INCORRIGIBLES RUSSES !
Excellent article de Aymeric Monville, que je partage 5 sur 5 : moi aussi, je souhaite un retour aux Lumières et au gout de la Vérité ! La devise de Rousseau était : "consacrer sa vie à la Vérité" !
L'aimable invitation à partir, adressée par l'Université de Valence (en Espagne) à ses étudiants russes, n'est pas uniquement un symptôme de plus dans l'abjection actuelle. C'est aussi un terrible aveu d'échec pour l'Occident : qui porte en soi l'idée qu'aussi admirables que nous soyons, nous actons le fait que nous n'arriverons jamais à convertir les Russes à "nos-valeurs". Mais de là vient un doute : si nous n'arrivons pas à les convaincre alors que nous sommes pourtant censés vivre dans un paradis libéral et eux dans un enfer autoritaire, serait-ce parce que nous nous trompons sur la façon dont, eux, se perçoivent et nous perçoivent ?
Quelques semaines avant que n'éclatât le conflit, ou plutôt la partie la plus médiatisée d'un conflit qui dure depuis huit ans, j'avais publié et préfacé un livre de Viktor Zemskov, le premier historien à avoir eu accès aux archives soviétiques (référence ci-dessous). J'en profitais pour alerter au sujet d'une russophobie telle qu'elle pouvait mener à la folie. Nous y sommes.
Zemskov, décédé en 2015, a été beaucoup pillé en Occident, même les plus antisoviétiques étaient obligés de reconnaître que c'était le seul à avoir vraiment "bossé". Toujours cité, voire pillé, mais jamais traduit intégralement car n'arrivant jamais aux mêmes conclusions que les chercheurs occidentaux. Pour résumer à grands traits, il prenait soin de rendre hommage aux victimes du stalinisme, d'en donner un décompte précis, mais rappelait - statistiques à l'appui -, qu'aussi terrible que fût la répression, 95% de la population en ignorait complètement l'ampleur, si ce n'est l'existence.
La conclusion raisonnable à tirer de cela, quoi qu'on pense de cette période, du marxisme, du communisme, de Lénine, de Staline ou de quoi que ce soit, c'est que l'idée majeure que les Russes gardent de la période soviétique consiste en ceci : une lutte héroïque contre le fascisme, une lutte de décolonisation contre une idéologie voulant les réduire à l'esclave, une grande guerre patriotique mais aussi une guerre pour défendre l'humanité. Dans leur esprit toujours un peu mystique, ils se pensent comme des vigies (Ziouganov disait récemment, en pensant aux laboratoires bactériologiques installés par les Etats-Unis en Ukraine, "les Russes montent la garde pour l'humanité"), les libérateurs d'Auschwitz, le fanal pour les peuples secouant le joug colonial. Et sous cet aspect, peut-on vraiment leur donner tort ?
C'est pourquoi le titre du livre de Zemskov était cette question a priori étrange : "Staline et le peuple : pourquoi il n'y a pas eu de révolte". Pourquoi cette question ? Parce qu'en Occident, bien sûr, si l'on fait un sondage sur ce que les gens d'aujourd'hui retiennent de l'URSS, il est à parier que le mot qui sortira le plus souvent sera "goulag". En Occident, on pense que les Russes viendraient, à coup de gazoducs, exporter le goulag en Europe, parce qu'ils aiment le goulag, vivent le goulag, mangent goulag, boivent goulag, etc. Et s'ils ont pu tolérer de vivre comme esclaves du goulag, c'est parce, métaphysiquement, il s'agit d'un peuple soumis à la servitude volontaire bien décrite par Etienne de la Boétie. La question essentielle étant donc, pour un Occidental : pourquoi ne sont-ils pas aussi libres et donc aussi excellents que nous ?
Zemskov n'a jamais été un historien partisan mais, dans un réflexe de patriotisme dépourvu de tout caractère outrancier, il se rendait bien compte que la poursuite de la propagande de guerre à laquelle l'ouverture des archives après la chute de l'URSS aurait dû mettre fin mais à laquelle l'Occident tenait tellement, ne pouvait que contribuer à conférer aux Russes l'image erronée d'un peuple vil, à jamais voué au "knout". Le comble pour le protagoniste de la plus grande révolution mondiale après la Révolution française.
Certes, je veux bien admettre que les différents tsars ont parfois pu peser sur les mentalités. Et pourtant Pouchkine était bien lié aux décembristes, n'est-ce pas ? Mais a contrario, alors que nous étions LE pays des Lumières, donc du débat éclairé, donc du refus de l'absolutisme, je ne vois guère aujourd'hui chez mes compatriotes, et surtout dans la crise actuelle, une volonté de perpétuer nos glorieuses traditions. Je ne vois pas beaucoup d'entre eux se demander comment l'on peut être persan ou tout simplement non occidental. Aujourd'hui, un Voltaire se passionnant pour la tolérance religieuse de la Chine, passerait pour un vulgaire agent d'influence. Quant à Rousseau, il est devenu, depuis les années 70, le repoussoir absolu, l'homme le plus détesté de la droite, c'est-à-dire de 90 % des électeurs. Et le goût pour l'Encyclopédie s'est réfugié désormais dans l'épluchage des dépêches, toutes semblables, de nos si cocassement multiples chaînes d'info.
Vouloir retrouver les Lumières dans mon pays, rallumer les lucioles comme disait Pasolini, demander cela aujourd'hui, c'est désormais passer pour "pro-russe". Moi j'appelle ça être français.
Aymeric Monville, 20 mars 2022
Référence du livre cité :
https://editionsdelga.fr/produit/staline-et-le-peuple/
47Vous, William Roger, Carlos Sanchez et 44 autres personnes
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