien élève des écoles privées, issu de la haute bourgeoisie coloniale, est devenu un fervent défenseur du socialisme.
Ce livre s’inscrit dans une approche sociopolitique, offrant également une vue du contexte dans lequel les ouvrages d’Orwell sont écrits, marqué par la Seconde Guerre mondiale et la montée des totalitarismes en Europe. La lecture de ce livre permet d’appréhender l’œuvre d’Orwell dans sa globalité et de comprendre les tenants et les aboutissements de son héritage idéologique.
Ce qu’il faut retenir :
La pensée de Georges Orwell est une pensée évolutive. Ses expériences personnelles ont façonné son socialisme qui se présente comme une pensée multidimensionnelle : conception particulière des rapports de classe, idées révolutionnaires, et rejet du communisme. Orwell conçoit ainsi les rapports de classe comme caractérisés par la peur, de la part des élites, de la masse d’une part, et, d’autre part, par une « culture de la consolation » chez les prolétaires, qui se divertissent pour oublier leur malheur.
Pour Orwell, seule la révolution peut sauver l’Angleterre. Son socialisme révolutionnaire est, en ce sens, patriote. Dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, il espère voir la lutte contre l’oppression nazie, se transformer en une lutte générale contre l’oppression, spécialement l’oppression capitaliste, et conduire à une révolution socialiste en Angleterre. Cette révolution, dans la conception orwellienne, doit passer par la classe moyenne, par une extension vers le haut, et vers le bas. Finalement, ses espoirs révolutionnaires volent en éclats lorsque la Seconde Guerre mondiale touche à sa fin. Il donne alors priorité à sa lutte contre le communisme, et rejoint le réformisme du parti travailliste qui, selon lui, constitue un moindre mal.
En effet, Orwell consacrera une large partie de son œuvre à la critique du communisme staliniste. Selon lui, le communisme n’est pas un socialisme, mais un régime totalitaire et liberticide. Il s’insurge contre l’image qui a été accolée au socialisme à cause de l’URSS et craint que l’Angleterre ne soit tentée par ce type de totalitarisme. Sa pensée a été ainsi récupérée tant par la gauche que par la droite, qui s’en servent pour se critiquer mutuellement.
Biographie de l’auteur
John Newsinger, né en 1948, est un auteur britannique, sympathisant du marxisme. Il est professeur émérite d’histoire contemporaine et de science politique à l’université de Bath-Spa en Grande-Bretagne. Il est l’auteur de nombreux livres et articles, traitant majoritairement de l’histoire politique de l’Irlande, et en partie de la pensée de George Orwell.
Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.
Plan de l’ouvrage
Introduction
I. L’expérience coloniale
II. Parmi les opprimés
III. La vérité sur la Guerre d’Espagne
IV. Seule la révolution peut sauver l’Angleterre
V. Le choix du moindre mal
VI. Détruire le mythe soviétique
VII. Un socialiste en temps de Guerre froide
Conclusion
Synthèse de l’ouvrage
Introduction
La pensée d’Orwell est une pensée évolutive : elle ne peut pas être considérée de façon linéaire. Elle a mûri, changé, et s’est perfectionnée au gré de sa vie.
Comme tous les élèves issus de la bourgeoisie anglaise, Orwell est passé sur les bancs des « prep schools » puis des « public schools », rouages du conformisme latent à l’œuvre dans l’Empire britannique. Ce n’est que plus tard qu’il se positionnera contre l’attitude impériale. À la fin de sa vie, il est un fervent partisan du socialisme, tout en étant en opposition avec le stalinisme qui se répandait en Europe, qui selon lui, « était l’exemple même d’une nouvelle forme de société de classe fondée sur l’exploitation ».
Divers évènements de la vie d’Orwell expliquent l’évolution de sa pensée et son ralliement au socialisme. Après avoir servi l’Empire britannique en Birmanie, il participe à la guerre d’Espagne dans les rangs de la milice POUM qui s’oppose à Franco. Il connaît ensuite la pauvreté extrême, résidant alors entre Paris et Londres. Ce n’est qu’après cela qu’il devient chroniqueur. Sa mort prématurée en 1950 l’a cependant empêché de finaliser tout à fait sa pensée, et de défendre plus profondément l’héritage politico-idéologique de son Œuvre.
I. L’expérience coloniale
Orwell, anciennement Éric Arthur Blair, a occupé le poste de policier colonial en Birmanie, soutenant naïvement l’empire. C’est au cours de ces cinq années passées en Birmanie qu’il s’est éveillé à la politique et a entamé sa transformation idéologique. Il est alors devenu un farouche opposant à l’autorité impérial. « Le produit de cette métamorphose fut l’écrivain socialiste George Orwell. »
Il expose pour la première fois sa pensée dans le livre Le quai de Wigan (1937), dans lequel il revient sur son expérience birmane au cours de laquelle il tentait de trouver un équilibre entre son poste dans la police coloniale et le développement de sa pensée anti-impérialiste. Dans ce même ouvrage, il évoque en termes forts les vices du fonctionnement impérial et la mentalité malveillante de l’empire. Selon Orwell, la pratique impériale d’asservissement d’un peuple n’est efficace que lorsque la minorité qui asservit est intimement convaincue de la supériorité de sa race.
Ce discours est également présent dans son tout premier roman, Une histoire birmane (1934/35). Il s’agit vraisemblablement d’un des romans les plus anti-impérialistes de l’histoire du Royaume-Uni. Selon lui, la devise de l’Empire britannique n’est plus Pax Brittanica, mais Pox Britannica – « pox » signifiant « variole » en anglais. Orwell considère que les colonies servent uniquement les intérêts des colons britanniques qui profitent des territoires en les pillant.
Sa pensée anti-impérialiste se dessinant, il décide, en 1937, de démissionner de son poste dans la police coloniale. Il part alors en Espagne participer à la lutte contre Franco. À son retour en Angleterre, il tente de dénoncer la trahison des communistes anglais, ou d’ailleurs (y compris le Front Populaire), vis-à-vis de l’idéologie socialiste, lorsqu’ils ont décidé de soutenir l’entrée en guerre en 1939. « Il considère que le Front populaire ouvre la voie à une Deuxième Guerre mondiale, à une deuxième guerre impérialiste qui ne servira qu’à consolider les empires européens. »
Lorsque la Seconde Guerre mondiale devient une réalité, Orwell assume ces positions. Il reproche à la gauche britannique son hypocrisie concernant la situation des colonies. Il dénonce l’exploitation d’une main-d’œuvre bon marché qui permet à une frange minoritaire de la population britannique d’augmenter considérablement son niveau de vie. Néanmoins, « Orwell va se proclamer patriote révolutionnaire, affirmer que l’Empire britannique est un moindre mal, et soutenir l’effort de guerre. »
De même, dans Le Lion et la Licorne (1941) publié avec Toscol Fyvel et Frédéric Warburg, il soutient la nécessité d’une troisième voie, pour échapper, par la voie révolutionnaire, à l’impérialisme ou à l’hypocrisie du parti travailliste et du marxisme-léninisme. Il continue toutefois d’affirmer que l’indépendance des colonies britanniques, vis-à-vis du contexte de guerre, n’est pas souhaitable. Il critique la gestion de la révolte « Quittez l’Inde », qui a mobilisé plus de soldats que le front asiatique, où la Grande-Bretagne luttait contre les Japonais.
Ce n’est qu’en 1943 qu’Orwell accepte l’idée qu’il n’y aurait pas de révolution en Grande-Bretagne. Au même moment, il développe le concept de « moindre mal », qu’il a mis en application lorsqu’il arbitre entre un soutien à l’Empire britannique ou à l’Allemagne nazie et l’Empire japonais.
Après la guerre, il s’inscrit dans la ligne du parti travailliste, mais soutient l’idée que la « Grande-Bretagne ne peut pas devenir un pays authentiquement socialiste tout en continuant de piller l’Asie et l’Afrique ».
La position d’Orwell concernant l’Empire a fortement évolué entre ses années de public school et son travail de chroniqueur dans les médias anglais. Il reste globalement anti-impérialiste. Malgré les déceptions sociopolitiques qu’il a rencontrées, il cherche à mener et soutenir une politique réformiste concernant l’Empire. Cette question reste l’une de ses priorités et imprègne la majorité de ses ouvrages.
II. Parmi les opprimés
À son retour de Birmanie, Orwell décide d’expérimenter la vie d’un opprimé et entreprend alors de s’installer dans les communautés pauvres de Paris et Londres. Il voulait par cette entreprise faire l’expérience des inégalités et des injustices pour mieux les comprendre et les combattre.
À ce moment, sa pensée évolue vers une forme de socialisme révolutionnaire. Malgré des difficultés à s’intégrer et à être reconnu par les ouvriers comme un de leurs pairs, Orwell a alors l’opportunité d’affirmer son identité tout en améliorant sa compréhension de la société britannique. Cette démarche, s’inscrivant dans une étude pour combattre l’oppression impériale, a été retranscrite dans son ouvrage Dans la dèche à Paris et à Londres (1931).
Orwell s’intéresse ensuite aux rapports de classes. Il considère que élites oppressent les masses par crainte que ces dernières puissent limiter leur liberté. Selon Orwell « cette peur d’une populace prétendument dangereuse pousse pratiquement tous les gens intelligents à épouser des opinions conservatrices. »
Dans son livre Le quai de Wigan (1936), commandé par The Left Book Club, un groupe de penseurs de gauche, Orwell développe encore sa pensée. Outre une critique virulente du Parti communiste, on y trouve une description triste des conditions de vie des plus pauvres, avec pour objectif de sensibiliser la classe moyenne. Il peint un tableau noir de la situation sociale des ouvriers et des chômeurs. Il faut toutefois noter que les femmes sont absentes de ses ouvrages, comme la plupart des livres de ce type à l’époque.
En résumé, Orwell soutient que la classe ouvrière s’est accommodée de sa situation, au prisme de ce qu’il appelle « une culture de la consolation ». La politique n’apparaissant plus comme une solution, les ouvriers se sont éloignés de l’idée révolutionnaire pour se réconforter dans une culture populaire tournée vers le divertissement et le sport. L’adage latin Panem et circences, du pain et des jeux pour divertir le peuple, trouve une parfaite application dans cette situation. Cependant, il faut voir dans cette culture de la consolation plus qu’un processus de docilité. Orwell estime qu’elle traduit un arbitrage entre marchés et prix.
Personne n’est libre ni en parfaite sécurité, conclut Orwell. Le socialisme, pour sortir de cette impasse, doit faire passer ce message à la classe moyenne, afin qu’elle rejoigne le projet révolutionnaire pour une société plus libre.
III. La vérité sur la guerre d’Espagne
Comme évoqué plus tôt, Orwell s’est engagé dans la milice révolutionnaire espagnole au cours de la guerre civile. Alors que, selon lui, cette révolution est bien plus importante que celle de 1917 en Russie, elle s’est conclue par un échec, qu’Orwell estime être dû à une mauvaise gestion des différents mouvements sociaux.
Le capital culturel des prolétaires espagnoles était supérieur à celui des Russes. Ils avaient ainsi une conscience plus accrue de leurs capacités. Cependant, les communistes ont clos le débat en usant des forces policières, « de séances de tortures et de pelotons d’exécution ». Orwell condamne l’attitude ambivalente des communistes et leur reproche de ne pas s’être réellement opposés au fascisme, écrasant ainsi les élans révolutionnaires et les différents bastions qui s’étaient formés en Espagne.
Son engagement dans la guerre civile s’inscrit parfaitement dans sa pensée politique. Orwell aura soutenu corps et âme la milice du POUM, en cherchant à exalter l’esprit démocratique et égalitaire qu’elle prônait. Selon lui, ce type de milice incarnait véritablement l’idéologie socialiste. En effet, le système milicien fait disparaître les différences de classe et défend un idéal d’unité. Cependant, cet engouement milicien n’a pas duré : « on avait délibérément sapé et détruit l’esprit d’égalité des premiers mois de la révolution ». À Barcelone, Orwell voit ainsi un retour à la normale s’opérer, avec une bourgeoisie reprenant ses habitudes – la responsabilité incombant aux communistes.
Il poursuit sa critique virulente du communisme à son retour en Grande-Bretagne. Il condamne l’alliance tacite entre communistes et réformistes bourgeois, qui empêche la révolution. À nouveau, il s’oppose au Front populaire qui défend le capitalisme et son système enkysté.
IV. « Seule la révolution peut sauver l’Angleterre »
Orwell était patriote. Il écrit souvent à propos de « son Angleterre » et tire systématiquement des parallèles entre les situations qu’il a vécues à l’étranger et la situation britannique. Son attachement à sa patrie toutefois, doit être observé au prisme de son engagement socialiste.
C’est un patriotisme révolutionnaire. Orwell refuse de voir son pays s’éloigner de la voie socialiste et de l’idéal de liberté. Il se mobilise ainsi pour une révolution à l’échelle nationale, pour faire face non seulement aux réformistes socialistes trop tièdes, mais aussi à la menace extérieure que représente le nazisme. Il sera, à cet égard, déçu de ne pas provoquer plus d’engouement chez les dirigeants britanniques.
Il s’investira dans le projet de Home Guard, une milice fondée sur la même base idéologique que le POUM, dans laquelle il espérait trouver un soutien populaire. Il pensait que cette milice deviendrait inévitablement une milice révolutionnaire. En donnant au peuple, les armes pour lutter contre une éventuelle offensive nazie, il espérait les armer également contre les dirigeants britanniques bourgeois, une fois la question nazie réglée. Dans son journal de guerre, Orwell effectue ainsi un travail de conscientisation du peuple. Il indique clairement que, sans une transformation radicale du système social britannique, la nation ne pourrait pas servir réellement son peuple.
Avec du recul, l’espoir d’Orwell apparaît bien trop optimiste. Il était peu probable, et cela ne sera pas le cas, que la Home Guard puisse provoquer une révolution socialiste en plein conflit mondial.
Pour autant, Orwell s’est investi corps et âme dans ce projet et a usé de la propagande pour développer des potentialités révolutionnaires en Grande-Bretagne. La série d’essais Searchlight Books, éditée par T. Fyvel et Orwell en constitue un exemple. Regroupant des écrits de divers auteurs de cette mouvance, les Searchlight Books seront un véritable lieu de discussion et d’influences mutuelles.
L’ouvrage The Malady and the Vision (1940) de T. Fyvel, par exemple, inspirera Orwell lorsqu’il écrira Le Lion et la Licorne. Orwell sera cependant la figure de proue de cette collection, ce qui lui attirera les foudres de nombreux journalistes. L’ensemble d’ouvrages se propose de poser les bases d’un avenir meilleur, avec pour objectif d’avoir un impact politique direct sur la société anglaise. Orwell, dans ses écrits, appellera à la révolution.
Dans Le Lion et la Licorne, il présente sa vision de la révolution prolétarienne dont le facteur de mobilisation est « l’extension vers le haut et vers le bas de la classe moyenne », refusant de mobiliser uniquement le monde ouvrier, la frange démographiquement la plus importante de la population. La particularité de la vision d’Orwell repose précisément sur l’utilisation du rapport de classes sociales pour mobiliser toutes les classes de la société – pas uniquement le prolétariat. Selon lui, ce projet est la seule solution pour sauver la Grande-Bretagne : « Seule une révolution peut libérer le génie propre du peuple anglais […] cela signifie un changement fondamental du pouvoir. »
L’erreur d’Orwell réside dans une analyse faussée de la réalité. Il a cru qu’il existait, dès le début des années 1940, des potentialités de transformation révolutionnaire, ce qui n’était pas le cas. Il s’était alors concentré sur la lutte contre le nazisme. S’appuyant sur les thèses de Sebastian Haffner, réfugié allemand antinazi qui participa au projet Searchlight, il souhaitait convaincre les Britanniques que l’oppression du nazisme s’appliquait au peuple allemand et qu’ainsi, cette lutte n’était pas en marche contre la nation allemande, mais contre les dirigeants nazis.
Il suggéra alors l’idée, pour la Grande-Bretagne, d’organiser depuis son territoire, une révolution pour encourager les Allemands à eux-mêmes se révolter. De cette manière, « [la Grande-Bretagne] montrerait qu’elle fait la guerre, non pour libérer l’Europe des Allemands, mais pour libérer l’Europe, Allemagne comprise, des nazis. » Orwell et Haffner envisageaient déjà, à la sortie de la guerre, de consolider les liens européens et d’empêcher que des conflits de cette ampleur puissent se reproduire.
Le nazisme n’est pas la seule forme politique visée par Orwell. Il rédige pour le Left Book Club deux chapitres dans un ouvrage collectif intitulé The Betrayal of the Left, sous la direction du Victor Gollancz. Il consacre un chapitre à la démocratie, qu’il présente comme une imposture. Dans un régime démocratique, selon lui, seulement quelques personnes sont véritablement en mesure de gouverner, et commandent ainsi l’ensemble de la société. Cette critique cependant, n’est pas aussi lourde que celles qu’il fait au fascisme ou au communisme.
L’Angleterre démocratique est une imposture et, malheureusement, souffre de l’absence d’un parti socialiste qui travaille à la fois pour le développement du socialisme, et pour le règlement des problématiques contemporaines. En effet, pour se développer, le socialisme doit se baser sur le soutien des classes moyennes, et prôner un fort patriotisme qui puisse faire front au nazisme. La Gauche anglaise refusant ce rôle est alors bloquée. Il s’oppose toutefois fermement à l’idée de Trotsky selon laquelle « La guerre et la révolution sont inséparables ».
V. Le choix du moindre mal
Après avoir défendu le socialisme révolutionnaire pendant de nombreuses années, Orwell accepte finalement que cette mouvance ne puisse pas trouver sa place dans l’échiquier politique ni dans les mentalités britanniques. En 1942, il se tourne vers ce qu’on appellera, le socialisme du désespoir.
Dans les années qui suivent, il écrit pour la revue américaine Partisan Review dans laquelle il fait paraître ses « Lettres de Londres ». Il est en désaccord avec ses rédacteurs qui, face à son patriotisme, préfèrent une ligne éditoriale traditionnelle, relevant du défaitisme de gauche. Pourtant, on continuera de lui demander de publier ses lettres.
Il y analyse tant la situation socio-économique de son pays que des phénomènes sociaux, comme les comportements des individus et des groupes en période de guerre. Ses lettres les plus marquantes sont celles qui concernent les évènements politiques britanniques, particulièrement celle consacrée aux élections législatives de 1945, ou une autre, analysant l’invasion de l’URSS par les nazis en 1941.
Parmi les quinze lettres qui seront publiées, une trouvera un écho plus large. Intitulée « La crise britannique », elle explique la nature de la situation révolutionnaire en Grande-Bretagne, dans un discours marqué par l’excitation d’Orwell qui « n’a cessé d’attendre [cet évènement] pendant deux ans ». Selon lui, seule une transformation socialiste de la société britannique permettrait de gagner la guerre. Pour autant, cette transformation doit d’abord passer par une déroute militaire, la révolution socialiste ne pouvant émerger que d’une défaite.
Cependant, désillusionné, il finira par écrire, dans une nouvelle lettre pour le Partisan Review que « la crise est terminée et les forces de la réaction l’ont emporté haut la main. » Face à la certitude qu’une révolution n’éclatera jamais, il choisit de soutenir le Common Wealth Party qui, selon lui, est le parti le plus apte à répondre aux demandes de la gauche, quand bien même il ne renversera pas la classe dirigeante.
Orwell fait la part des choses et choisit de soutenir un parti qui ne prône pas l’idée de lutte de classes, choix qu’il estime être… un moindre mal. Il reconnaît « qu’il a pris ses désirs pour des réalités en croyant que ceux-ci étaient imminents. »
Son choix est plus compréhensible lorsque l’on connaît ses positions concernant le communisme. Comme d’autres socialistes, il s’oppose farouchement au stalinisme, et particulièrement au parti communiste britannique qu’il perçoit comme une véritable menace. Il rédigera, à cet égard, son ouvrage le plus connu, La Ferme des animaux, satire visant à déconstruire le mythe qu’incarnait l’Union soviétique et s’intéresse alors au devenir du monde post-guerre.
Finalement, la fin de la guerre est un échec pour Orwell. La classe dirigeante a survécu, et a su repousser les vagues socialistes pour conserver le pouvoir. Néanmoins, comme à son habitude, il ne s’avoue pas perdant et croit toujours en la classe ouvrière : « La lutte de la classe ouvrière ressemble à la croissance d’une plante. La plante est aveugle et stupide, mais elle en sait suffisamment pour continuer à croître en direction de la lumière, et elle continuera, malgré les déconvenues sans fin. »
VI. Détruire le mythe soviétique
Tout au long de sa vie, Orwell s’est farouchement opposé à l’Union soviétique et au communisme russe. Il craint que cette situation ne s’étende jusqu’en Angleterre et que l’intelligentsia britannique ne succombe à la tentation totalitaire. De même, il regrette que les partisans d’une révolution socialiste finissent par être recrutés par les communistes – ce recrutement participant à un délitement du socialisme comme idéologie propre.
Orwell soutient que la Seconde Guerre mondiale a entraîné une nécessaire prise de position entre l’impérialisme britannique et l’idéologie de ses alliés, et le nazisme accompagné de l’impérialisme japonais. Or, l’Union soviétique fait partie des alliés britanniques, et il faut nécessairement la soutenir pour contrer le nazisme.
Cependant, ce soutien, selon lui, doit être limité. Il refuse de soutenir sans limites l’allié soviétique. C’est dans cette optique qu’il écrit la Ferme des animaux, en 1944, satire de la révolution russe. Il y montre comment la révolution a permis de renverser une classe dirigeante apparemment au profit du peuple, et comment cette révolution a été instrumentalisée pour, non pas détruire les rapports de classe, mais en mettre en place de nouveaux. À nouveau, il appelle à mettre en place un véritable régime socialiste.
Son roman 1984 (1949) poursuit son plaidoyer contre le communisme et le totalitarisme. Il considère que l’intelligentsia britannique, parce qu’elle est incapable de comprendre ce qu’est un régime totalitaire, pourrait elle-même en devenir un, sans même le vouloir. Dans 1984, Orwell nous montre quelles conséquences pourrait avoir la mise en place d’un totalitarisme sur la société, mettant en scène ce qu’il appelle le groupe « moyen » incarné par Winston Smith. Le totalitarisme qu’il décrit rappelle en tous points le stalinisme soviétique.
Paradoxalement, ce livre a pu servir les intérêts conservateurs de droite. En effet, en s’opposant fermement au stalinisme, Orwell s’est en réalité opposé à une grande partie de la gauche post-Seconde Guerre mondiale. Par honnêteté intellectuelle et fidélité à la vraie pensée socialiste, il refuse le parti d’une gauche puissante et unie, et rejette le communisme en bloc.
Pour lui, le communisme n’est pas un socialisme. Cela lui vaudra d’être largement critiqué par la gauche, et cela explique que son ouvrage ait été récupéré politiquement par la droite, spécifiquement la droite américaine. Si Orwell demeure un socialiste convaincu s’opposant au capitalisme, il a préféré, comme un moindre mal, choisir le camp des États-Unis plutôt que celui de l’URSS. En jouant de cette singularité, Orwell se positionne pour la création des États-Unis socialistes d’Europe, reprenant les termes de Winston Churchill. Il soutient que l’URSS serait totalement opposée à un tel projet prouvant par conséquent sa distanciation avec l’idéologie socialiste.
Dans 1984, en décrivant le collectivisme bureaucratique, il s’insurge contre l’image qui a été accolée au socialisme à cause de l’URSS. Il réaffirme l’idée selon laquelle le socialisme est, en réalité, l’antithèse du communisme. Il reproche ainsi aux communistes de Grande-Bretagne d’avoir soutenu un régime totalitaire, et d’avoir fermé l’œil sur la torture et la censure d’artistes, d’intellectuels et de citoyens des pays soviétiques. Il fait au contraire confiance à la classe ouvrière, rempart le plus fort face au fascisme et au communisme. Selon lui, « jamais les ouvriers n’accepteront de bon gré de telles tyrannies, et ils résisteront toujours à la tentation totalitaire. »
Il faut noter, par ailleurs, que 1984 a fait l’objet d’un autre type de critique, concernant la sexualité. Daphne Patai déconstruit la figure de Julia, qui, selon ses termes, n’est « rebelle qu’en dessous de la ceinture ». Selon elle, Orwell donne une image négative et sexualisée de ce personnage. S’il est certain qu’Orwell a eu recours à des stéréotypes sexistes, il faut cependant les replacer dans un contexte précis, celui de la libération sexuelle des femmes, qui explique la sexualisation d’un personnage féminin. « La critique féministe de 1984 a raté sa cible », écrit Newsinger.
En conclusion, les multiples tentatives d’Orwell pour démystifier le régime soviétique ont été des échecs. Loin de convaincre la population de la nécessité de retrouver un vrai socialisme, La Ferme des animaux comme 1984 ont été récupérés par la droite, pour nuire à la gauche. Orwell n’a pourtant jamais arrêté son combat contre le totalitarisme communiste, faisant preuve « d’honnêteté intellectuelle et de courage politique ».
VII. Un socialiste en temps de Guerre froide
Dans sa dernière Lettre de Londres écrite en 1946 pour le Partisan Review, Orwell exprime ses regrets quant à la tournure qu’a prise la sortie de crise. Il constate l’absence de changements significatifs dans la structure de la société, et regrette que le peuple ne se soit pas mobilisé comme il l’avait prédit.
Il relève également le succès du parti travailliste qui a su occuper le devant de la scène au sortir de la guerre, sans pour autant prôner un idéal socialiste. Il accepte alors définitivement l’idée qu’il aurait pu lui-même créer un parti ou un mouvement socialiste en Grande-Bretagne, et occuper, lui aussi, le devant de la scène politique.
Dans cette ultime lettre, il réitère les lourdes accusations à l’encontre du communisme : « Ce sont les communistes, et non les conservateurs qui représentent le plus grand danger pour le gouvernement. » Bien que les communistes soient relativement peu nombreux, il craint qu’ils puissent provoquer une scission au sein du parti travailliste et opérer ainsi une percée.
Orwell décide ainsi de soutenir le parti travailliste à l’international, pour continuer à marginaliser la pensée staliniste en Grande-Bretagne. Dans son article Britain’s Struggle for Survival : The Labour Government After Three Years, il décrit la situation britannique et les défis qui attendent le gouvernement. Il reste toutefois bienveillant et s’abstient de toute critique. Cet article coïncide avec le moment où Orwell semble le plus adhérer au réformisme du parti travailliste, au détriment de ses idées socialistes révolutionnaires.
Conformément à cette nouvelle évolution de la pensée d’Orwell, ce dernier se positionne contre la classe ouvrière lors des grèves de 1948. Il considère que ces grèves constituent un frein à la communauté dans sa globalité et ne permettent pas de donner du poids au socialisme et à la classe ouvrière. À nouveau, il se rallie à la cause du gouvernement travailliste. Sa position, pessimiste, le conduit à craindre une guerre des classes qui permettrait aux communistes de prendre le pouvoir.
Il faut retenir de cette mutation de sa pensée qu’Orwell s’est résigné à soutenir les travaillistes, car, en définitive, ce qui importait le plus, c’était de combattre le communisme. C’est ainsi qu’il accepte le développement capitaliste défendu par les travaillistes, au détriment du socialisme qu’il a toujours prêché.
En 1945, il lance une revue éphémère, Polemic, dans laquelle il s’attache à déconstruire les monopoles et la bureaucratie, mécanismes soviétiques typiques. Cette ligne de conduite, selon lui, est une stratégie malhonnête qui, loin de s’appuyer sur des vérités, constitue une tactique de manipulation des masses. Polemic opère également une critique de la censure et des autres restrictions de libertés opérées par le communisme pour asservir le peuple. La revue se place ainsi comme une figure de défense de la liberté de pensée et des libertés en général.
Au moment où il lance cette revue, il est parfaitement conscient qu’en se ralliant aux travaillistes, il participe au jeu du capitalisme américain. Malgré les dangers que constitue le capitalisme, il fait de la lutte contre « les effets délétères du mythe russe sur la vie intellectuelle anglaise », sa priorité. Cependant, Orwell n’écrit pas « contre le communisme pour que cela profite à la droite, mais pour essayer de rassembler la gauche contre le stalinisme ».
Cependant, il faut noter qu’il s’est formellement opposé à toute forme de maccarthysme en Angleterre. Il ne faut pas oublier qu’il est avant tout un penseur des libertés et, bien que condamnant certaines idéologies, il conserve la liberté comme pierre angulaire de sa pensée.
Conclusion
L’œuvre d’Orwell fait l’objet de nombreuses controverses et contestations. Les différents débats qui naissent après sa mort en 1950 témoignent de la popularité qu’aura eue son Œuvre, et sa fervente défense du socialisme.
Son héritage idéologique a engendré un véritable combat entre partisans de droit et de gauche. En outre, il faut attendre la fin du XXe siècle et la chute de l’URSS et de l’idéologie communiste pour que son œuvre ait un réel impact. Ses travaux trouvent alors écho dans le contexte social international, mais aussi en Grande-Bretagne, où l’on connaît de nombreuses difficultés, caractérisées par la hausse du chômage et une explosion des inégalités sociales.
Dans le même temps, la droite s’est approprié l’œuvre d’Orwell pour nuire à la gauche. De nombreuses personnalités s’affilient à l’image du penseur britannique pour justifier de façon plus ou moins explicite certaines idées de droite. C’est le cas, par exemple, de Rupert Murdoch, propriétaire de plusieurs médias.
En définitive, ce qui définit la pensée d’Orwell, c’est une adaptation permanente au contexte dans lequel il évoluait. Ses idées ont évolué au prisme du contexte sociopolitique contemporain. Malgré une pensée changeante, Orwell est resté fidèle au socialisme, même lorsqu’il se rallie au réformisme travailliste.
Il demeure une question en suspens : comment Orwell aurait-il appréhendé la situation actuelle ? Quelles auraient été ses positions face au capitalisme tel qu’il a évolué ? Ce questionnement devra cependant rester sans réponse.
Pour conclure, George Orwell, « fut un ennemi de l’injustice et des inégalités et il était convaincu que la démocratie en Grande-Bretagne était pervertie par le pouvoir et l’influence des riches ». Il a alors soutenu en tous points l’idée de lutte de classes avec pour ambition de rendre le monde meilleur.
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