1°)- Présentation de ce poème :
1-1°)-Au placard dépliant de six pages composé dans la secret atelier parisien des éditions de Minuit, fait écho la toute aussi modeste brochure imprimée sur les actives presses résistantes de Saint-Flour par René Amarger. Cet opuscule dont la couverture jaune fut réalisée, selon Aragon, « dans un petit stock de papier mural pour salle de bain, trouvé à Lyon » sera la première création de la maison d'édition fondée par Aragon puis dirigée par Paul Eluard : “La Bibliothèque Française”
C'est d'ailleurs autour de ce travail commun d'édition combattante que se renoue l'amitié entre les deux poètes séparés par les querelles surréalistes. Le premier geste d'Éluard sera ainsi une contribution littéraire : " Sept poèmes d'amour en guerre". Publié la même année à la Bibliothèque française sous le pseudonyme de Jean du Haut, ce poème marquera l'entrée d'Éluard dans la clandestinité.
1-2° Pour sa part, Louis Aragon opta pour le pseudonyme de François La Colère, François pour la France humiliée et Colère contre le régime de Vichy.
Bien qu'après la guerre, certains ont considéré comme transparents les pseudonymes des poètes, l'exemplaire original de la Bibliothèque Française témoigne du contraire, comme le montre son attribution fautive à Éluard par une double mention manuscrite en tête de la couverture et en dernière page du poème.
Mais cette confusion souligne également la proximité esthétique et politique des deux plus grands poètes de la Résistance.
"Le Musée Grévin", considéré dès sa parution comme « Les Châtiments de 1943 » (Les étoiles, déc. 1943, n° 14), restera avec "Liberté" de Paul Éluard, « un des chefs-d'œuvre de la littérature clandestine ».
Dans "L'Intelligence en guerre", parue dès 1945, Louis Parrot, écrira à son propos :
« Ce poème, traversé d'images éblouissantes, est en même temps qu'une condamnation sans appel des traîtres, une prière, un acte de foi envers leurs malheureuses victimes. Il peint en termes vengeurs, les misérables qui les livrèrent aux bourreaux et évoque le visage de tant de femmes françaises torturées. »
1-3° Ce poème capital est en effet une des toutes premières évocations publiques, et la première littéraire, du camp d'Auschwitz : « Aux confins de Pologne, existe une géhenne dont le nom siffle et souffle une affreuse chanson. Ausschwitz ! Ausschwitz ! Ausschwitz ! ô syllabes sanglantes ! Ici l'on vit, ici l'on meurt à petit feu. On appelle cela l'exécution lente. Une part de nos cœurs y périt peu à peu ».
En 1949, sur l'exemplaire offert à ses amis Germaine et Eugène Henaff, Aragon affirmera, dans une note manuscrite, que l'édition de la bibliothèque française fut imprimée deux mois avant celle des Éditions de Minuit. Mais le poète écrira sur le même exemplaire que « dans le voyage où Elsa et moi apportions à Paris, (…) le manuscrit de ce poème (…) destiné à Vercors pour les éditions clandestines, (…) une fouille des voyageurs faillit empêcher à jamais la parution de ce manuscrit. ». Aragon précise d'ailleurs que, venant d'apprendre « la mort de Maïe [Politzer] et de Danielle [Casanova] » (tuées à Auschwitz le 6 mars et le 9 mai 1943), il acheva dans le train son poème avec « les deux strophes en octosyllabes de la page 11 ». (Collection du Musée national de la Résistance)
Malgré cette contradiction du poète, on peut dater avec précision la publication de ce poème d'après la référence à Auschwitz et aux « cent femmes de chez nous » que cite Aragon. Il y eut en effet une première dénonciation des terribles conditions de détention du camp d'Auschwitz en janvier 1943 dans le journal résistant "La Vérité", mais il ne sera fait mention « d'exécution lente » que dans un autre journal clandestin, "Les Étoiles n°14", d'août 1943 qui annonce pour la première fois la présence dans le camp des cent femmes otages disparues depuis leur déportation du camp de Romainville en janvier.
Leur sort est en effet connu en août grâce au témoignage d'un évadé, que le comité du Front national vient tout juste de transmettre à De Gaulle. Un détail permet d'ailleurs de confirmer qu'Aragon prend connaissance de ces éléments par la lecture de ce journal, puisqu'il reproduit la coquille de l'article à « Ausschwitz », (qui était encore correctement orthographié « Auschwitz » dans l'article de La Vérité en janvier)."
2°)-Poème “Je vous salue ma France"
- Louis Aragon sous le pseudonyme de "François La Colère, édition alors clandestine des "Éditions de Minuit" 1943)
(Extrait du livret clandestinement édité en 1943 : "Le Musée Grévin" * cf mes explications dans les commentaires ci-dessous)
"Je vous salue ma France arrachée aux fantômes
Ô rendue à la paix Vaisseau sauvé des eaux
Pays qui chante Orléans Beaugency Vendôme
Cloches cloches sonnez l'angélus des oiseaux
Je vous salue ma France aux yeux de tourterelle
Jamais trop mon tourment mon amour jamais trop
Ma France mon ancienne et nouvelle querelle
Sol semé de héros ciel plein de passereaux
Je vous salue ma France où les vents se calmèrent
Ma France de toujours que la géographie
Ouvre comme une paume aux souffles de la mer
Pour que l'oiseau du large y vienne et se confie
Je vous salue ma France où l'oiseau de passage
De Lille à Roncevaux
De Brest au Montcenis
Pour la première fois a fait l'apprentissage
De ce qu'il peut coûter d'abandonner un nid
Patrie également à la colombe ou l'aigle
De l'audace et du chant doublement habitée
Je vous salue ma France où les blés et les seigles
Mûrissent au soleil de la diversité
Je vous salue ma France où le peuple est habile
À ces travaux qui font les jours émerveillés
Et que l'on vient de loin saluer dans sa ville
Paris, mon coeur, trois ans vainement fusillés
Heureuse et forte enfin qui portez pour écharpe
Cet arc-en-ciel témoin qu'il ne tonnera plus
Liberté dont frémit le silence des harpes
Ma France d'au-delà le déluge : Salut !"