Histoire de la pédophilie XIXème-XXIème siècle
Vidéo Librairie tropiques, Interview de Anne-Claude Ambroise-Rendu
Anne-Claude Ambroise-Rendu, Histoire de la pédophilie, XIXe-XXIe siècle
Paris, Fayard, 2014
Sébastien Roux
p. 244-247
https://doi.org/10.4000/clio.12840
Référence(s) :
Anne-Claude AMBROISE-RENDU, Histoire de la pédophilie, XIXe-XXIe siècle, Paris, Fayard, 2014, 352 p.
Texte intégral
1À quelques exceptions près (dont la thèse de sociologie soutenue en 2012 par Guillaume Brie, à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, Traitement social de la criminalité sexuelle pédophile. Rapports de pouvoir et lutte des représentations entre agents chargés du contrôle et condamnés), rares sont les auteur.e.s en sciences sociales à avoir interrogé les violences sexuelles sur mineurs. L’intensité des émotions qu’elles suscitent aujourd’hui rend tout propos distancié difficilement audible, dicible, voire même pensable. En publiant une histoire de la pédophilie du xixe siècle à nos jours, Anne-Claude Ambroise-Rendu propose une lecture éclairante de cette problématisation moderne des violences sexuelles sur mineurs. Moins à partir des pratiques que des discours qu’elles suscitent (saisis à travers la justice pénale, les évolutions législatives, les archives policières, les faits divers journalistiques ou, pour la période plus récente, les investissements philanthropiques), son ouvrage montre la formulation progressive d’un intolérable contemporain. Ainsi, entre histoire des émotions collectives, de l’enfance, de la criminalité ou de l’expertise juridico-médicale, Histoire de la pédophilie, xixe-xxe siècle donne à voir la fabrique d’un regard et d’une indignation.
2Le livre s’organise en dix chapitres qui couvrent de manière chronologique et thématique près de deux siècles d’abus sexuels sur mineurs. Le parti-pris de l’auteure permet de saisir comment des institutions produisent une clinique de la pédophilie en spécifiant, isolant et condamnant les violences sexuelles commises sur les enfants. Sans pouvoir entrer ici dans le détail des chapitres, on peut retenir que ce processus, initié au xixe siècle, s’est formalisé sous l’impulsion conjointe de la justice criminelle et de la médecine. Si Michel Foucault est un peu rapidement critiqué en début d’ouvrage pour sa lecture d’un cas particulier (p. 33), on voit à quel point ses travaux irriguent l’analyse de l’auteure pour penser la production d’un nouveau regard et la naissance d’un discours expert sur une violence que l’on formalise progressivement comme particulière, au fur et à mesure que l’enfance et la sexualité deviennent des objets de savoir.
3Les trois premiers chapitres détaillent la genèse de l’attention portée par les institutions judiciaires et médicales aux violences sexuelles sur mineurs, progressivement construits comme sujets vulnérables. Si l’on ne suit pas nécessairement l’auteure lorsqu’elle décrit ces balbutiements comme une conversion « nécessaire » pour traiter l’horreur de ces abus – il eût été plus juste, à mon sens, de penser ces années comme le moment charnière où se définissent de nouveaux impératifs moraux – les premiers temps de l’ouvrage montrent la formation d’une conscience qui irriguent le regard actuel porté sur la pédophilie. En se concentrant sur les institutions et ses représentants – le juge, le médecin, le juriste, etc. – mais aussi sur les médias et les supports – naissance de la presse, littérature etc. – A.-C. Ambroise-Rendu donne à voir comment, à la fin du xixe siècle, « la question de l’enfance, de sa vulnérabilité, de sa moralité a cessé d’être une affaire purement privée pour devenir […] chose publique » (p. 81).
4Un nouveau savoir criminologique se constitue, adossé à l’expertise médicale et la psychologie naissante, avant d’être relayé et amplifié dans un espace public friand de tératologie sexuelle. Le chapitre 4 détaille ainsi la naissance du pédophile comme nouveau monstre. Le terme émerge d’ailleurs en 1931 (p. 93), à la suite de la retraduction en français du classique Psychopathia Sexualis de Kraft Ebing. Le pervers « dangereux » qui se dessine prend les traits d’un individu de sexe masculin, plutôt issu d’un milieu modeste et peu instruit. S’il est progressivement spécifié, A.-C. Ambroise-Rendu regrette pourtant que le « délinquant sexuel amateur d’enfants [soit] encore voué à l’obscurité, celle où le confine le silence public qui règne sur ses pratiques » jusqu’aux années 1970 (p. 108). L’abuseur d’enfants jouirait ainsi d’une certaine impunité jusqu’à la fin du xxe siècle ; preuve en serait le traitement réservé à André Gide auquel l’auteure consacre un chapitre entier (chapitre 5). D’un statut hybride (entre charge, dénonciation et contextualisation), ces pages tentent – un peu maladroitement – d’exemplifier une supposée tolérance sociale à travers le silence pénal qui entourait les exactions pédophiles du Prix Nobel de littérature.
5Cette mise en question de la tolérance ou, plutôt, de l’évolution des réactions émotionnelles suscitées par les crimes sexuels sur mineurs apparaît plus nettement dans le chapitre 7, consacré aux années 1970. L’auteure montre comment la pédophilie se fait politique. Si le crime perdure, une frange minoritaire d’une certaine radicalité sexuelle entend légitimer des pratiques, sinon réprimées, au nom de la libre disposition des corps et d’une vision naïve du consentement. Des hommes (dans leur grande majorité), troublés par l’urgence de se libérer de la norme bourgeoise, d’une répression doxique ou des « flics » de la morale bien-pensante, ont pu s’aveugler et nier la contrainte, la domination ou la violence d’une sexualité entre adultes et enfants. Dans les années 1970, le sexe (s’)émancipant, les sexualités non conventionnelles – avides de reconnaissance et de légitimation – ont pu se perdre dans une critique partagée de la normalisation qui ne distingue plus l’amour de l’abus, « l’éveil » du viol.
6Enfin, les trois derniers chapitres de l’ouvrage détaillent les dernières décennies où, dans le même temps, triomphent l’évidence et le doute. Certes, reconnaissance de la violence subie et de sa nécessaire condamnation morale et judiciaire, mais aussi inquiétudes vis-à-vis de l’émergence d’une représentation de l’enfance comme pureté absolue, expliquant pour partie certaines dérives récentes (comme par exemple le procès d’Outreau, chap. 10). Ces derniers développements montrent à leur manière comment les enfants, figures ultra-sexualisés de la psychanalyse freudienne, deviennent paradoxalement des sujets désexualisés de la psychologie clinique contemporaine. Ce mouvement accompagne un transfert de légitimité : le regard technico-médical porté sur le corps d’autrui s’efface désormais au profit du témoignage, de la mise en récit de soi et de la parole victimaire sur l’expérience du traumatisme.
7L’ouvrage permet ainsi de balayer deux siècles de transformations politiques et morales et d’interroger, dans un temps long qui prend ici tout son sens, la formation d’une évidence contemporaine. Certes, quelques réserves peuvent être formulées. A.-C. Ambroise-Rendu défend notamment des positionnements moraux parfois un peu trop explicites. Si l’on comprend l’indignation de l’auteure pour les actes pédophiles, le livre aurait certainement gagné à interroger un peu plus finement la fabrique progressive d’un sentiment collectif, plutôt que de se réjouir de l’émergence d’une conscience attendue et nécessaire, supposée « rassemble[r] progressivement, dans une indignation commune, toutes les sensibilités culturelles et politiques » (p. 216). De même, une autre histoire de la pédophilie aurait davantage pu interroger la permanence implicite des limites nationales. Les sévices coloniaux d’André Gide, l’attirance de Gabriel Matzneff pour les fillettes asiatiques, ou l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’enfant sont autant de marques – présentes dans l’ouvrage mais ténues – d’un environnement politique qui dépasse les seules frontières hexagonales.
8Mais ces quelques remarques n’invalident en rien la pertinence d’un livre utile et nécessaire. Ce travail, d’une grande qualité, apparaît ainsi comme une lecture chaudement recommandée pour toute personne intéressée par la fabrique de l’enfance, de la criminologie contemporaine et – plus généralement – par la construction des problèmes moraux.
Pour citer cet article
Référence papier
Sébastien Roux, « Anne-Claude Ambroise-Rendu, Histoire de la pédophilie, XIXe-XXIe siècle », Clio, 42 | 2015, 244-247.
Référence électronique
Sébastien Roux, « Anne-Claude Ambroise-Rendu, Histoire de la pédophilie, XIXe-XXIe siècle », Clio [En ligne], 42 | 2015, mis en ligne le 05 février 2016, consulté le 11 juillet 2023. URL : http://journals.openedition.org/clio/12840 ; DOI : https://doi.org/10.4000/clio.12840
Auteur
Sébastien Roux
LISST-CAS
CNRS – EHESS – Université de Toulouse Jean Jaurès
Droits d’auteur
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