IL Y A 50 ANS, “À BESANÇON”, LES "LIP" !.
Texte rédigé le 15 août 2023 par Fred Hidalgo sur son mur Facebook + chanson de Jacques Bertin
Le 14 août 1973, les CRS envahissent l’usine Lip de Besançon, le fleuron de l’horlogerie française vendu à un groupe suisse qui souhaite le démanteler. Déjà 480 licenciements sont annoncés sur 1200 ouvriers. Après une longue grève lancée au printemps, suivie d’une occupation de l’usine, débute une expérience exemplaire d’autogestion menée surtout par des femmes : “C’est possible, on fabrique, on vend, on paie !” A l’annonce du coup de force patronal, de nombreuses entreprises de Besançon et de la région se mettent également en grève. Arrestations, condamnations... Le 29 septembre, une marche nationale rassemble 100 000 personnes à Besançon en soutien “aux Lip”...
Le 15 octobre, le Premier ministre Pierre Messmer annonce : “Lip, c’est fini !” Un accord est finalement trouvé entre les parties concernées le 29 janvier 1974 : la "Compagnie européenne d’horlogerie”, dirigée par Claude Neuschwander (un proche de Michel Rocard), reprend les activités de Lip avec la réintégration de 830 employés à partir du 11 mars 1974. Ainsi s’achève victorieusement (et dignement) la grève la plus longue de l’histoire française contemporaine.
C’était compter sans l’esprit de revanche mesquine du président Valéry Giscard d’Estaing et de son Premier ministre Jacques Chirac qui n’admettent pas d’avoir perdu ce bras de fer face aux syndicats et s’entendent pour couler l’entreprise française en l’amputant de ses commandes nationales (via Renault, etc.). Le 8 février 1976, Claude Neuschwander est révoqué, la Compagnie dépose son bilan en avril... "Jusqu'à Lip – écrira celui-ci en 2018 dans son livre "Pourquoi ont-ils tué Lip ?" – nous étions dans un capitalisme où l'entreprise était au cœur de l'économie. Après, nous nous sommes trouvés dans un capitalisme où la finance et l'intérêt de l'argent ont remplacé l'entreprise."
Dont acte.
Cela n'empêcha pas “les Lip”, courageux, d'entamer une nouvelle occupation de l’usine et de relancer la production de montres. Le 28 novembre 1977, malgré une liquidation définitive opérée le 12 septembre précédent, ils créèrent six coopératives qui, après différentes mésaventures, mettront un point final à cette histoire exemplaire (et à ce grand tournant symbolique, ce grand basculement irréversible du capital "humain" vers la finance déshumanisée) en 1990 – seize ans quand même après la fin annoncée de Lip par son repreneur.
Qui s'en souvient aujourd’hui ? Pas grand-monde sans doute, si ce n'est ceux et celles qui l’ont vécue, bien sûr... et les amateurs de chanson. Il nous reste par exemple ce magnifique texte de Jacques BERTIN qui, au-delà de l’événement mis en scène – dès 1974 dans l’album éponyme de cette chanson – se demande si le poète a le droit de faire “des vers avec l’actualité immédiate”...
La réponse est dans la question.
(FH)
À BESANÇON
Est-ce qu’on fait des vers avec l’actualité immédiate ?
Poète, est-ce ton rôle de témoigner pour le feu qui naît ?
Est-ce qu’on peut écrire des chansons sur ces femmes
Qui se sont mises en dimanche pendant huit mois parce qu’il fallait
Montrer qu’on était des gens respectables
Et que la grève, ce n’est pas le laisser-aller mais la rigueur?
Tu fais donc des vers avec la dignité des autres
Poète, depuis ta chambre parmi tes bouquins
Est-ce qu’il est digne de saluer la classe ouvrière
De loin, quand peut-être, tes vers, elle n’y comprendra rien ?
Il va bien falloir s’y résoudre
L’étincelle ce n’est pas moi
Je vais de ville en ville
Je porte le feu, je suis le sang
Ô jeunes femmes, qui descendiez sur Besançon
Cette année-là vers le quinze août en portant comme un sacrifice
Vos clameurs car c’était la première fois et vous aviez un peu peur
Je reste au bord de vous, timide, n’osant rien faire
Est-ce qu’on peut faire des vers avec la gravité de vos gestes et votre honneur?
Vous vous êtes mis debout
Soudain vous étiez devenus l’espoir du monde
L’espoir du monde, vous, petite dame coquette et sans histoires, sans passion
Le premier jour, l’un de vous a dit "La grève sera longue
C’est avec les pieds dans la neige que nous finirons"
C’est donc facile de faire des vers sur le courage et sur la peur
On fait des vers avec l’espoir, avec la vie
Avec les ongles qui s’accrochent au réel
Avec des mots qui m’ont été soufflés cet hiver
A Besançon parce que le vent souffle dans le dos du poète
Et le crible de mots qui ne lui appartiennent pas.
(Paroles et musique de Jacques Bertin, 1974)
-Sur Jacques BERTIN, si ça vous chante :