LA CHINE N'EST PAS PLUS IMPÉRIALISTE QUE LES ÉTATS-UNIS » - JEAN-LOUIS ROCCA !
Article rédigé par Laurent Ottavi le 23 avril 2023
La prospérité et la sécurité constituent les grandes attentes de la classe moyenne chinoise et donc les conditions de la solidité du Parti communiste chinois (PCC). Jean-Louis Rocca, professeur à Science Po et chercheur au CERI, expose les dispositions d’esprit de la population et des dirigeants de la deuxième puissance mondiale, et analyse les grands défis contemporains, internes et externes, auxquels la Chine est confrontée.
Laurent Ottavi (Élucid) : Comment la population chinoise a-t-elle accueilli la politique zéro Covid du pouvoir ?
Jean-Louis Rocca : Même les mesures les plus radicales furent assez bien acceptées au début, car elles étaient légitimées par l’idée de sauver des vies en empêchant le virus de se propager. Le nombre de morts, probablement sous-estimé par le pouvoir, ne suscitait pas non plus d’inquiétude chez les populations. Le moment de la vaccination constitua cependant un basculement. Les dirigeants restèrent fixés sur l’objectif du zéro Covid, et il y eut de nouveaux confinements, des réussis et d’autres non, dans certaines régions.
Les manifestations de novembre et décembre 2022 furent la conséquence de ces choix. Elles exprimaient le ras-le-bol d’une partie de la population contre la politique zéro Covid, et des difficultés dans le domaine de l’emploi avec la fermeture de beaucoup de petites et moyennes entreprises. À ce moment-là, le gouvernement commençait à réfléchir à sortir de l’horizon du zéro Covid, mais seulement de façon progressive étant donnés les risques de mortalité.
Élucid : En quoi la perception populaire sur ce sujet traduit-elle les attentes générales de la classe moyenne chinoise ?
Jean-Louis Rocca : Depuis la fin des années 1990, c’est-à-dire quand les taux de croissance commencèrent à atteindre des niveaux importants, les citoyens chinois ont considérablement amélioré leurs conditions de vie. Ils sont devenus propriétaires, ont acheté une voiture et ils ont pu donner une bonne éducation à leurs enfants. Ils ont maintenant des choses à défendre et ils se projettent positivement : l’appartement acheté, espèrent-ils, prendra de la valeur et le nouveau travail sera mieux que le précédent. Néanmoins, ils craignent en même temps de retomber parmi les classes populaires qui se trouvent en dehors des grandes villes (exception faite des migrants des campagnes venus en ville).
Tout cela explique la double attente de prospérité et de sécurité chez la classe moyenne – qui s’expliquent par la relative stabilité politique qu’a connue le pays depuis 1949 et la croissance récente du niveau de vie. Ces deux facteurs ont contribué à limiter considérablement la contestation globale du pouvoir, comme on le voit à partir du Covid, mais aussi sur des sujets comme la propreté, la criminalité et la stabilité sociale ou les questions de surveillance. Dit autrement, la Chine est une immense Nice, où l’on accepte les caméras au nom de la sécurité.
« La lutte contre la dissidence politique en Chine se fait en réalité par des systèmes de surveillance classiques et par la délation. »
Doit-on déduire de cette comparaison que l’on se trompe, vu d’Occident, sur la nature du régime chinois et son système de crédit social ?
Si la Chine est bien une dictature, elle n’est pas pour autant un totalitarisme. Le système de crédit social qui récompense les bons citoyens et punit les autres est largement exagéré et fantasmé. Il y a eu quelques initiatives parfois ridicules autour de cela, mais la seule chose qui soit véritablement en place est une liste noire des gens et, surtout, des entreprises qui ne respectent pas les règles, par exemple en refusant de payer leurs dettes.
Un système de crédit social avancé exigerait une bureaucratie complexe, donc beaucoup d’agents, une technologie et un appareillage performants – c’est-à-dire beaucoup d’argent – et des administrations qui s’échangent des fichiers et des informations, ce qu’elles ne font pas, car avoir des informations donne du pouvoir. La lutte contre la dissidence politique en Chine se fait par des systèmes de surveillance beaucoup plus classiques et par la délation. En outre, la plupart des dissidents se revendiquent comme tels, par exemple en publiant des choses qui ne plaisent pas au PCC.
Le matériel de surveillance, dont on extrapole l’utilisation à l’intérieur de la Chine, est en revanche un grand enjeu économique pour ce pays. À qui la Chine vend-elle sa technologie de surveillance ?
Aux étrangers. Beaucoup de dirigeants dans le monde rêveraient de mettre sous surveillance la population, et notre classe politique ne fait pas exception, à commencer par… le maire de Nice ! L’ancien secrétaire d’État du digital Cédric O jugeait lui aussi qu’il fallait rattraper notre « retard » en matière de reconnaissance faciale, tout en reconnaissant que cela posait des problèmes. Grâce à cette demande extérieure, la Chine tire beaucoup d’argent de sa production d’intelligence artificielle destinée au contrôle ou des caméras de surveillance.
La Chine continue de cette façon à mener une stratégie gagnante depuis les années 1990 : elle investit fortement dans les marchés déjà bien installés ou dans les marchés émergents peu ou pas occupés par les puissances occidentales, comme les batteries électriques – où elle bénéficie de l’atout d’avoir des terres rares – et, donc, le matériel de surveillance.
« La Chine tente de se retrouver en position de force, quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine. »
En géopolitique aussi, la Chine poursuit-elle la même stratégie malgré la guerre en Ukraine ?
Les Chinois, visiblement non avertis en amont par Poutine, furent aussi surpris que tout le monde par la guerre en Ukraine. Elle est surtout lue par eux à travers le prisme de Taïwan. La situation y est très différente, car l’ensemble des pays du monde considèrent que Taïwan fait partie du territoire chinois, y compris les États-Unis pour qui cependant, la réunification doit se faire de manière pacifique. La Chine essaie de tirer parti de la guerre en Ukraine en ayant une position de pivot. Elle a une attitude de sympathie par rapport à la Russie, car elle partage avec elle le fait de réclamer des territoires et elle forme aussi avec elle une alliance de principe contre les États-Unis depuis plusieurs années.
Elle demeure néanmoins une puissance concurrente de la Russie, au point que si les États-Unis disparaissaient, il y aurait certainement des confrontations entre les deux pays. Par ailleurs, la Chine sait très bien qu’elle ne peut pas rompre avec les Américains, dans le domaine économique, mais aussi diplomatique. La Chine tente donc de se retrouver en position de force, quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine. Si Poutine ne l’emporte pas, elle pourra jouer le rôle d’intermédiaire entre la Russie et les Occidentaux.
Au-delà de la question de Taïwan, la Chine a-t-elle des ambitions impérialistes aujourd’hui ?
Tous les pays qui ont les moyens de la politique de puissance ont des ambitions impérialistes. La Chine, membre permanent du Conseil de sécurité et équipée de la bombe atomique, ne fait pas exception. Elle considère qu’elle doit se développer économiquement en Chine, mais aussi dans le monde, en investissant, en faisant des affaires et en faisant concurrence aux Occidentaux sur des biens plus haut de gamme (ce qui est la cause profonde du changement de discours à son égard en ce moment). Ainsi pourra-t-elle continuer à alimenter une croissance élevée permettant de satisfaire les besoins de la population et assurant, en cela, la pérennité du régime.
Dans l’influence qu’elle exerce sur les gouvernements en Afrique par exemple, la Chine n’est pas plus impérialiste que les États-Unis. Par rapport aux Américains, elle a l’inconvénient de devoir gagner des positions là où d’autres pays sont solidement ancrés depuis un moment. Elle profite du vide laissé par les États-Unis depuis la fin de la Guerre froide dans certaines parties du monde, en Amérique du Sud par exemple. Les nations qui ont des rapports complexes avec la première puissance mondiale, ou dont ils se sont dégagés, accueillent favorablement les investissements et les prêts chinois.
« La stabilité politique du parti dépendra directement de la stabilité économique et sociale. Sans cette stabilité, il ne faut pas exclure des troubles politiques. »
Quels sont les principaux risques pour la Chine dans les années à venir et les principaux atouts dont elle dispose ?
J’identifie deux dangers principaux. Le plus évident est externe : il tient à la confrontation avec les États-Unis et à la question de la réunification avec Taïwan. L’autre est interne : c’est la question de la classe moyenne en Chine. Depuis les années 1990, le gouvernement est chargé par la population d’assurer toujours plus la croissance, la sécurité et le prestige du pays (qui retombe lui aussi sur la tête des Chinois). Celle-ci voudrait qu’à terme 70 % ou 80 % des Chinois fassent partie de la classe moyenne.
L’enjeu est notamment d’intégrer les migrants internes venus dans les villes. Même si leur niveau de vie a considérablement augmenté, ils n’ont pas de voiture et ne peuvent pas acheter un appartement. Leur niveau de qualification ne leur permet pas non plus d’occuper d’autres tâches que des travaux physiques. Pour les faire passer dans la classe moyenne, le gouvernement, qui ne peut plus tirer la croissance des investissements étrangers et des exportations ou de l’immobilier après avoir tant construit, doit développer sa consommation intérieure et pour cela faire augmenter les salaires afin que la population puisse acheter chinois.
Il y a des inquiétudes sur la capacité du pouvoir à faire entrer les migrants dans la classe moyenne et aussi à maintenir le niveau de vie de la classe moyenne, car les nouvelles générations ont aujourd’hui des difficultés à trouver du travail dans un contexte de croissance affaiblie. Les nécessités écologiques de moins de plastique et de réduction de la consommation font également douter de la satisfaction des attentes. La stabilité politique du parti dépendra directement de cette stabilité économique et sociale qu’elle arrivera à assurer ou non. Dans le cas contraire, il ne faut pas exclure des troubles politiques.