Débat public : ne pas confondre nuance et « en même temps »
Emmanuel Macron représente jusqu’à la caricature l’esprit de synthèse déjà incarné par François Hollande. Il est la preuve vivante que des avis qui ne sont pas tranchés ne suffisent pas à faire preuve de nuance.
« Le grand intellectuel est l’homme de la nuance, du degré, de la qualité, de la vérité en soi, de la complexité. Il est par définition, par essence, antimanichéen » disait Malraux. On aurait toutefois tort de croire qu’il suffit d’échapper au manichéisme pour faire preuve de nuance. La surreprésentation dans les médias et chez les politiques d’opinions catégoriques tend à nous faire prendre à tort des avis peu tranchés pour des positions nuancées.
La volonté de nuance peut aussi être un « systématisme », un réflexe de pensée et partant une absence de pensée. Elle peut elle aussi se contenter de caricaturer deux pensées qui s’opposent pour se donner une impression d’équilibre, de sagesse et de rationalité. Notre président est passé maître dans cet exercice, mais il est loin d’être le seul. Qu’est-ce qui nous fait parfois confondre nuance et « en même temps » ? Est-ce une réminiscence de la dissertation dialectique et de son plan tripartite incluant thèse, antithèse et synthèse ?
Nuancer est formé à partir de nuer, « ce qui change de couleur en formant un dégradé », lui-même issu de nuba, nubes, « nuage, essaim, voile, obscurité », ce qui confirme bien qu’elle n’est jamais facile à trouver, qu’elle est souvent cachée, obscure, voire nébuleuse, là où le consensus mou et la synthèse sont une paresse de la pensée. Si la nuance est aussi souvent absente des débats, c’est d’abord parce qu’elle n’est pas facile à trouver et qu’elle requiert un véritable effort de pensée.
Il y a aussi d’apparentes nuances qui ne sont que des prétextes pour éviter les sujets épineux. Lorsque Ségolène Royal qualifie Mila d’« adolescente qui manque de respect » ou lorsque Alexis Corbière critique les choix pédagogiques de Samuel Paty, peut-on véritablement parler de prise de hauteur ? Il est permis d’en douter.
La suite de la citation de Malraux évoquée ci-dessus est à ce titre trop souvent ignorée : « Or, les moyens de l’action sont manichéens parce que toute action est manichéenne ». Plus nos opinions risquent d’avoir des conséquences dans la vie réelle, plus il est normal qu’elles soient tranchées. Cela ne signifie pas pour autant qu’elles manquent de nuances.
Les mots d’Hannah Arendt prennent alors tout leur sens : « Penser en soi est dangereux, la vraie nuance demande du courage ». Charles Péguy ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme, dans Notre jeunesse : « Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ». Si tout le monde n’a pas nécessairement la faculté de penser, le problème vient surtout de ce que peu ont le courage de le faire.
C’est aussi la thèse de l’essayiste Jean Birnbaum, auteur en mars 2021 du Courage de la nuance, qui consacre tout un chapitre à la question de la franchise. « Nous assistons à une crise de la franchise, de cette “franchise simple et commune” dont parlait Orwell, ou de cette “franchise hardie, presque désespérée”, qui guidait un Georges Bernanos », assure-t-il dans un entretien à Marianne.
Il ajoute : « quand chacun est sommé de rallier tel ou tel camp et de rester rivé à sa famille politique, à son identité réelle ou présumée, alors faire droit à la nuance, c’est-à-dire la volonté de nommer les choses dans leur complexité, d’affronter le réel dans ses contradictions, relève bel et bien du courage ».
Romain Gary aimait fustiger les producteurs d’avis en apparence équilibrés pour masquer leur lâcheté :
« Je suis sans rancune envers les hommes de la défaite et de l’armistice de 1940. Je comprends fort bien ceux qui avaient refusé de suivre De Gaulle. Ils étaient trop installés dans leurs meubles, qu’ils appelaient la condition humaine. Ils avaient appris et ils enseignaient “la sagesse”, cette camomille empoisonnée que l’habitude de vivre verse peu à peu dans notre gosier, avec son goût doucereux d’humilité, de renoncement et d’acceptation. »
À l’heure où la confusion entre ethos et pathos, entre raison et émotion, entre ce en quoi l’on croit et qui l’on est, atteint son paroxysme, il n’est pas étonnant que l’on préfère les avis policés aux avis nuancés. Et beaucoup préfèrent ne pas prendre le risque d’être accusés de nier leur interlocuteur.
« Qui estime encore assez ses contemporains pour leur dire ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre ? » s’interroge Jean Birnbaum. La question est plus que jamais d’actualité.
Photo d’ouverture : Emmanuel Macron, Bruxelles, 24 juin 2021 – @Shutterstock
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