G20 : Dernière valse dans un monde déchiré
Article publié le 4 septembre de M.K. Bhadrakumar pour le site Réseau International
par M.K. Bhadrakumar
L’absence des présidents russe Vladimir Poutine et chinois Xi Jinping au sommet du G20 des 9 et 10 septembre ne laisse pas le gouvernement Modi perplexe. Son intuition l’aide à rester stoïque. On peut dire qu’il s’agit d’une situation difficile digne de Shakespeare : «Je suis en sang / Je suis allé si loin que, si je n’allais pas plus loin, / Le retour serait aussi fastidieux que l’aller».
Les diplomates indiens de haut niveau auraient compris depuis longtemps déjà qu’un événement organisé dans le monde d’hier, avant que la nouvelle guerre froide n’éclate, n’aurait pas la même ampleur et la même signification aujourd’hui.
Pourtant, Delhi doit se sentir déçu, car les compulsions de Poutine ou de Xi Jinping n’ont rien à voir avec les relations de leurs pays avec l’Inde. Le gouvernement a donné une tournure bureaucratique en affirmant que «le niveau de participation aux sommets mondiaux varie d’une année à l’autre. Dans le monde d’aujourd’hui, où les dirigeants sont très sollicités, il n’est pas toujours possible pour chacun d’entre eux d’assister à tous les sommets».
Cela dit, l’administration de Delhi redonne un coup de jeune à la ville, en supprimant les bidonvilles de la vue du public, en ajoutant de nouveaux panneaux publicitaires attrayants pour attirer l’attention des dignitaires étrangers, et même en alignant des pots de fleurs le long des routes où passent leurs cortèges.
Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour comprendre que le point commun des décisions prises à Moscou et à Pékin est que leurs dirigeants ne sont pas du tout intéressés par une quelconque interaction avec le président américain Joe Biden, qui campera à Delhi pendant quatre jours et disposera de tout le temps nécessaire pour organiser des réunions structurées, à tout le moins des «apartés» et d’autres choses du même genre, qui pourraient être filmées.
Les considérations de Biden sont politiques : tout ce qui contribue à détourner l’attention de la tempête qui s’accumule dans la politique américaine et qui menace de culminer avec sa destitution, ce qui pourrait à son tour nuire à sa candidature aux élections de 2024.
Bien sûr, ce n’est pas le moment Lyndon Johnson pour Biden. Johnson a pris la décision tumultueuse en mars 1968 de se retirer de la politique comme une étape forte vers la guérison des fissures du pays, tout en agonisant profondément que «Il y a une division dans la maison américaine maintenant».
Mais Biden est tout sauf un visionnaire. Il a tendu un piège à ours à Poutine pour renforcer son faux récit selon lequel si seulement ce dernier descendait de ses grands chevaux, la guerre en Ukraine prendrait fin du jour au lendemain, alors que de son côté, le Kremlin est bien conscient que la Maison-Blanche continue d’être le plus ardent défenseur de la thèse selon laquelle une guerre prolongée affaiblirait la Russie. En effet, Biden est allé jusqu’à des extrémités extraordinaires qu’aucun de ces prédécesseurs n’a jamais osé atteindre – aidant et encourageant les attaques terroristes ukrainiennes au fin fond de la Russie.
D’une certaine manière, Xi Jinping se trouve également face à un piège, car l’administration Biden se donne beaucoup de mal pour se montrer conciliante à l’égard de la Chine, comme en témoignent les nombreux responsables américains qui se sont récemment rendus à Pékin : le secrétaire d’État Antony J. Blinken en juin, le secrétaire au Trésor et émissaire pour le climat John Kerry en juillet et la secrétaire au Commerce Gina Raimondo en août.
Le New York Times a publié mardi un article intitulé «Les responsables américains se rendent en masse en Chine. Pékin leur rendra-t-il la pareille ?» L’article fustigeait Pékin :
«La Chine a beaucoup à gagner à envoyer des représentants aux États-Unis. Elle indiquerait au monde qu’elle s’efforce d’apaiser les tensions avec Washington, en particulier à un moment où la Chine a besoin de renforcer la confiance dans son économie chancelante. Une visite pourrait également contribuer à préparer le terrain pour une éventuelle rencontre très attendue entre le président Biden et le plus haut dirigeant chinois, Xi Jinping, lors d’un forum à San Francisco en novembre.
Pékin, cependant, n’a pas pris d’engagement».
Le fait est que, pendant tout ce temps, Washington n’a cessé de narguer et de provoquer Pékin avec belligérance et par des moyens calculés pour affaiblir l’économie chinoise et inciter Taïwan et les pays de l’ANASE à s’aligner en tant qu’alliés des États-Unis dans la région indo-pacifique, outre le fait de vilipender la Chine.
Poutine et Xi Jinping ont tous deux appris à leurs dépens que Biden est passé maître dans l’art du double langage, disant une chose à huis clos et agissant totalement à l’opposé, se montrant souvent grossier et offensant au niveau personnel dans un étalage sans précédent de diplomatie publique grossière.
Bien entendu, le symbolisme de la «réconciliation» américano-russe sur le sol indien, aussi artificiel soit-il, ne peut que profiter à Washington pour éloigner Modi du partenariat stratégique extrêmement important entre l’Inde et la Russie, à un moment où les supplications de l’Occident au sujet de l’Ukraine n’ont pas trouvé d’écho dans le Sud mondial.
En l’état actuel des choses, la participation mal conçue de l’Inde aux récents «pourparlers de paix» à Djeddah (qui était en fait l’idée du conseiller à la Sécurité nationale de la Maison-Blanche, Jake Sullivan) a donné l’impression erronée que le gouvernement Modi «participera à la mise en œuvre de la formule de paix en 10 points proposée par le président ukrainien Volodymyr Zelensky et que les détails sont en cours de discussion».
Tant Moscou que Pékin seront extrêmement méfiants à l’égard des pièges de l’administration Biden visant à créer des malentendus dans leurs relations mutuelles et à susciter des idées fausses sur la stabilité des relations stratégiques russo-chinoises à un moment critique où Poutine s’apprête à se rendre à Pékin.
L’éventuelle visite de Poutine en Chine en octobre peut être considérée comme une réponse à la visite de Xi Jinping à Moscou en mars, mais elle a un contenu substantiel, comme le montre l’invitation que lui a faite Pékin d’être le principal orateur du troisième Forum Ceinture et Route marquant le 10ème anniversaire de l’apparition de la BRI dans les politiques étrangères chinoises.
Bien qu’en 2015 Poutine et Xi aient signé une déclaration conjointe sur la coopération visant à «lier la construction de l’Union économique eurasiatique et de la Ceinture économique de la Route de la soie», jusqu’à présent, le soutien de Moscou à la BRI a davantage revêtu un caractère déclaratoire restant en deçà d’une adhésion à cette dernière. La Chine, lorsque cela l’arrange, mentionne la Russie comme un pays de la Ceinture et Route, tandis que Moscou se contente d’adhérer aux formulations précédentes.
Cela pourrait changer avec la visite de Poutine en octobre, et si c’est le cas, cela pourrait changer la donne de manière historique pour la dynamique du partenariat sino-russe et pour le flux de la politique internationale dans son ensemble.
Les diplomates indiens espèrent rédiger un document commun qui fasse abstraction des contradictions, qui ne concernent pas seulement l’Ukraine, mais aussi le changement climatique, les obligations liées à la dette des marchés émergents, les objectifs de développement durable, la transformation numérique, la sécurité énergétique et alimentaire, et ainsi de suite. La ligne de confrontation de l’Occident collectif constitue un obstacle majeur.
Les ministres des Affaires étrangères du G20 n’ont pas réussi à adopter une déclaration commune et les délibérations, sous la pression des pays du G7, «se sont égarées dans des déclarations émotionnelles», comme l’a déclaré plus tard le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov. Poutine et Xi ne s’attendent probablement pas à ce que le sommet du G20 débouche sur des solutions décisives.
Il est fort probable que le prochain événement de Delhi, ce week-end, soit la dernière valse de ce genre entre les cow-boys du monde occidental et le Sud mondial, de plus en plus agité. Le renouveau de la lutte anticoloniale en Afrique est de mauvais augure. Il est évident que la Russie et la Chine mettent leurs œufs dans le panier des BRICS.
source : Indian Punchline
traduction Réseau International