Dette : 5000 d’histoire (2011), David Graeber présente une véritable généalogie du concept de dette !
Présentation de l’ouvrage rédigé en 2011 par Davis Graeber sur la dette depuis 5000 ans, effectuée le 8 novembre 2024 par les équipes de ELUCID
Dette : 5000 ans d'histoire - David Graeber
D’où vient l’obligation morale de la dette ? Comment est née l’idée selon laquelle nous devrions payer une certaine somme à une entité auprès de laquelle nous nous estimons redevables ? Pour David Graeber, la dette n’a jamais été qu’une construction sociale et un outil de contrôle du pouvoir.
Dans Dette : 5000 d’histoire (2011), l’anthropologue présente une véritable généalogie du concept de dette, s’efforçant de déconstruire les idées reçues sur la question, avec un objectif ambitieux : supprimer la conception actuelle de la dette, corrompue par les mathématiques et la violence.
Ce qu’il faut retenir :
L’étude de l’histoire de la dette et la détermination de sa nature sont victimes de certaines idées reçues. En réalité, la dette, associée à la violence et à l’injustice, a toujours été un outil de pouvoir et de contrôle social, bien avant l’apparition des monnaies physiques.
L’idée que le troc a précédé l’apparition de la monnaie, cette dernière étant née du besoin de faciliter les échanges, est un mythe : on sait aujourd’hui que les sociétés anciennes utilisaient principalement des systèmes de crédit.
En retraçant l’évolution des systèmes de dette, on voit que ce sont les États et les institutions financières qui ont structuré les économies autour de la dette et de l’exploitation. Il faut remettre en question ces fondations et restructurer la notion de dette – la vraie liberté implique la capacité de faire des promesses authentiques entre individus égaux.
Biographie de l’auteur
David Graeber (1961-2020) est un anthropologue américain et une figure de la gauche radicale anglo-saxonne. Professeur à l’université de Yale, il migre à la London School of Economics en 2007, après que Yale lui ait refusé une titularisation (possiblement en raison de ses convictions politiques). En 2011, il devient l’un des leaders du mouvement de contestation des abus du capitalisme financier Occupy Wall Street.
Après plusieurs ouvrages d’anthropologie, il publie l’essai Dette : 5 000 ans d’histoire (2011), qui connaît succès retentissant, puis Bureaucratie (2015) et Bullshit jobs (2018). Il meurt prématurément en 2020, des suites d’une nécrose pancréatite.
Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.
Plan de l’ouvrage
1. L’expérience de la confusion morale
2. Le mythe du troc
3. Dettes primordiales
4. Cruauté et rédemption
5. Bref traité des fondements moraux des relations économiques
6. Jeux avec le sexe et la mort
7. Honneur et avilissement
8. Crédit contre lingot
9. L’Âge axial
10. Le Moyen Âge
11. L’âge des grands empires capitalistes
12. Début d’une ère encore indéterminée
Synthèse de l’ouvrage
Chapitre 1. L’expérience de la confusion morale
La vie humaine est parsemée de principes moraux, parfois en opposition ; mais parmi eux, s’est enracinée l’obligation morale de la dette, ou celle de payer une certaine somme à une entité auprès de laquelle nous nous estimons redevables.
Néanmoins, contrairement aux autres obligations, la dette est quantifiable. La violence et la quantification sont ainsi liées dans la mesure où cette quantification permet au créancier de préciser numériquement combien lui doit le débiteur, et où la violence peut être utilisée comme outil de levier pour obtenir ce remboursement. De ce point de vue, le facteur crucial devient « l’aptitude de la monnaie à faire de la morale une question d’arithmétique impersonnelle », justifiant des moyens immoraux pour l’obtenir.
Ainsi, en examinant l’histoire de la dette, on y découvre que l’homme est victime d’une profonde confusion morale : d’une part, la majorité des gens sont convaincus que rembourser de l’argent emprunté est une question d’éthique et que, d’autre part, « quiconque fait profession de prêter de l’argent est un scélérat ».
Pendant un court moment, la crise financière de 2008 a engagé un débat public sur la nature de la dette, de l’argent et des institutions financières. Mais ce débat n’a jamais abouti, et la colère populaire a été étouffée par de nouvelles politiques fiscales. Faudra-t-il attendre la prochaine crise financière pour terminer ce débat ? Si nous entrons bien dans une nouvelle ère de monnaie de crédit, la nature de cette dernière n’a pas changé. Il s’agit même de la forme initiale de la monnaie : le système de crédit « ardoises » existait avant l’argent liquide. Toutefois, les monnaies virtuelles s’accompagnaient d’institutions conçues pour protéger les débiteurs. Comment expliquer aujourd’hui que nos institutions, comme le FMI, ont été créées pour protéger les créanciers ? Étudier l’histoire de la dette doit nous permettre de répondre à ces questions fondamentales tant pour la vie économique que pour le fonctionnement de la société humaine de manière générale.
Chapitre 2. Le mythe du troc
Plusieurs mythes doivent être déconstruits autour de l’histoire de la dette, plus précisément l’histoire de la monnaie. Le mythe du troc en est un premier. Quand les économistes s’intéressent aux origines de la monnaie, la logique établie est généralement de dire que l’Homme a commencé ses transactions par le troc, puis par la monnaie, avant de voir se développer le système de crédit. Pourtant, en examinant la vie économique des communautés, les anthropologues ont constaté que les individus pouvaient être endettés d’une dizaine de façons différentes les uns envers les autres, et que la plupart des transactions s’effectuaient avec une monnaie virtuelle.
Cette dissonance s’explique par plusieurs raisons. Premièrement, les archéologues ont recueilli davantage d’objets témoignant de l’existence de monnaies physiques que d’objets utilisés pour les dispositifs de crédits. En outre, les économistes considèrent que la monnaie a pour fonction initiale d’être un moyen d’échange, venu s’insérer dans le système du « troc » qui, selon eux, dominait les relations humaines avant l’apparition de la monnaie. Cette histoire fut racontée par Adam Smith en 1776. S’inspirant d’écrits d’Aristote, Adam Smith explique que les familles, en produisant ce dont elles avaient besoin pour leur subsistance, se sont spécialisées dans un type de production. De cette production, le type de bien amassé gagnait en valeur, et devait alors être échangé contre un autre type de denrée pour combler les besoins de la famille. Les échanges concernaient d’abord un bien contre un autre, puis la monnaie vint remplacer un de ces deux biens dans l’échange. En forgeant ce mythe, Adam Smith, dans une tradition libérale, voulait surtout s’opposer à l’idée selon laquelle la monnaie est une création de l’État. Cette histoire a permis de faire de l’économie une réalité qui opère par l’échange et le troc, fondant la discipline de la science économique sur cette base.
En réalité, le troc était rarement utilisé, et encore moins entre les habitants du même village. Il était plutôt réservé à ceux que l’on n’était pas amené à revoir : des étrangers, ou de potentiels ennemis afin de négocier une paix stable. Pour le reste, l’adoption de systèmes de crédit était la solution la plus fréquente. Ces derniers ont été adoptés avant même la monnaie physique, ou quand la monnaie physique commençait à se faire rare. Par exemple, l’économie sumérienne avait mis en place une unité monétaire de base : le sicle. Divisé, le sicle était utilisé comme équivalence afin de garder une trace des ressources à disposition et déplacer des biens entre des services.
En somme, la monnaie virtuelle s’est développée la première, et les pièces de monnaie, apparues plus tard, se sont diffusées inégalement, sans jamais remplacer les systèmes de crédit. Le troc, lui, était une option exceptionnelle, en l’absence d’usage de pièces. Dès les années 1910, les postulats d’Adam Smith furent mise en doute par l’économiste britannique Alfred Mitchell-Innes, qui publiât deux articles dans le Banking Law Journal en 1913 et 1914. Pourtant, sa version de l’histoire de la monnaie ne fut jamais rééditée, et le mythe d’Adam Smith perdura.
Chapitre 3. Dettes primordiales
Si le mythe du troc est ineffaçable, c’est qu’il se trouve au cœur du discours de la science économique. L’idée qui fonde la discipline est la suivante : parce que nos économies sont d’immenses systèmes de troc, elles sont impossibles sans présence de la monnaie. Mais un facteur crucial est ignoré dans ce raisonnement, et lui permet ainsi de tenir debout : ce facteur, qu’Adam Smith tentait de cacher, c’est l’État. C’est l’État qui, par ses lois, sa police et ses politiques monétaires, a permis l’existence du marché. Adam Smith était partisan de l’usage du papier-monnaie et la fixation de sa valeur sur les métaux précieux.
D’autres théories alternatives, autour du concept de monnaie, ont malgré tout été proposées. Mitchell-Innes par exemple, avait développé l’idée d’une « monnaie crédit ». Selon lui, la monnaie n’est pas une marchandise, mais une unité de compte qui mesure la dette. Un billet de banque n’est alors pas une promesse de payer un certain montant de « monnaie réelle », mais « une promesse de payer quelque chose d’autre, d’une valeur équivalente à une pièce d’or ». La monnaie est ainsi une reconnaissance de dette mesurant la confiance donnée par une personne à une autre. Dans Théorie étatique de la monnaie, l’économiste allemand Georg Friedrich Knapp souligne, lui, que la forme que prend la monnaie ne fait aucune différence : si l’État l’accepte, la nature de monnaie est établie.
Mais si les États ont créé le cadre juridique et ont exigé des impôts pour créer le marché, de quel droit l’ont-ils fait ? Une première réponse consiste à dire que l’État est en droit d’exiger des impôts puisqu’il fournit des services : c’est le contrat social. Une explication alternative est un second mythe inventé par les économistes : celui de la « théorie de la dette primordiale » selon laquelle tous les citoyens ont une dette les uns envers les autres, que l’État récupère grâce à l’impôt, nécessitant ainsi l’usage de la monnaie. Selon Geoffrey Ingham, « la dette primordiale est celle que doit l’être vivant à la continuité et à la durabilité de la société qui protège son existence individuelle ». Ce sentiment de dette serait antérieur à la création des marchés. Selon une autre théorie, on considère également que les premières sociétés auraient conceptualisé les dettes comme des obligations envers les dieux, les ancêtres et les forces cosmiques via la notion de sacrifice afin d’obtenir la délivrance. Ces dettes, inscrites dans les rituels et les traditions, ont formé le socle des relations humaines et sociales. Les sociétés ont ensuite progressivement transformé ces dettes métaphysiques en obligations économiques tangibles, permettant aux élites de monétiser des obligations spirituelles et de les utiliser pour renforcer leur pouvoir économique et politique.
Mais ce qui fait de la dette primordiale un mythe, c’est qu’elle part du postulat que le monde est organisé en unités homogènes nommées « sociétés », dont chacun a conscience. Or, seul l’État moderne, avec ses politiques sociales et ses frontières stables permet la conception d’une « société », voire de nation. Autrement dit, l’idée d’une dette primordiale est un mythe nationaliste. Avant, nous devions notre existence aux dieux, maintenant nous le devons à la nation.
Chapitre 4. Cruauté et rédemption
En étudiant la dimension morale de la dette, il s’agit d’explorer la relation complexe entre la dette, la cruauté et la rédemption. En effet, la dette a souvent servi de prétexte à des actes de violence et de coercition, utilisés pour maintenir des structures de pouvoir et de domination. La dette, sous ses diverses formes, serait alors non seulement une obligation économique, mais aussi un mécanisme de contrôle social et de punition.
Dans de nombreuses sociétés, la dette a été directement liée à l’esclavage et à l’exploitation. Les débiteurs insolvables étaient souvent réduits en esclavage, transformant ainsi une obligation économique en une forme de servitude permanente. Cette pratique a permis aux créanciers de maintenir un contrôle absolu sur les individus et les communautés, renforçant les inégalités sociales et économiques. De manière générale, en présentant les débiteurs comme des délinquants, la société a souvent perçu la violence à leur égard comme justifiée et même nécessaire. Cette dynamique a façonné des systèmes juridiques et moraux qui ont normalisé la punition et la répression en tant que réponses légitimes aux dettes impayées.
La pensée de Nietzsche facilite notre compréhension du concept de la quête de rédemption associée à la dette. Dans de nombreuses traditions religieuses et culturelles, le remboursement des dettes est perçu comme un acte de purification ou de rachat, liant ainsi la dette à des notions de salut et de pardon. Saint Mathieu disait ainsi : « et remets-nous nos dettes, comme nous les remettons à nos débiteurs ». Ce lien a permis aux élites de manipuler les sentiments de culpabilité et de responsabilité pour renforcer leur emprise sur les individus. Aussi, « pendant l’essentiel de l’histoire de l’humanité, chaque fois qu’un conflit politique ouvert a éclaté entre classes sociales, il a pris la forme d’un plaidoyer pour l’annulation des dettes ». Ainsi, les enseignements religieux pouvaient ont fourni des arguments moraux pour justifier une réclamation de dette.
Chapitre 5. Bref traité des fondements moraux des relations économiques
« Faire l’histoire de la dette, c’est donc inévitablement reconstruire aussi la façon dont la langue du marché a envahi toutes les dimensions de la vie humaine ». Autrement dit, les interactions économiques sont profondément ancrées dans des contextes sociaux et moraux, c’est-à-dire dans le quotidien de la vie sociale.
Dans de nombreuses sociétés, les dettes ne sont pas simplement des obligations financières, mais sont aussi l’expression de relations sociales et de confiance. Des valeurs telles que l’honneur, la réputation et la fidélité jouent un rôle crucial dans la manière dont les dettes sont contractées et remboursées. Ces valeurs, bien qu’intangibles, ont souvent plus d’importance que les transactions monétaires elles-mêmes. Néanmoins, les différences culturelles engendrent des approches différentes des principes moraux censés fonder les relations économiques. On en distingue trois principaux : le communisme, défini ici comme toute relation humaine fondée sur le principe « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » ; la hiérarchie, faisant référence aux structures de pouvoir et de subordination qui régissent les interactions économiques et sociales ; et l’échange, le principe selon lequel les biens et les services sont échangés de manière équitable. Ces trois principes coexistent dans toutes les sociétés, et se manifestent dans les relations humaines quotidiennes.
Chapitre 6. Jeux avec le sexe et la mort
Une partie de l’histoire économique, jugée tabou, a été écartée de l’enseignement traditionnel : le rapport entre la dette, le sexe et la mort.
Tout d’abord en matière de sexualité. Historiquement, les dettes ont souvent été associées à des échanges de nature sexuelle, où les femmes et les corps ont été monétisés pour régler des obligations économiques. Par exemple, dans certaines cultures, les filles étaient données en mariage ou en concubinage pour effacer les dettes familiales, transformant ainsi ces dernières en véritable monnaie d’échange. Cette pratique a eu des répercussions profondes sur la perception de la sexualité et du genre, renforçant les structures patriarcales et déshumanisant les individus. Ces dynamiques ont perduré sous des formes modernes, où les dettes continuent d’affecter de manière disproportionnée les femmes et les minorités sexuelles. Un exemple est celui du scandale impliquant Neil Bush, frère de George W. Bush, qui, lors de son divorce, a avoué des relations extraconjugales facilitées par son statut et ses déplacements professionnels. Ce cas souligne la façon dont le pouvoir et les privilèges ont pu pervertir les transactions économiques, les transformant en un mélange toxique de corruption et de favoritisme.
Pour ce qui est de la relation entre la dette et la mort, dans de nombreuses cultures, les dettes sont perçues comme des obligations qui transcendent la mort, impliquant que les descendants sont responsables des dettes des défunts. Cette idée perpétue une forme de servitude intergénérationnelle, où les familles sont prises dans des cycles de dette et de pauvreté qui semblent inéluctables. Ces concepts de dettes mortuaires ont influencé les pratiques funéraires et les rituels de commémoration, en liant la dette à des notions de respect et d’honneur envers les ancêtres.
Finalement, ce type d’échange, aujourd’hui tabou, est pourtant directement issu de nos héritages de la guerre, de la conquête et de l’esclavage. Cet héritage n’a jamais vraiment disparu, et même si nous refusons de le voir, il fonde certaines conceptions relevant de notre liberté.
Chapitre 7. Honneur et avilissement
L’héritage de ces conceptions évoque néanmoins une dualité entre l’honneur et l’avilissement. En effet, les dettes peuvent servir de mécanisme à la fois pour exalter et pour rabaisser des individus et des groupes au sein des sociétés.
Dans certaines cultures, le fait de prêter de l’argent pouvait être perçu comme un acte honorifique. Cela reflétait la capacité du créancier à fournir un soutien économique, augmentant ainsi son statut social et son influence. Dans ces contextes, rembourser une dette devenait une question d’honneur personnel et de réputation, incitant les débiteurs à respecter scrupuleusement leurs obligations pour ne pas perdre la face. Mais en retour, les dettes ont souvent été utilisées comme outils d’avilissement et de domination. Lorsqu’un individu était incapable de rembourser, il subissait souvent une humiliation publique, perdant son statut et son respect au sein de la communauté. Les créanciers pouvaient exploiter cette vulnérabilité pour renforcer leur pouvoir, transformant la dette en un instrument de soumission et de contrôle social. Les sociétés féodales et coloniales illustrent ces dynamiques, faisant de la dette un moyen de maintien en servitude.
Ainsi, le principe d’honneur a deux significations contradictoires : d’un côté, il représente l’intégrité et la capacité à tenir ses engagements, de l’autre, il est lié à la violence et à la capacité de transformer d’autres êtres humains en objets de valeur, comme des esclaves. Cette dualité se retrouve dans certaines formes de monnaie archaïque, comme le cumal en Irlande médiévale, une monnaie évaluée en filles-esclaves. Cette pratique reflétait l’idée que l’honneur d’un homme est intrinsèquement lié à sa capacité à protéger les femmes de sa famille, et que le contraindre à en livrer une pour des tâches serviles et dégradantes constituait l’ultime humiliation.
Bien que les formes de dette aient évolué, les mécanismes sous-jacents d’honneur et d’avilissement restent profondément ancrés dans nos systèmes économiques et sociaux. Si l’esclavage est proscrit dans nos sociétés occidentales, les possibilités d’aliéner notre liberté demeurent toujours.
Chapitre 8. Crédit contre lingot
L’histoire de la monnaie, de la dette et du crédit fonctionne par cycles économiques, marqués par la préférence – ou non – pour le crédit, par rapport aux métaux précieux, comme l’or et l’argent. En effet, ces deux formes de richesse ont engendré « un vaste mouvement d’alternance entre des périodes dominées par la monnaie de crédit et d’autres où l’or et l’argent prédominent », influençant les dynamiques économiques et politiques mondiales. Le crédit et le métal précieux représentent deux approches fondamentalement différentes de l’économie. Le crédit repose sur la confiance et les relations interpersonnelles, tandis que les métaux précieux symbolisent la richesse tangible et la stabilité économique. Au fil du temps, les sociétés ont oscillé entre ces deux systèmes, influencées par des facteurs tels que la guerre, l’instabilité politique et l’évolution des marchés.
Pendant les périodes de paix et de prospérité, les systèmes de crédit ont souvent prospéré. Les gens avaient confiance dans les institutions et les relations personnelles qui sous-tendent le crédit, ce qui permettait des échanges économiques fluides et dynamiques. En revanche, en temps de guerre ou de crise économique, la préférence se tournait vers les métaux précieux, considérés comme des valeurs refuges face à l’incertitude. Pendant les invasions et les conquêtes, les butins en métaux précieux étaient d’ailleurs souvent utilisés pour stabiliser et renforcer les économies des conquérants. Cela est particulièrement visible à l’époque de l’Empire romain, où de vastes quantités d’or et d’argent pillées permettaient de financer les armées et d’assurer le contrôle territorial. La compréhension de ces cycles et de l’équilibre entre le crédit et les métaux précieux demeure un facteur crucial pour la santé économique globale, et peut s’identifier aux systèmes bureaucratiques contemporains.
Chapitre 9. L’Âge axial
L’« Âge axial » est une expression inventée par le philosophe Karl Jaspers pour désigner une période historique s’étendant approximativement de 800 à 200 av. J.-C., au cours de laquelle des philosophies et des religions majeures ont émergé au sein de différentes civilisations. C’est une période de transformation profonde, marquée par l’émergence de penseurs tels que Confucius, Bouddha, Socrate, ou les prophètes hébreux. Ces figures ont introduit des idées révolutionnaires sur la moralité, la spiritualité et les relations humaines, remettant en question les structures de pouvoir et les systèmes économiques établis. Cette transformation a exercé également une certaine influence sur les perceptions de la dette et de la justice économique.
L’Âge axial est notable pour l’invention de la monnaie. Les premières pièces de monnaie apparaissent en Lydie, vers 600 av. J.-C., presque simultanément avec l’apparition des grands penseurs de l’époque. Cette convergence n’est pas fortuite. Les sociétés de l’Âge axial sont en transition, passant de systèmes de crédit basés sur des promesses de paiement à des économies monétaires, où le métal précieux devient une unité de valeur standardisée. C’est l’avènement des philosophies matérialistes : « elles envisagent un monde fait de forces matérielles, et non de puissances divines ; et elles voient dans l’accumulation de richesses matérielles la fin ultime de l’existence humaine, ravalant des idéaux comme la morale et la justice au statut d’instruments qui servent à satisfaire les masses ».
Chapitre 10. Le Moyen Âge
Le Moyen Âge, allant de 600 à 1500 après J-C., est une deuxième période de transition au cours de laquelle les marchés des biens et les religions vont commencer à fusionner ; les systèmes économiques traditionnels évoluent alors vers de nouvelles formes de commerce et de crédit. Le déclin de l’Empire romain et l’essor des royaumes médiévaux ont en effet conduit à une fragmentation politique et à une diversification des systèmes économiques. L’effondrement de l’autorité centrale romaine a permis l’émergence de seigneuries locales et de structures féodales dans lesquelles les relations de vassalité et de servage dominaient. Cette structure sociale était fondée sur des obligations réciproques de protection et de service, souvent formalisées par des serments de loyauté. Durant cette période, l’économie européenne est principalement agraire. Les seigneurs féodaux possèdent de vastes domaines dans lesquels les paysans travaillent en échange de protection et du droit de cultiver des terres. Les obligations entre seigneurs et paysans sont économiques, mais aussi sociales et religieuses, impliquant des devoirs de charité et de soutien mutuel.
Le rôle de l’Église catholique devient alors central dans la régulation des dettes et des pratiques commerciales dans la vie médiévale. L’Église possède des terres considérables et exerce une influence majeure sur les aspects économiques et moraux de la société. Elle prêche des doctrines qui soutiennent la charité et condamnent l’usure – aussi appelé prêt à intérêt – définissant ainsi les contours moraux des transactions économiques. Par exemple, en interdisant l’usure parmi les chrétiens, l’Église a façonné les pratiques financières et encouragé des alternatives comme les dons et les aumônes.
Avec le développement des villes et du commerce à partir du XIe siècle, l’économie médiévale commence à se transformer. Les foires commerciales et les marchés urbains se développent via la construction de routes commerciales, et deviennent des centres d’échange, facilitant la circulation des biens et des monnaies. Cette période voit également l’émergence des guildes, qui régulent les métiers et protègent les intérêts de leurs membres tout en imposant des standards de qualité et de prix. L’objectif était d’instaurer des règles strictes sur la gestion de la dette afin de protéger les artisans contre les pratiques commerciales abusives. Cette croissance commerciale stimule la demande de monnaie et conduit à l’essor des banques et des pratiques de crédit. Malgré l’interdiction religieuse de l’usure, les prêteurs trouvent des moyens de contourner ces restrictions en utilisant des lettres de change et d’autres instruments financiers innovants. Les villes italiennes comme Venise et Florence deviennent des centres financiers majeurs, développant des systèmes bancaires sophistiqués qui influencent toute l’Europe.
La fin du Moyen Âge est marquée par des crises économiques et sociales, notamment la Grande Famine de 1315-1317 et la Peste noire de 1347-1351, qui déciment la population européenne. Ces catastrophes provoquent des bouleversements sociaux et économiques, réduisant la main-d’œuvre disponible et augmentant le pouvoir de négociation des paysans et des artisans. En réponse, les structures féodales commencent à se désagréger, ouvrant la voie à l’émergence d’une économie fondée sur le marché et à la formation des premiers États-nations modernes.
Chapitre 11. L’âge des grands empires capitalistes
Entre le XVIe et le XIXe siècle, les grands empires capitalistes européens connaissent leur apogée. La colonisation, le commerce transatlantique et l’industrialisation sont de nouveaux facteurs transformant les dynamiques économiques et sociales à l’échelle mondiale.
À partir de la fin du XVe siècle, l’Europe entre dans une période d’expansion maritime et coloniale. Des nations comme le Portugal, l’Espagne, les Pays-Bas, la France et l’Angleterre se lancent dans des explorations à grande échelle, établissant des colonies et des comptoirs commerciaux à travers le monde. Cette expansion marque le début d’une ère de commerce mondial et de transfert massif de ressources. Ces entreprises coloniales sont motivées par la quête de nouvelles terres, mais aussi par la recherche de métaux précieux. L’or et l’argent des Amériques, notamment, deviennent des moteurs essentiels de l’économie européenne. En effet, l’afflux de métaux précieux permet aux nations européennes de financer leurs guerres et leurs infrastructures, consolidant ainsi leur pouvoir. Les puissances européennes ont ainsi développé des systèmes de dette réservés qu’ils ont imposé aux populations colonisées, afin d’« obliger la population à entrer sur le marché du travail à cause de sa dette au fisc » et d’exploiter les ressources.
L’Empire britannique, à son apogée au XVIIIe et au XIXe siècle, utilise des mécanismes financiers sophistiqués pour soutenir son expansion. La Banque d’Angleterre, fondée en 1694, joue un rôle crucial en fournissant des prêts au gouvernement et en émettant des billets de banque. Cette institution devient un modèle pour les autres nations, démontrant l’interconnexion entre pouvoir militaire, colonialisme et innovation financière. Par exemple, la Compagnie des Indes orientales est une entreprise charnière dans l’histoire du capitalisme. Fondée en 1600, cette société par actions devient un acteur majeur dans le commerce mondial, exploitant les ressources et les peuples de l’Inde et d’autres régions asiatiques. C’est grâce à cette dernière que, sous l’empire de Sa Majesté, les suzerains britanniques ont « institutionnalisé le péonage et en ont fait leur principal moyen de production de marchandises exportables ».
La traite transatlantique des esclaves est un autre exemple d’exploitation de la dette en faveur du capitalisme à cette ère. Les empires européens déportent des millions d’Africains pour travailler dans les plantations des Amériques, créant un système économique fondé sur l’exploitation humaine. Cette traite négrière était « un gigantesque réseau d’accords de crédit » : « les armateurs basés à Liverpool ou à Bristol achetaient à crédit, à des conditions avantageuses, des marchandises aux grossistes locaux, qu’ils comptaient payer sur la vente (à crédit aussi) des esclaves aux planteurs des Antilles et d’Amérique ». Les profits générés par l’esclavage et le commerce des produits coloniaux, comme le sucre, le coton et le tabac, étaient assurés par les commissionnaires de la City, alimentant la croissance économique de l’Europe.
Finalement, l’âge des grands empires capitalistes est une période de contradictions profondes. D’une part, on connaît des avancées technologiques et économiques significatives, et d’autre part, on recourt à des pratiques d’exploitation et de violence. Même dans les cas d’implantation les plus sérieux – dont le Commonwealth –, la nature des déficits nationaux et de la monnaie de crédit semble rendre le système instable, ce qui conduit à s’interroger sur le capitalisme d’aujourd’hui et sa pérennité…
Chapitre 12. Début d’une ère encore indéterminée
L’histoire de la dette nous conduit alors à nous interroger sur l’avenir des dettes dans un monde de plus en plus globalisé et technologiquement avancé. Une année charnière dans l’histoire économique mondiale est l’année 1971. Cette date marque la fin de l’étalon-or international, à la suite de la décision du président américain Richard Nixon. Cet événement a inauguré une ère de changes flottants et de monnaies fiduciaires, redéfinissant ainsi les bases du système économique mondial. Avant 1971, les accords de Bretton Woods établissaient un système de changes fixes où le dollar américain était convertible en or. Cette stabilité a permis une croissance économique mondiale significative après la Seconde Guerre mondiale. Cependant, le coût de la guerre du Vietnam et les demandes croissantes de conversion en or de pays comme la France ont mis en péril ce système. Finalement, la décision de Nixon a marqué la fin de l’ordre économique établi et le début d’une période de volatilité et d’incertitude économique.
Le découplage du dollar et de l’or a entraîné une augmentation spectaculaire du prix de l’or, qui a atteint un sommet de 600 dollars l’once en 1980. Cela a eu pour effet de revaloriser les réserves d’or détenues par les pays, mais a également créé des incertitudes et des fluctuations sur les marchés financiers internationaux. La transition vers un système de changes flottants a permis aux gouvernements d’adopter des politiques monétaires plus flexibles, mais a également ouvert la voie à une série de crises financières et de bulles spéculatives. Ainsi, la croyance répandue selon laquelle le capitalisme est le point culminant indépassable de l’évolution économique est contestable. L’histoire met en lumière les limites du capitalisme, montrant qu’il ne peut pas fonctionner indéfiniment dans un monde aux ressources limitées. La crise financière de 2008 est une manifestation de ces limites et de l’incapacité du système actuel à concevoir une alternative viable au capitalisme.
L’échec des systèmes existants à anticiper et à gérer cette crise souligne la nécessité de repenser fondamentalement nos structures économiques et sociales. Il existe une possibilité pour faire face aux problèmes engendrés par les dettes : « un jubilé de style biblique », « un jubilé qui concernerait à la fois la dette internationale et la dette des consommateurs ». Il s’agirait de ne pas considérer la dette comme une composante intrinsèque de la morale humaine, mais plutôt comme un arrangement social créé par les hommes. Plus précisément, il faut considérer la dette comme la « perversion d’une promesse », corrompue par les mathématiques et la violence. Il est ainsi essentiel d’entamer une reconfiguration totale du système économique et moral : « comme nul n’a le droit de nous dire ce que nous valons, nul n’a le droit de nous dire ce que nous devons ».
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