"La mondialisation permet aux grandes entreprises financières de tenir l'économie"- Francis Mer
Propos de Francis Mer, ancien Ministre de l'économie, recueillis par Olivier Berruyer le 23 janvier 2013, publié le 18 septembre 2022 sur le site ELUCID.
Pour l'ancien ministre de l’Économie, les représentants politiques sont inéluctablement amenés à privilégier leur intérêt personnel plutôt que celui de la nation. Ils restent trop faibles pour tenir tête au monde financier et passent largement à côté de notre responsabilité envers le futur. Dans cet entretien inédit réalisé par Olivier Berruyer en 2013, Francis Mer dénonce les dérives d'une ouverture internationale qui « a permis à quelques banques de tenir la machine économique mondiale entre leurs mains », et qui « ne peut raisonnablement plus durer » face à un capitalisme sur le déclin, convaincu à tort d'être « le seul modèle sans alternative concurrente ».
Ancien ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, Francis Mer est un homme politique issu du milieu industriel. Sorti de polytechnique, il occupera notamment les postes de Directeur général adjoint du groupe Saint-Gobain (1978-1986), Président d’Usinor Sacilor (1986-2002) ou Président du conseil de surveillance du groupe Safran (2007-2011).
Olivier Berruyer : M. Mer, quel regard portez-vous sur la crise que nous traversons, spécialement sur la croissance historiquement faible qui caractérise notre époque ?
Francis Mer : La croissance du monde est très faible, mais une croissance de 5 % par an dans des pays développés n’est pas soutenable. Nous avons vécu pendant quelques décennies dans un environnement de forte croissance. Très peu de personnes ont la curiosité de regarder dans le passé ou de s’intéresser à l’histoire économique pour mieux comprendre pourquoi et anticiper les scénarios futurs. Kenneth Pomeranz, universitaire américain, s’est penché sur ces questions. Il a publié un ouvrage sur le passé de la Chine : La force de l’Empire. Révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine (2009). Il y explique la grande divergence entre la Chine et l’Europe alors que les niveaux de vie des Chinois, des Français et des Anglais étaient encore comparables en 1780.
Selon Pomeranz, l’explication est avant tout géologique. Il se trouve que le charbon européen est humide tandis que le charbon chinois est sec. Pour exploiter en souterrain, dans le premier cas, il faut pomper, et dans l’autre, ventiler. Or, la machine à vapeur de Fulton est relativement efficace pour pomper l’eau, mais beaucoup moins pour ventiler une galerie. Les Chinois, qui avaient pourtant utilisé le charbon bien avant les Européens, n’ont pas pu rentrer dans la « révolution de l’énergie » avec les mêmes conséquences économiques que les Européens. Mais, depuis bientôt 40 ans, la Chine rattrape ce retard et le comblera probablement dans les cinquante prochaines années.
« Inéluctablement, les représentants politiques sont amenés à penser de plus en plus à eux et de moins en moins aux autres, soit à l’intérêt collectif qu’ils sont pourtant censés représenter. »
Alors que vous étiez au Conseil des ministres, vous avez fréquenté de nombreux professionnels de la politique. Quel regard portez-vous sur le fonctionnement de nos institutions ?
Francis Mer : Un regard nuancé. Il est clair que le système démocratique de la Ve République et la règle de représentation qu’il instaure fonctionnent mal. Le politique n’a trop souvent qu’un seul objectif : lui-même ! C’est d’ailleurs un peu par hasard que l’on décide de faire carrière politique à droite ou à gauche. J’en connais un, dont je tairai le nom, qui est allé voir son ancien professeur à Sciences Po en lui annonçant : « Je veux faire de la politique et je veux aller à droite ». Son professeur qui l’aimait bien lui a répondu : « Non, c’est encombré à droite ! Si vous voulez faire carrière, allez à gauche ». Et il est allé à gauche…
Donc les convictions comptent souvent peu… En outre, celui qui aura pensé aux autres et pas à sa carrière minimise souvent ses chances d’être réélu. Les représentants politiques, inéluctablement – ce n'est donc pas eux que je vise, mais le système – sont amenés à penser de plus en plus à eux et de moins en moins aux autres, soit à l’intérêt collectif qu’ils sont pourtant censés représenter.
Ainsi, chaque fois que j’ai proposé des mesures qui me paraissaient nécessaires et acceptables, j’étais presque systématiquement rabroué, au nom des promesses électorales qui avaient été faites.
Comment l’avez-vous vécu personnellement ?
Avec une certaine amertume. J’ai découvert assez amèrement comment nos démocraties fonctionnaient dans la réalité. On sait que la situation économique peut mal finir, mais on ne sait pas quand, alors que cela dure depuis longtemps.
« Le monde financier continue à défier un pouvoir politique mondial trop faible pour lui tenir tête. »
Et puis la crise de 2008 est arrivée. Le monde financier prenait des risques sans s’en rendre compte, profitant de son statut ambigu qui consiste à spéculer à travers les dépôts en comptes courants de la population. Il ne peut donc pas disparaître, si bien que la collectivité nationale et internationale le sauve quand il déraille. Il continue donc avec sa bonne conscience habituelle, à défier un pouvoir politique mondial trop faible pour lui tenir tête.
Or, je crains qu’en Occident, on ne profite pas de cette crise mondiale pour réformer le système. Aujourd’hui, la pérennité du laisser-faire/laisser-passer est plus que contestable. Si nous ne réglons pas le problème du chômage, manifestation la plus évidente de la crise, ce système sera insoutenable. On va dans le mur parce qu’on met l’activité économique au service d’un trop petit nombre de gens qui gèrent le système capitaliste. Ça s’appelle « le monde financier » – comme Joseph Stiglitz le décrit très bien.
Nous sommes ainsi face à un moment crucial où la démocratie est remise en question : la carrière politique prévaut sur l’intérêt collectif et, de fait, l’intérêt collectif n’est plus défendu.
N’avez-vous pas le sentiment que, politiquement, nous sommes entrés dans une « ère de l’impuissance » ?
L’impuissance face au territoire est réelle ! Notre pays, son organisation politique et sa constitution actuelle sont le résultat de trois siècles de centralisation à l’intérieur de frontières progressivement étendues. Aujourd’hui, ces frontières ont disparu en matière économique et financière. Le seul domaine pour lequel la frontière persiste est le travail. C’est là où le cynisme mondial est terrible : nous utilisons puis dégageons des travailleurs étrangers selon nos préférences.
L’impuissance découle directement de l’ouverture volontaire des frontières au nom de certains intérêts économiques – que l’on a cru correspondre à l’intérêt national – perdant ainsi la maîtrise de la dimension économique de l’activité humaine. Au nom de l’économie, de l’intérêt du consommateur et de la liberté commerciale, on a délocalisé là où la main-d’œuvre était bon marché, ce dont la Chine (entre autres) a profité. Nous sommes donc largement dépendants de la Chine, pour le seul avantage d'avoir des produits moins chers à l'arrivée...
« Nous sommes arrivés au bout de l’ouverture internationale. Cette situation ne peut plus durer. »
Et on pourra bientôt se demander par qui ce produit, même moins cher, pourra être acheté. Le salarié-consommateur occidental n’a plus beaucoup de revenus...
En effet ! Pendant dix ans, tout a été fait pour que le salarié-consommateur s’endette volontairement. La règle était la suivante : « Consomme d’abord, tu paieras demain ! ». Mais, maintenant qu’il a épuisé cette ressource, il ne sait plus que faire. Et il découvre au passage qu’après tout, le matériel, ça ne fait pas forcément le bonheur !
Et nous sommes encore nombreux à croire dans l'utopie selon laquelle l’Europe et les États-Unis arriveraient à maintenir globalement les conditions actuelles d’accès aux produits et aux services venant du Sud vers nos pays, afin d’accélérer la croissance du Sud, sans pour autant pénaliser indûment le niveau de vie occidental. Mais cela n'arrivera pas... Je ne pense pas que la situation actuelle puisse durer. Face à la prochaine crise, nous n'aurons d'autre choix que de changer les règles du jeu mondial pour lutter contre les dérives du libre-échange.
Pensez-vous que l’ouverture internationale ait été poussée trop loin ?
Pire encore. Je pense qu’on est allé au bout de l’ouverture internationale. Or, pratiquer le libre-échange de la même façon avec les États-Unis, qui ont un niveau de vie similaire au nôtre, et avec les autres États est dangereux. Nous ne défendons pas suffisamment nos intérêts dans une telle situation. Je pense que nous n’aurons pas d’autres choix que de faire marche arrière.
« La mondialisation a permis à quelques banques de tenir la machine économique mondiale entre leurs mains. »
Dans cette même perspective, que pensez-vous du fonctionnement des marchés financiers de manière générale ?
D’abord, ils fonctionnent de manière totalement mimétique. Un jour, ils prêtent à taux négatifs et le suivant, ils s’inquiètent et ne prêtent plus ou alors à 10 %. Or, les États ont perdu le contrôle de la situation. La mondialisation a permis à quelques banques de tenir la machine économique mondiale entre leurs mains. Collectivement avec quelques banques anglaises, les quatre grandes banques françaises peuvent faire savoir au politique que, si elles ne sont pas satisfaites, elles peuvent fermer les écoutilles.
Et cela durera jusqu’au moment où la crise interne de l’Europe et des États-Unis atteindra un niveau tel que la population interviendra. Face à cela, les politiques prendront peur et seront forcés de prendre les décisions qui s’imposent. Car, il suffirait d’une décision politique pour que tous ces mouvements puissent être contrôlés du jour au lendemain.
Le monde politique est responsable de cette inaction puisqu’il est le seul à en avoir le pouvoir, puisqu’il a des administrations qui savent et qui le conseillent à sa disposition. Il devrait agir et, dans son intérêt, il préfère ne pas agir. Les dirigeants préfèrent laisser les décisions difficiles à leur successeur. C’est dramatique !
Quelques mesures de régulation et de contrôle ont été prises par l’UE en 2012, mais uniquement en raison de la mini-crise que nous avons connue. Et ces mesures ne sont pas encore suffisantes pour régler le problème de la maîtrise de notre avenir.
Nous sommes dans une organisation du monde de plus en plus volatile. Je considère que cela ne peut pas durer ainsi. Il faut un sursaut collectif mondial, retrouver une initiative, inventer de nouveaux moyens de gérer le monde ensemble, etc. La coopération internationale aurait pu être une solution, si seulement nous avions été raisonnables après la crise de 2008. Finalement, la montagne a accouché d’une souris et, concrètement, cela signifie qu’un autre crash est nécessaire pour que la situation évolue.
« Le hasard de l’histoire a donné au capitalisme le sentiment qu’il était le seul modèle, sans alternative concurrente. »
Quelle est selon vous l’origine de ces dérives financières ?
Selon moi, la crise économique occidentale a été initialisée en 1970. Milton Friedman disait dans le New York Times du 13 septembre 1970 : « La seule légitimité du dirigeant d’une entreprise cotée en bourse – la seule – c’est de créer de la valeur pour ses actionnaires ». Nous avons pratiqué cette doxa pendant vingt ans. Le hasard de l’histoire a donné au capitalisme le sentiment qu’il était le seul modèle, sans alternative concurrente. En 1989, en effet, disparaissait le monde communiste, laissant le système capitaliste sans rival. Je considère que c’est à partir de 1990 que le capitalisme s’est fourvoyé.
Une des solutions serait de modifier le statut des entreprises cotées par actions, afin d’avoir à notre disposition des critères de gestion différents de la seule valeur de l’action, qui gangrène l’esprit de bon nombre de dirigeants de grandes entreprises. Cet objectif de « création de valeur » est pour moi à l’origine du ralentissement de la croissance occidentale.
En quinze ans, jusqu’à une date récente (2006-2007), les augmentations de capital aux États-Unis n’ont pas été suffisantes, compte tenu des rachats d’actions et malgré les mises sur le marché, pour maintenir le niveau global des fonds propres des entreprises américaines : la Bourse américaine est ainsi devenue une source de volatilisation de fonds propres, plutôt que d’apports ! Tout ceci s’est déroulé progressivement à partir de 1990 et d’une doxa friedmanienne sans intérêt que le petit monde financier a su mettre à profit en plaçant de son côté les dirigeants (au sens large,) autour de l’idée de valorisation boursière de l’action. Ceci a amené à raccourcir l’horizon temporel de l’entreprise : on investit moins, on cherche moins et on profite plus.
Le court terme, l’absence d’organisation de beaucoup d’entreprises pour construire leur futur et une trop grande focalisation sur l’optimisation du présent sont à mon sens l’une des raisons principales qui expliquent pourquoi nous en sommes là. Or, certaines entreprises doivent nécessairement être pensées sur le long terme. Dans la sidérurgie par exemple, un haut fourneau se gère sur trente ans. Ces entreprises cèdent pourtant à la tentation du court-termisme, généré par un capitalisme qui, parce qu’il n’a plus de rival (le communisme), n’est plus forcé de prouver à la population occidentale qu’il fonctionne mieux que son concurrent.
« Les actionnaires agissent uniquement dans le but d’exploiter et non de faire prospérer l’entreprise. »
Comment faire revenir le long terme dans l’esprit de la gestion des entreprises ?
L’unique solution est d’offrir la possibilité aux entreprises qui le souhaitent d’adopter une autre stratégie, sans que leurs dirigeants soient pénalisés sous prétexte qu’ils ne créent pas suffisamment vite de valeur aux yeux du monde financier. Le législateur doit permettre aux dirigeants d’entreprise de ne plus craindre leurs concurrents et de ne plus chercher à tout prix le profit par crainte de perdre leur emploi. De cette manière, ils prendraient plaisir à gérer leur entreprise sur le long terme.
Le « propriétaire » patrimonial d’une entreprise sait bien que l’entreprise n’appartient en réalité à personne – c’est une personne morale. Il consacre ainsi toute son énergie à la faire grandir, non à l’exploiter. En revanche, pour les sociétés cotées en bourse, les actionnaires ne sont propriétaires que de leurs actions. Or, les actionnaires agissent uniquement dans le but d’exploiter et non de faire prospérer l’entreprise. Pour que certains dirigeants prennent plaisir à la gérer dans son avenir, il faut au moins qu’ils ne se trouvent pas menacés dans leur existence de dirigeant par certains actionnaires qui veulent faire passer les intérêts financiers de l’entreprise avant tout le reste.
Pour cela, il faut élaborer un véritable droit de l’entreprise. Il n’en existe pas encore. Il y a un droit commercial, un droit du travail ou un droit des sociétés, mais pas de droit de l’entreprise, en tant que personne morale regroupant une communauté de travail dont le capital humain est plus important que le capital social.
Malheureusement, aujourd’hui le système économique n’obéit qu’à une seule règle, inventée et mise sur pied par le capitalisme occidental, et tant que ce système ne s’est pas brutalement et définitivement détruit, personne ne peut imaginer un autre système. Ce système est perpétué par le comportement mimétique des États : l’Occident, la Chine, l’Inde et tous les autres pratiquent le chacun pour soi.
C’est assez inquiétant, spécialement en Europe où la population européenne vieillit. Tôt ou tard, si on laisse faire le capitalisme occidental, l’Europe - alors que c’est ici que l’on a développé le modèle social qui consiste à s’occuper des autres - risque de ne plus s’occuper aussi bien des générations sortantes. Nous devons entamer une réflexion sur la pyramide des âges si nous voulons garder nos valeurs et notre modèle, plutôt que d’être amenés à délaisser nos vieux.
Mais, les vieux, et les futurs vieux, découvriront qu’ils ont la majorité électorale. Le système démocratique, qui donne le pouvoir à la moitié des citoyens + 1, a de bonnes chances de le donner aux vieux et cela risque de se terminer dans la rue. Les vieux ne descendent pas dans la rue, mais les jeunes le font et obligeront notre système démocratique à évoluer !
« Le système politique et économique occidental passe largement à côté de notre responsabilité envers le futur. »
Cela nous ramène à la question centrale du politique…
Vous tombez sur le problème fondamental de l’Occident : le système politique et économique a une grande difficulté à penser à l’intérêt collectif, d’aujourd’hui ou de demain, avant son propre intérêt. Le système politique et économique tel qu’il fonctionne aujourd’hui en Occident, me paraît passer largement à côté de cette responsabilité envers le futur.
Les hommes politiques se targuent de faire fonctionner l’État, de s’occuper de l’intérêt collectif, mais on est toujours dans ce système monarchique où le roi (le Président) adoube un certain nombre de chevaliers, appelés les « élus », même si ce n’est pas lui qui les a fait élire. Les élus sont adoubés avec des titres et des grades : « ministre du fait de la volonté du Président ». Et la valetaille (les bourgeois) est priée de se taire, de travailler pour ses petits intérêts. En 1780, les bourgeois, à travers les problèmes financiers de l’État, ont été amenés au pouvoir sans l’avoir voulu. Mais, ce système ne fonctionne plus aujourd’hui.
Il faut chaque fois que l’on soit au bord du gouffre pour prendre la décision suivante, parce qu’« à froid » cela reste exceptionnel. L’homme est ainsi fait qu’il n’a aucune envie ni aucun intérêt de raisonner autrement que contraint et forcé ou dans son propre intérêt...
Propos recueillis par Olivier Berruyer le 23 janvier 2013.