La nouvelle idéologie dominante. Socio-genèse de l’idéologie libérale.
Article rédigé le 26 septembre 2015 par Brigitte Bouzonnie sur mon blog Médiapart
"La révolution néolibérale" n'est pas née de la seule mondialisation capitaliste. Comme l'explique un article très lucide (non publié) de Frédéric Lebaron, sociologue proche de Pierre BOURDIEU intitule "Genèses du néolibéralisme", 1998, elle est d'abord le résultat de l'évolution du champ de production des discours et croyances économiques. C'est le marché des biens symboliques, des biens idéologiques, qui, en changeant, a rendu possible l'imposition et le triomphe en France du (vieux) crédo libéral.
Que nous dit l'article de F. Lebaron ? L'idéologie libérale se présente comme une "success story", apparue d'abord dans des groupes minoritaires ultra conservateurs, la société du Mont-Pèlerin par exemple. Et qui est parvenue ensuite à bouleverser les structures politico-économiques de nombreux états, dont la France en particulier.
Au delà, les idées sont soumises a un "marché" comme les matières premières par exemple. Toujours selon F. Lebaron, la baisse des profits, la hausse du chômage auraient conduit à une disqualification des politiques keynésiennes.
Pour ma part, je pense que c'est plutôt le repli du mouvement social post-68ard, que l'on peut comptabiliser en baisse du nombre annuel de journées de grèves (JINT) et de cartes syndicales,-sommet de l'asymptote en 1975, puis lente dégringolade-, qui explique ce retour du libéralisme.
Mais revenons à cet article : l'effondrement du "marxisme" sur le marché des biens symboliques, au tournant des années 70, avec la publication de "l'Archipel du goulag" discrédite les régimes dits "soviétiques". La révolution néolibérale est forte de cette élimination de l'idéologie socialiste. Les partis communistes en place ne menacent plus le système.
J'ajouterai l'explication d'Alain BADIOU (cf vidéo au Théâtre de la Commune de juin 2015), le "néolibéralisme" n'a de "néo" que le nom : c'est, ni plus, ni moins, le retour aux vieilles lunes libérales du 19ème siècle, retour rendu possible par l'échec des régimes de l'URSS : le keynésianisme n'est plus "nécessaire"...!
Continuons le topo de Lebaron : dans le champ universitaire, une génération d'économistes à fort capital mathématique prend le pouvoir : comme le montre l'attribution du Prix Nobel à des libéraux (Tirole par exemple), alors que ce prix était remis jusque là à des économistes keynésiens. Désormais, l'intervention des syndicats et de l'action collective sont considérées comme des "entraves"(sic) au fonctionnement normal de l'entreprise. Les salariés sont perçus comme des "coûts", etc...En France, le virage de la "rigueur" de 1983 ne correspond à aucune "nécessité". Mais à un changement de croyances économiques dominantes : on passe de l'Etat keynésien au "réalisme économique" de la concurrence libre et non faussée.
Et on ajoutera : à compter des années 70, commencent les grandes manoeuvres de la Bourgeoisie pour reconquérir son taux de profit en chute libre : mondialisation des échanges, casse du statut du salarié keynésien d'après guerre. Courbe du chômage que l'on laisse progresser sciemment, avec l'aide des différents gouvernements depuis les années 80. Ces grandes manoeuvres consistent aussi à investir le champ idéologique, pour y détrôner une culture de "gauche" jugée beaucoup trop coûteuse pour les patrons.
F. Lebaron montre aussi que les Pouvoirs publics s'appuient sur les média. La nouvelle alliance hégémonique associe le grand patronat, la haute fonction publique, et surtout, certains intellectuels et hommes des médias. Il présente l'émission réalisée sur Antenne 2 en 2005, "Vive la crise" avec Montand La Joie, illustrant à souhait cette nouvelle idéologie dominante.
Ce qu'on retient de "Vive la crise", c'est son animateur, Montand La joie : fils d'ouvrier, ancien communiste devenu milliardaire, éternel marionnette de tous les stalinismes, ex-sartrien de choc, l'ancien acteur joue à merveille son rôle de porte flingue des milliardaires, ou qui s'apprêtent à le devenir : Bolloré, Arnault, Pinault, Lagardère, Dassault, Niel, Bergé, Prahi, Bouygues...Dans son émission, il y a un fil qui court : l'esprit d'entreprise, de compétition, qui écrase les faibles au détriment des forts. Si la "crise" dure, c'est à cause de ces salariés "syndiqués", qui en veulent au système. Et Montand La Joie d'ajouter : "si je rencontre un communiste de plus de 55 ans, je lui fous sur la gueule"(sic) : avec le nombre de bureaucrates staliniens qu'il connait, cela ne devait pas être facile de se promener avec lui.
Là encore, on voit comment deux agents sans qualité universitaire sur le sujet, sans savoir reconnu de leurs pairs, Montand et De Closets imposent leur coup de force dans le champ politique et intellectuel, alors même qu'ils n'y occupent aucune position reconnue. Et pourtant, personne ne moufte. Il est là, le vrai scandale de l'émission "Vive la crise", beaucoup plus que dans le numéro de cirque d'un Yves Montand...
Je pense que cette émission illustre assez bien le hold up de la très vieille idéologie libérale sur le champ universitaire et scientifique opérée au cours des années 80. Car désormais, les futures élites politiques et intellectuelles, énarques, économistes, obtiennent ou non leurs diplômes en fonction de leur capacité à ressortir le jour de l'examen la doxa libérale. Là encore, ce coup de force marche comme une lettre à la poste : personne ne se révolte face au triomphe de l'idéologie libérale : notamment la gauche au pouvoir lobotomisée par le crédo des puissants.