Frédéric Farah : L’euro condamne les salaires des Français
Excellent article rédigé le 13 novembre 2023 par l'économiste Frédéric Farah pour le site ELUCID
Le retour d’une inflation soutenue après plus de trente-huit années d’absence a relancé un débat aussi ancien que central, celui du partage de la valeur ajoutée. Les salariés ont exprimé leurs inquiétudes, voire leurs impatiences à faire croître leur pouvoir d’achat. Une récente enquête révélait qu’il manquait à certains ménages 588 euros pour finir le mois. Quelle est la part de responsabilité de l'euro dans ce drame social français ?
Face aux récentes revendications salariales, le gouvernement s’est bruyamment félicité de ses récentes interventions pour limiter les effets du choc inflationniste. Il en aurait coûté aux finances publiques plus de 110 milliards d’euros entre 2021 et 2023 pour les différents boucliers énergétiques. Par ailleurs, le ministre de l’Économie, Bruno le Maire, a rappelé avec fierté avoir engagé avec les pétroliers et la grande distribution des négociations pour obtenir une réduction des prix. Bruno demande...
D’aucuns disent que l’inquiétude sur les salaires ne se justifie pas. Ces derniers courraient désormais plus vite que l’inflation, selon le gouverneur de la Banque de France. Mais les statistiques révèlent un recul des salaires réels, c’est-à-dire calculés après déduction de l’inflation, d'environ -2,9 %.
Seul le SMIC, indexé sur l’inflation, a connu des revalorisations successives pour limiter l’ampleur de la perte de pouvoir d’achat. Par la même, cette indexation du salaire minimum sur l’inflation a eu un effet de compression sur les bas salaires.
La question du pouvoir d’achat reprend donc progressivement une place qu’elle avait perdue.
Mais ce débat autour d’une augmentation soutenue et généralisée des salaires a laissé dans l’ombre une question centrale : celle de l’euro. En apparence, ces deux questions semblent très éloignées. Mais le lien doit être fait si l’on veut mettre en lumière l’un des verrous qui rendent une augmentation salariale significative quasi impossible à terme.
Euro : une zone structurellement déflationniste
Un détour par la théorie et l’histoire économiques nous permettra de comprendre la nature de la zone euro.
Avant la naissance de la monnaie unique, le taux de change comme amortisseur d’un choc dit asymétrique était un outil couramment employé par nombre de pays européens. Un choc asymétrique est un choc qui part d’un pays et qui se répand progressivement aux autres par différents canaux commerciaux et monétaires. On nommait cela les dévaluations compétitives. La monnaie dévaluée perdait alors en valeur à court terme ; il en coûtait plus cher d’acheter des biens étrangers. Mais en retour, la compétitivité/prix pouvait se reconquérir ; les biens nationaux devenaient moins chers et plus intéressants à acquérir.
La réunification allemande de 1990 a représenté l’un de ces chocs asymétriques. L’Allemagne faisait face à une forte inflation. Pour la combattre, la Banque centrale allemande a relevé ses taux d’intérêt. Les autres États membres du système monétaire européen en vigueur depuis 1979 ont été alors confrontés à un dilemme : suivre l’Allemagne ou sortir du Système monétaire pour préserver leur emploi et l’activité économique.
Face à ce conflit d’objectifs – respect des engagements européens ou croissance économique – les marchés financiers ont déclenché une spéculation sur les monnaies européennes pour obliger les gouvernements à trancher. La France a alors choisi de maintenir ses engagements européens avant d'affronter une récession sans précédent en 1993.
Quant à l’Italie, prise aussi dans la même tourmente, elle choisit la voie de la dévaluation donnant un coup de pouce à son économie de manière significative.
Le choix de la monnaie unique, entériné à Maastricht en 1992, marque donc un tournant décisif dans les sociétés européennes. Non seulement elle faisait disparaître un amortisseur des chocs économiques, mais elle constituait surtout une garantie au service du capital pour empêcher tout retour possible à la boucle salaires/prix des années 1975-1982. Cette dernière avait largement dégradé la position des profits dans le partage de la valeur ajoutée. En effet, si le prix de la monnaie devenait rigide, c’est le prix du travail qui lui devait devenir flexible.
L’adoption de l’euro est à sa manière un renforcement du mouvement de modération salariale entamée en Europe à partir de la fin des années 1970.
Dans le cas de la France, l’euro représente donc une étape supplémentaire et décisive après la désindexation salaire/prix actée en 1983, complétée par la mise en œuvre du Franc fort à partir de 1987. Ce choix rendait de fait impossible toute dévaluation compétitive.
Rigidité monétaire et flexibilité du marché du travail
La flexibilité monétaire ayant disparu, c’est la flexibilité des salaires et de l’emploi qui est devenu le maitre mot des politiques économiques depuis le traité de Maastricht.
Il n’a pas été surprenant de voir un même ensemble de réformes promouvant la flexibilité du marché du travail se répandre depuis l’Allemagne à la fin des années 1990 – avec l’agenda dit Schröder, nom de l’ancien Chancelier allemand (1998-2005) – jusqu'à l’Italie, l’Espagne et la France. Les lois Fillon (2008), El Khomri (2016) et Penicaud (2017) en sont les témoins.
Le cas de la Grèce, depuis 2009, a représenté le laboratoire le plus abouti de la dévaluation intérieure en lieu et place de la dévaluation monétaire. Les salaires et l’emploi en Grèce ont fait l’objet d’un écrasement sans précédent depuis 2009.
L’Union européenne a vu par ces mesures un appauvrissement de ses salariés et la montée en puissance des travailleurs pauvres (environ 10 % dans la zone euro). En 2022, ils étaient plus d’un million en France vivant avec moins de 918 € par mois, selon l’Observatoire des inégalités. Que dire aussi de l’Allemagne qui a développé les mini-jobs et a fait croître le nombre de travailleurs à temps partiel...
En 2017, Mario Draghi, alors gouverneur de la Banque centrale européenne, affirmait dans une conférence que les salaires avaient atteint un niveau historiquement bas.
La protection sociale a aussi fait l’objet d’intenses réformes pour la rendre compatible avec l’objectif de compétitivité. Il s’agissait de la mettre au service de l’économie et de s’assurer qu’elle ne constitue pas un frein à l’activité.
Les réformes des retraites dans la zone euro ont toutes emprunté un schéma similaire : allongement des durées de cotisation, report de l’âge de la retraite, calcul des retraites moins favorables pour les salariés. La réforme Balladur de 1993 est le résultat le plus direct de la ratification du traité de Maastricht, puisque ce dernier prévoyait de contenir la progression des dépenses publiques.
La naissance de l’euro venait renforcer à cet égard, les effets de la libre circulation des capitaux consacrée par le Marché unique. De la sorte, les investisseurs pouvaient exercer une pression sur les gouvernements pour aller dans le sens du moins-disant social et fiscal. Un autre effet du marché unique s’est traduit aussi par la mise en concurrence des travailleurs et des systèmes sociaux et fiscaux qui a pris la forme d’un dumping social et fiscal accru.
Les politiques de réduction du coût du travail, pierre angulaire des politiques économiques en Europe
Le cadre de l’euro et du marché unique obligera toujours à penser en termes de compétitivité. La baisse du coût du travail reste la pierre angulaire des politiques économiques en France. En 2021, le montant des exonérations a atteint 73,8 milliards d’euros.
Pour atteindre des objectifs en matière de compétitivité, les entreprises en France ont procédé à des délocalisations lorsqu’elles le pouvaient pour produire là où c’était moins cher, à la sous-traitance marquée par de plus faibles rémunérations, le renvoi des salariés les plus âgés, donc les plus coûteux, ou encore par le recours à un management qui favorise l’intensification du travail.
Ainsi, la délocalisation et la sous-traitance sont autant d’armes qui érodent la capacité de négociation des salariés.
Certes, il ne s’agit pas de dire que les salaires n’augmentent pas. Selon l’Insee, « entre 1996 et 2021, le salaire net moyen en équivalent temps plein des salariés du secteur privé a augmenté de 15,6 %, en euros constants (c’est-à-dire corrigé de l’inflation), soit +0,6 % par an en moyenne ».
Les salaires ont progressé, mais de manière modérée, une augmentation qui pourrait paraître insuffisante tant la part des dépenses contraintes ou préengagées (logements, abonnements) ont progressé dans le budget des Français, passant de 27 % à 31 %. Cette part est particulièrement élevée pour les plus modestes. Le poids du logement représente 41 % du total de leur dépense.
Si l’on voulait donner un autre exemple, celui de l’Italie est éloquent. La progression salariale en Italie est nulle depuis trente ans ou presque, avec à peine de +0,36 %. Elle a emprunté une voie similaire à la nôtre par la multiplication des lois travail depuis le milieu des années 1990, la contrainte extérieure jouant un rôle disciplinaire sans précédent dans l’histoire de ce pays.
Il ne s’agit pas d’isoler l’euro comme un unique frein à la progression plus ample et significative des salaires. Il conviendrait de parler des enjeux de productivité, de l’insuffisante revalorisation des salaires de la fonction publique, mais la monnaie unique dessine un cadre qui induit modération et austérité.
Il ne faut pas oublier que pour pouvoir exister, la monnaie unique se fonde sur des dispositifs budgétaires comme les règles du pacte de stabilité ou encore par la mise en œuvre de réformes structurelles, comme celles que supportent les chômeurs aujourd’hui, ou demain les futurs retraités.
L’euro est un verrou puissant qui s’articule avec celui de la libre circulation des capitaux et oblige pour longtemps encore à faire porter l’ajustement des économies sur les salariés et leur protection sociale. L’euro est en somme un instrument du conservatisme économique et un frein au progrès social. Pire, les salariés font face à la double morsure, celle de la logique déflationniste inhérente à l’euro et à celle du retour de l’inflation que l’on croyait disparue.