FACE AU DOLLAR, LE YUAN S'IMPOSE DE PLUS EN PLUS À L'INTERNATIONAL
Article rédigé par Eric Juillot le 2 mai 2023 sur le site ELUCID
Une série d’annonces officielles tonitruantes a récemment marqué ce qui semble être une rupture dans l’histoire économique mondiale : la fin du règne hégémonique du dollar sur le système monétaire international aurait-elle commencé ?
Des annonces en cascades
C’est la dernière en date d’une longue série : les autorités brésiliennes et chinoises ont fait savoir le 29 mars dernier qu’elles entendaient désormais promouvoir leurs monnaies respectives dans leurs échanges commerciaux. Techniquement, un accord entre les banques centrales chinoise et brésilienne prévoit la création d’une chambre de compensation – chargée d’effectuer les opérations de change – dans une banque chinoise au Brésil, choisie par Pékin. En agissant ainsi, la Chine élargit en Amérique latine une pratique commerciale que le Chili et l’Argentine ont d'ores et déjà adopté.
Outre le poids économique du géant brésilien, il faut donc constater que c’est l’ensemble du sous-continent – historiquement cantonné au statut d’arrière-cours des États-Unis – qui se trouve aujourd’hui engagé dans une dynamique d’émancipation vis-à-vis de ces derniers. Une émancipation d’abord monétaire, à l’image de ce qui s’observe dans d’autres régions du monde. Avant cette annonce en effet, le rôle du dollar dans les transactions internationales s’est vu contesté par d’autres pays, et non des moindres.
Alors que Moscou a développé l’usage du yuan dans ses relations commerciales avec Pékin – Gazprom ayant par exemple conclu un accord à ce sujet en septembre dernier –, le président russe a fait savoir que son pays entendait également encourager le recours à la devise chinoise dans le cadre des échanges de son pays avec ses partenaires africains, asiatiques et sud-américains.
Parallèlement, on apprenait qu’un premier prêt en yuans, d’un montant inconnu, avait été accordé par la première banque commerciale de Chine à la Banque Nationale saoudienne (le plus gros organisme bancaire du pays), afin de faciliter les investissements croisés et les échanges entre les deux pays. Quelques jours plus tôt, l’Iran et – plus surprenant – l’Irak annonçaient que leurs transactions commerciales avec la Chine seraient désormais exclusivement réglées en yuans, en lieu et place du dollar.
Enfin, Total a fait savoir qu’il a conclu un premier contrat libellé en yuans dans le cadre de l’exportation vers la Chine de 65 000 tonnes de GNL au départ des Émirats arabes unis. Le géant français des hydrocarbures a eu recours à une plateforme dédiée, le Shanghai Petroleum and Natural Gas Exchange (SHPGX), créée par Pékin et dont Xi Jinping en personne a fait la promotion lors de sa visite d’État en Arabie Saoudite. La « yuanisation » des échanges planétaires est suffisamment engagée pour que même une puissante FTN occidentale, en l’occurrence française, décide d’y prendre part, en attendant que ses homologues anglo-saxonnes s’y résignent.
Le déclin américain
Annoncée de longue date, mais jamais clairement engagée, la fin du règne universel du dollar a donc aujourd’hui commencé, par un enchaînement rapproché d’événements dont la somme possède une indéniable charge historique.
Huit décennies d’une écrasante domination monétaire touchent aujourd’hui à leur fin. Le monopole du dollar, acquis en 1944 avec la conférence de Bretton Woods, avait survécu à la fin de sa libre convertibilité en or décidée par Nixon en août 1971. Il s’était parfaitement adapté au passage à un régime de changes flottants, et s’était même trouvé conforté par la libéralisation financière des années 1980. La disparition de l’URSS et du bloc communiste l’avait in fine consacré à l’échelle de la planète.
La conjonction de plusieurs facteurs, structurels et conjoncturels, explique aujourd’hui la fin de cette époque. Parmi les éléments de fond, il faut d’abord évoquer le déclin économique relatif des États-Unis au fil des dernières décennies. Victimes du néolibéralisme dont ils furent le fer de lance à compter des années 1980, ils ont financiarisé et ouvert à outrance leur économie, fragilisant dans la durée leur sphère productive.
Avec une base industrielle réduite, une dette publique colossale, un déficit commercial et un déficit budgétaire tous deux abyssaux, il leur faut aujourd’hui affronter la montée en puissance de la Chine, qui a su profiter habilement de la mondialisation dans le cadre d’une stratégie globale que les élites occidentales ont été incapables de percevoir et de prévenir, arc-boutées qu’elles étaient sur leur foi dans la mondialisation heureuse et dans les vertus pacificatrices du « doux commerce ».
Sans même évoquer sa dimension géostratégique, dans le seul domaine de l’économie, l’ascension de la Chine, après avoir été industrielle et commerciale, est aujourd’hui manifeste dans les domaines financier et monétaire. La contestation du rôle hégémonique du dollar par Pékin est donc pour ainsi dire dans l’ordre des choses. Elle est rendue crédible par les éléments objectifs sur lesquels elle repose : un poids démographique très supérieur à celui des États-Unis et une base productive – industrielle en tout premier lieu – de premier plan. Bien que relevant de l’évidence, ces deux aspects de la réalité méritent d’être rappelés, car ils constituent les piliers d’une puissance monétaire que rien ne pourra entamer sérieusement au cours des prochaines décennies.
Dilok Klaisataporn - @Shutterstock
Sur un plan plus conjoncturel, les vingt années écoulées ont vu les États-Unis abuser à tel point de leur prééminence qu’ils récoltent aujourd’hui en retour les effets destructeurs de leur politique. Leur « autodissolution stratégique », évoquée il y a quelques années par Olivier Zajec, ne vaut pas seulement pour le domaine militaire ; elle concerne aussi le domaine économique. Les États-Unis ont aujourd’hui à subir les conséquences de la mobilisation de l’économie au service de la géopolitique à laquelle ils se sont souvent livrés.
En multipliant les sanctions économiques contre des États perçus comme menaçants, en orientant les choix du FMI et de la Banque mondiale sur la base de considérations diplomatiques, en prenant unilatéralement des décisions en contradiction flagrante avec leurs engagements antérieurs (nucléaire iranien), en gelant les avoirs de certains États placés dans les institutions financières qu’ils contrôlent, les États-Unis ont peu à peu incité nombre d’États à travers la planète à s’interroger quant au risque que représente le fait de trop dépendre d’eux.
La guerre en Ukraine a catalysé cette prise de conscience : le gel de 300 milliards de dollars d’avoir russes aux États-Unis et en Europe a sapé chez bien des dirigeants la confiance qu’il plaçait dans leur relation avec les États-Unis. Résultats, lorsque Washington et ses vassaux européens ont donné au conflit russo-ukrainien une dimension planétaire par la réponse diplomatique et économique qu’ils lui ont apportée, ils ont précipité un processus d’émancipation qui traduit soudain en acte l’affaiblissement pressenti de longue date : la guerre agit ici comme un tremblement de terre qui modifie la tectonique planétaire, ajustant failles et fractures sous la poussée d’une énergie longtemps accumulée et soudain libérée.
Un fauteuil pour deux
Le dollar ne va cependant pas cesser d’être une devise de référence du système monétaire international : outre la force des institutions financières publiques et privées qui en dépendent, il reste la monnaie nationale du plus peuplé des pays développés, et cette seule réalité suffit à assurer son importance. Il lui faudra en revanche renoncer à sa situation monopolistique, au caractère hégémonique de sa domination, lorsque le processus en cours aura atteint un certain stade.
Ce processus n’en est en effet qu’à ses débuts : le recours au dollar pour les paiements internationaux reste bien la norme pour l’instant. Sa domination est par ailleurs toujours écrasante en matière de réserves de change, puisqu’il représente aujourd’hui 60 % des réserves mondiales (contre 70 % en 2000) tandis que le yuan n’en représente qu’à peine 3 %.
Mais l’intérêt objectif de tous les États de la planète va dans le sens d’un duopole sino-américain de plus en plus affirmé. Il ne serait guère judicieux en effet de remplacer un monopole par un autre, quand on connaît les mécanismes de dépendance économique et géopolitique induits par une telle situation. Si la Chine se montre à ce stade plutôt modérée dans ce domaine – tout en usant de sa puissance financière pour isoler Taïwan diplomatiquement –, il serait naïf de croire qu’il en irait de même le jour où sa devise aurait remplacé celle des États-Unis.
Un duopole aura ceci d’intéressant qu’il laissera à chaque État la possibilité de choisir une monnaie ou une autre pour régler ses transactions internationales au gré des circonstances, c’est-à-dire en fonction notamment de l’état de ses relations avec la puissance émettrice de la monnaie concernée. Les autorités brésiliennes l’ont bien compris, puisque leur promotion des transactions en yuan ne s’accompagne nullement d’une interdiction du dollar. Un duopole constituera donc, dans l’ensemble, un gage de liberté et d’autonomie accrue pour tous les États.
Une autre possibilité de la période qui s’ouvre réside dans la création d’une monnaie commune au BRICS et à tous les pays qui aujourd’hui s’en rapprochent : Argentine, Iran, Turquie, Arabie Saoudite, Algérie, Égypte… Principaux acteurs de la dédollarisation en cours, le groupe des BRICS pourrait voir dans cette monnaie – instrument de réserve comme moyen de paiement intrazone – un gage de cohésion et de consistance pour leur bloc. À l’image de l’écu qui précéda l’euro, cette monnaie serait définie sur la base d’un panier de monnaies nationales au sein duquel le yuan jouirait évidemment d’un poids prépondérant.
Mais, outre que la mise en place de cette monnaie suppose au préalable une architecture financière spécifique, les obstacles politiques à sa création sont importants. La Chine, en tout premier lieu, accepterait-elle de renoncer à faire un usage direct, frontal et solitaire de sa puissance monétaire ? Il y a lieu de douter qu’elle soit prête à aller jusqu’au bout de la logique de la « puissance d’équilibre » qu’elle se propose d’être. Ce thème récurrent du discours chinois relève pour une large part du dispositif rhétorique d’une puissance en pleine ascension, qui mise sur un discours rassurant pour faire accepter cette ascension au reste de la planète.
Enfin, quels que soient leurs résultats finaux, les dynamiques en cours appellent deux commentaires : la perspective d’un bancor, d’une monnaie utilisée pour les transactions internationales à l’échelle planétaire comme le proposait Keynes en 1944, est plus irréaliste encore qu’à l’époque. La monnaie est un vecteur de puissance beaucoup trop important pour que les États qui dominent dans ce domaine acceptent d’y renoncer. Deuxièmement, les évolutions actuelles constituent un nouvel échec pour l’euro. Outre son incapacité à faire converger les économies des pays qui l’ont adopté et à conforter leur prospérité, sa tentative de se poser en rival du dollar a fait long feu.
C’est une chose acquise depuis sa naissance ou à peu près, mais l’ascension de la devise chinoise rappelle aujourd’hui aux Européens une évidence qu’ils ont cru pouvoir dépasser : la puissance d’une monnaie repose sur des fondations aussi bien politiques qu’économiques. Si elle est schématiquement proportionnelle à la taille et au niveau de développement d’une économie, elle est tout autant l’expression d’un pouvoir politique incarné, celui d’un État.
L’euro n’étant pas la monnaie d’un État, mais d’une vingtaine d’entre eux, aux profils différents et aux intérêts divergents, il est grevé par un déficit congénital d’incarnation qui en fait une monnaie étrange, acéphale, vouée à ne jouer qu’un rôle limité dans le fonctionnement du système financier global, en dépit de la puissance économique de certains des États qui l’ont adopté, et en attendant d’être dépassé par des rivaux dotés d’une réelle substance politique.
Nul ne peut dire aujourd’hui ce qu’il en sera du système financier international à l’horizon de dix ou quinze ans. Ni les choix qui seront faits ni le rythme des évolutions en cours ne peuvent être connus à l’avance. Une seule chose est certaine : nous sommes au seuil d’une époque vouée à connaître des bouleversements profonds.
Photo d'ouverture : Pla2na - @Shutterstock
Monnaies Réserves de change Politique International Relations Internationales Article Monde Amérique Asie
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C’est la dernière en date d’une longue série : les autorités brésiliennes et chinoises ont fait savoir le 29 mars dernier qu’elles entendaient désormais promouvoir leurs monnaies respectives dans leurs échanges commerciaux. Techniquement, un accord entre les banques centrales chinoise et brésilienne prévoit la création d’une chambre de compensation – chargée d’effectuer les opérations de change – dans une banque chinoise au Brésil, choisie par Pékin. En agissant ainsi, la Chine élargit en Amérique latine une pratique commerciale que le Chili et l’Argentine ont d'ores et déjà adopté.
Outre le poids économique du géant brésilien, il faut donc constater que c’est l’ensemble du sous-continent – historiquement cantonné au statut d’arrière-cours des États-Unis – qui se trouve aujourd’hui engagé dans une dynamique d’émancipation vis-à-vis de ces derniers. Une émancipation d’abord monétaire, à l’image de ce qui s’observe dans d’autres régions du monde. Avant cette annonce en effet, le rôle du dollar dans les transactions internationales s’est vu contesté par d’autres pays, et non des moindres.
Alors que Moscou a développé l’usage du yuan dans ses relations commerciales avec Pékin – Gazprom ayant par exemple conclu un accord à ce sujet en septembre dernier –, le président russe a fait savoir que son pays entendait également encourager le recours à la devise chinoise dans le cadre des échanges de son pays avec ses partenaires africains, asiatiques et sud-américains.
Parallèlement, on apprenait qu’un premier prêt en yuans, d’un montant inconnu, avait été accordé par la première banque commerciale de Chine à la Banque Nationale saoudienne (le plus gros organisme bancaire du pays), afin de faciliter les investissements croisés et les échanges entre les deux pays. Quelques jours plus tôt, l’Iran et – plus surprenant – l’Irak annonçaient que leurs transactions commerciales avec la Chine seraient désormais exclusivement réglées en yuans, en lieu et place du dollar.
Enfin, Total a fait savoir qu’il a conclu un premier contrat libellé en yuans dans le cadre de l’exportation vers la Chine de 65 000 tonnes de GNL au départ des Émirats arabes unis. Le géant français des hydrocarbures a eu recours à une plateforme dédiée, le Shanghai Petroleum and Natural Gas Exchange (SHPGX), créée par Pékin et dont Xi Jinping en personne a fait la promotion lors de sa visite d’État en Arabie Saoudite. La « yuanisation » des échanges planétaires est suffisamment engagée pour que même une puissante FTN occidentale, en l’occurrence française, décide d’y prendre part, en attendant que ses homologues anglo-saxonnes s’y résignent.
Le déclin américain
Annoncée de longue date, mais jamais clairement engagée, la fin du règne universel du dollar a donc aujourd’hui commencé, par un enchaînement rapproché d’événements dont la somme possède une indéniable charge historique.
Huit décennies d’une écrasante domination monétaire touchent aujourd’hui à leur fin. Le monopole du dollar, acquis en 1944 avec la conférence de Bretton Woods, avait survécu à la fin de sa libre convertibilité en or décidée par Nixon en août 1971. Il s’était parfaitement adapté au passage à un régime de changes flottants, et s’était même trouvé conforté par la libéralisation financière des années 1980. La disparition de l’URSS et du bloc communiste l’avait in fine consacré à l’échelle de la planète.
La conjonction de plusieurs facteurs, structurels et conjoncturels, explique aujourd’hui la fin de cette époque. Parmi les éléments de fond, il faut d’abord évoquer le déclin économique relatif des États-Unis au fil des dernières décennies. Victimes du néolibéralisme dont ils furent le fer de lance à compter des années 1980, ils ont financiarisé et ouvert à outrance leur économie, fragilisant dans la durée leur sphère productive.
Avec une base industrielle réduite, une dette publique colossale, un déficit commercial et un déficit budgétaire tous deux abyssaux, il leur faut aujourd’hui affronter la montée en puissance de la Chine, qui a su profiter habilement de la mondialisation dans le cadre d’une stratégie globale que les élites occidentales ont été incapables de percevoir et de prévenir, arc-boutées qu’elles étaient sur leur foi dans la mondialisation heureuse et dans les vertus pacificatrices du « doux commerce ».
Sans même évoquer sa dimension géostratégique, dans le seul domaine de l’économie, l’ascension de la Chine, après avoir été industrielle et commerciale, est aujourd’hui manifeste dans les domaines financier et monétaire. La contestation du rôle hégémonique du dollar par Pékin est donc pour ainsi dire dans l’ordre des choses. Elle est rendue crédible par les éléments objectifs sur lesquels elle repose : un poids démographique très supérieur à celui des États-Unis et une base productive – industrielle en tout premier lieu – de premier plan. Bien que relevant de l’évidence, ces deux aspects de la réalité méritent d’être rappelés, car ils constituent les piliers d’une puissance monétaire que rien ne pourra entamer sérieusement au cours des prochaines décennies.
Dilok Klaisataporn - @Shutterstock
Sur un plan plus conjoncturel, les vingt années écoulées ont vu les États-Unis abuser à tel point de leur prééminence qu’ils récoltent aujourd’hui en retour les effets destructeurs de leur politique. Leur « autodissolution stratégique », évoquée il y a quelques années par Olivier Zajec, ne vaut pas seulement pour le domaine militaire ; elle concerne aussi le domaine économique. Les États-Unis ont aujourd’hui à subir les conséquences de la mobilisation de l’économie au service de la géopolitique à laquelle ils se sont souvent livrés.
En multipliant les sanctions économiques contre des États perçus comme menaçants, en orientant les choix du FMI et de la Banque mondiale sur la base de considérations diplomatiques, en prenant unilatéralement des décisions en contradiction flagrante avec leurs engagements antérieurs (nucléaire iranien), en gelant les avoirs de certains États placés dans les institutions financières qu’ils contrôlent, les États-Unis ont peu à peu incité nombre d’États à travers la planète à s’interroger quant au risque que représente le fait de trop dépendre d’eux.
La guerre en Ukraine a catalysé cette prise de conscience : le gel de 300 milliards de dollars d’avoir russes aux États-Unis et en Europe a sapé chez bien des dirigeants la confiance qu’il plaçait dans leur relation avec les États-Unis. Résultats, lorsque Washington et ses vassaux européens ont donné au conflit russo-ukrainien une dimension planétaire par la réponse diplomatique et économique qu’ils lui ont apportée, ils ont précipité un processus d’émancipation qui traduit soudain en acte l’affaiblissement pressenti de longue date : la guerre agit ici comme un tremblement de terre qui modifie la tectonique planétaire, ajustant failles et fractures sous la poussée d’une énergie longtemps accumulée et soudain libérée.
Un fauteuil pour deux
Le dollar ne va cependant pas cesser d’être une devise de référence du système monétaire international : outre la force des institutions financières publiques et privées qui en dépendent, il reste la monnaie nationale du plus peuplé des pays développés, et cette seule réalité suffit à assurer son importance. Il lui faudra en revanche renoncer à sa situation monopolistique, au caractère hégémonique de sa domination, lorsque le processus en cours aura atteint un certain stade.
Ce processus n’en est en effet qu’à ses débuts : le recours au dollar pour les paiements internationaux reste bien la norme pour l’instant. Sa domination est par ailleurs toujours écrasante en matière de réserves de change, puisqu’il représente aujourd’hui 60 % des réserves mondiales (contre 70 % en 2000) tandis que le yuan n’en représente qu’à peine 3 %.
Mais l’intérêt objectif de tous les États de la planète va dans le sens d’un duopole sino-américain de plus en plus affirmé. Il ne serait guère judicieux en effet de remplacer un monopole par un autre, quand on connaît les mécanismes de dépendance économique et géopolitique induits par une telle situation. Si la Chine se montre à ce stade plutôt modérée dans ce domaine – tout en usant de sa puissance financière pour isoler Taïwan diplomatiquement –, il serait naïf de croire qu’il en irait de même le jour où sa devise aurait remplacé celle des États-Unis.
Un duopole aura ceci d’intéressant qu’il laissera à chaque État la possibilité de choisir une monnaie ou une autre pour régler ses transactions internationales au gré des circonstances, c’est-à-dire en fonction notamment de l’état de ses relations avec la puissance émettrice de la monnaie concernée. Les autorités brésiliennes l’ont bien compris, puisque leur promotion des transactions en yuan ne s’accompagne nullement d’une interdiction du dollar. Un duopole constituera donc, dans l’ensemble, un gage de liberté et d’autonomie accrue pour tous les États.
Une autre possibilité de la période qui s’ouvre réside dans la création d’une monnaie commune au BRICS et à tous les pays qui aujourd’hui s’en rapprochent : Argentine, Iran, Turquie, Arabie Saoudite, Algérie, Égypte… Principaux acteurs de la dédollarisation en cours, le groupe des BRICS pourrait voir dans cette monnaie – instrument de réserve comme moyen de paiement intrazone – un gage de cohésion et de consistance pour leur bloc. À l’image de l’écu qui précéda l’euro, cette monnaie serait définie sur la base d’un panier de monnaies nationales au sein duquel le yuan jouirait évidemment d’un poids prépondérant.
Mais, outre que la mise en place de cette monnaie suppose au préalable une architecture financière spécifique, les obstacles politiques à sa création sont importants. La Chine, en tout premier lieu, accepterait-elle de renoncer à faire un usage direct, frontal et solitaire de sa puissance monétaire ? Il y a lieu de douter qu’elle soit prête à aller jusqu’au bout de la logique de la « puissance d’équilibre » qu’elle se propose d’être. Ce thème récurrent du discours chinois relève pour une large part du dispositif rhétorique d’une puissance en pleine ascension, qui mise sur un discours rassurant pour faire accepter cette ascension au reste de la planète.
Enfin, quels que soient leurs résultats finaux, les dynamiques en cours appellent deux commentaires : la perspective d’un bancor, d’une monnaie utilisée pour les transactions internationales à l’échelle planétaire comme le proposait Keynes en 1944, est plus irréaliste encore qu’à l’époque. La monnaie est un vecteur de puissance beaucoup trop important pour que les États qui dominent dans ce domaine acceptent d’y renoncer. Deuxièmement, les évolutions actuelles constituent un nouvel échec pour l’euro. Outre son incapacité à faire converger les économies des pays qui l’ont adopté et à conforter leur prospérité, sa tentative de se poser en rival du dollar a fait long feu.
C’est une chose acquise depuis sa naissance ou à peu près, mais l’ascension de la devise chinoise rappelle aujourd’hui aux Européens une évidence qu’ils ont cru pouvoir dépasser : la puissance d’une monnaie repose sur des fondations aussi bien politiques qu’économiques. Si elle est schématiquement proportionnelle à la taille et au niveau de développement d’une économie, elle est tout autant l’expression d’un pouvoir politique incarné, celui d’un État.
L’euro n’étant pas la monnaie d’un État, mais d’une vingtaine d’entre eux, aux profils différents et aux intérêts divergents, il est grevé par un déficit congénital d’incarnation qui en fait une monnaie étrange, acéphale, vouée à ne jouer qu’un rôle limité dans le fonctionnement du système financier global, en dépit de la puissance économique de certains des États qui l’ont adopté, et en attendant d’être dépassé par des rivaux dotés d’une réelle substance politique.
Nul ne peut dire aujourd’hui ce qu’il en sera du système financier international à l’horizon de dix ou quinze ans. Ni les choix qui seront faits ni le rythme des évolutions en cours ne peuvent être connus à l’avance. Une seule chose est certaine : nous sommes au seuil d’une époque vouée à connaître des bouleversements profonds.
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