Derrière le «en même temps» macronien, dissimulation et marketing politique
Article rédigé le 17/07/2023 Par Laurent Ottavi pour le site ELUCID
Emmanuel Macron a recouru tellement de fois à ce syntagme qu’il n’a même plus besoin de le prononcer. Signe, selon ses partisans, de la complexité de sa pensée, et inversement décrié par les opposants comme une preuve d’amateurisme et d’inconsistance intellectuelle, il semble surtout répondre à une volonté de dissimulation de sa politique et à une logique de marketing électoral.
publié le 17/07/2023 Par Laurent Ottavi
Si l’on en croit ses soutiens, Emmanuel Macron aurait été élu pour sa hauteur de vue et les Français ne le comprendraient plus, car il serait trop subtil, d’où la nécessité pour lui de redoubler de « pédagogie ».
D’une façon ou d’une autre, les macronistes présentent le « en même temps » comme un vecteur de paradoxe : un pas de côté (para) vis-à-vis de l’opinion commune (doxa). Autrement dit, Emmanuel Macron articulerait de façon cohérente, sur un plan où ne peut se hisser le regard ordinaire, des concepts et des approches du réel généralement tenus pour incompatibles. Le goût des symboles d’Emmanuel Macron serait alors tout sauf étonnant puisque ces derniers unissent les sujets et les objets les plus divers par-dessus leurs oppositions, à l’image du drapeau ou de l’hymne rassemblant les citoyens au-delà des intérêts de classes.
Des deux modalités du paradoxe – l’introduction d’un troisième terme surplombant d’apparents contraires (tel que l’est le symbole) et la mise en relation de concepts antagonistes se corrigeant l’un l’autre de leurs excès – Emmanuel Macron privilégie toutefois la seconde. Elle conduirait à la « réconciliation », un terme qui figurait sur le bandeau de son livre Révolution.
Dans un entretien de 2016 à la revue l’Histoire, il affirmait ainsi que « Reconnaître d’une même main la souffrance des Harkis et des Pieds noirs et reconnaître celle des colonisateurs » serait le moyen de « réconcilier les mémoires et non de les opposer ». Le mot fait fortement songer à Paul Ricœur, dont Emmanuel Macron fut l’assistant éditorial et qui l’ouvrit, dit-il, à la politique. Olivier Abel identifie, précisément, dans l’approche macroniste du paradoxe, une influence de l’œuvre du philosophe, édifiée autour de concepts duels tels que travail et parole, responsabilité et conviction ou éthique et morale.
Force est de constater, pourtant, que le « en même temps » – tellement répété qu’il apparaît maintenant en sous-texte quand Emmanuel Macron ne le prononce pas – sonne faux, d’où la prodigieuse quantité de railleries dont il a fait l’objet depuis plus de six ans.
La dissimulation systématique de sa politique
Y déceler de l’amateurisme, un manque de maturité et une incapacité à avoir une vision cohérente du monde, comme peuvent le faire ses opposants, revient à nier son intelligence. Le simple fait de resituer le « en même temps » dans le contexte des trois dernières présidences permet par contre d’y voir plus clair.
Nicolas Sarkozy, en tant que candidat puis comme chef de l’État, s’était déjà signalé par la récurrence de ses contradictions dans le but de conquérir, garder ou récupérer, malgré sa politique, une partie du vote « non » au référendum de 2005. François Hollande, après lui, maniait également le double langage, en désignant l’« ennemi invisible de la finance » tout en rassurant la City, ou en prétendant avoir renégocié le TSCG conformément à sa promesse, une entreprise qu’il savait impossible depuis le début.
De la même façon, Emmanuel Macron cherche à occulter l’origine des politiques projetées ou menées pour se mettre à l’abri d’une trop grande impopularité : l’inféodation, d’une part, aux organisations supranationales ; la conformité, de l’autre, aux intérêts des grandes entreprises en position de force dans la globalisation et dans la gouvernance. Il mesure parfaitement la contradiction entre un certain nombre de ses propositions de campagne ou de ses déclarations présidentielles – sa condamnation, par exemple, de la directive sur les travailleurs détachés, application du principe de libre circulation au fondement de l’Union européenne – et les étroites limites dans lesquelles il peut déployer son action.
Il avait d’ailleurs abondamment recouru en campagne à un stratagème devenu classique à gauche et à droite, qui consiste à promettre des réformes à l’échelle européenne ou mondiale, sur la politique industrielle, la protection des données, la fraude fiscale, le protectionnisme, la taxe sur les transactions financières ou encore la taxe carbone, pour mieux les tuer dans l’œuf.
Dans la forme également, le candidat avait repris une posture populiste, faussement transgressive, particulièrement utilisée par Nicolas Sarkozy. Il se positionnait par exemple en opposition aux élites, surtout politiques et administratives dans son cas, qualifiées de « professions réglementées », issues des mêmes grandes écoles et constituées en réseau, afin de détourner l’attention de ses mesures inégalitaires et de faire oublier son passé de ministre et de secrétaire général de l’Élysée ainsi que le soutien d’hommes de grande influence dont il bénéficiait.
Emmanuel Macron se distingue en revanche de ses prédécesseurs au sens où il franchit une nouvelle étape dans la dissimulation des politiques projetées ou menées. Grâce à son « en même temps », il la constitue désormais en système. Les grands axes de son projet de « transformation » pour la France qu’il avait développés dans son livre Révolution en témoignent.
Progressisme et Enracinement
Emmanuel Macron s’était fait en 2017 le candidat du progressisme, la promesse que demain – un « Nouveau Monde », en l’occurrence riche de mille et une innovations et pacifié – serait meilleur qu’aujourd’hui. Elle impliquait, malgré ses dénégations, d’adapter toujours plus la France « à la marche du monde », la globalisation fondée sur l’ouverture ou la suppression des frontières des nations pour faire advenir la libre circulation des biens, des capitaux et des hommes. Seuls des « déclinistes », c’est-à-dire des défaitistes, des rabat-joie et des peureux saturés de « passions tristes », pouvaient s’opposer à un tel dessein à la fois « pragmatique » et « positif » – même si Emmanuel Macron lui-mêm évoquait dans son livre la possibilité d’une phase terminale du capitalisme.
Dans le même élan, le candidat faisait du défi écologique l’un des grands enjeux du XXIe siècle, alors que la globalisation est fondamentalement productiviste, destructrice de biodiversité et polluante. Il soulignait aussi la nécessité de l’enracinement et de la nation (continuité historique issue pour moitié d’un « héritage reçu indivis » selon la formule d’Ernest Renan), qui s’accommodent tous deux assez mal de l’arrachement au passé caractéristique du progressisme.
Hélène Strohl identifiait dans ce positionnement plus conservateur d’Emmanuel Macron un geste de compensation : « Il veille, écrivait-elle dans la postface d’un livre de Michel Maffesoli paru en 2018, à ce que son ouverture sur le monde et sa volonté européenne n’apparaissent pas comme une trahison du peuple de France par le banquier international ». Une intention similaire inspirait son association récurrente du progressisme au thème de l’unité nationale. La « start-up nation » en était l’exemple emblématique. Dans un discours aux allures d’autoportrait, il poussait même la confusion jusqu’à décrire Jeanne d’Arc telle « une flèche » qui avait « [fendu] le système » et avait porté « la volonté de progrès » du peuple.
Libération du travail et protection du travailleur
Le second axe du projet d’Emmanuel Macron traduisait sa tendance à tout réduire à des questions économiques – pondérée, là aussi, afin de pouvoir la démentir, par un éloge de la culture ou le refus d’un monde dans lequel tous les pans de l’existence seraient soumis au seul l’impératif d’« efficacité ».
Aux sentiments de crise permanente et de peur du déclassement, il opposait le remède de la « libération » du travail par la suppression des entraves à la concurrence : la « société statutaire » – des rentes, des corporatismes, du CDI –, les normes, les aides et les prélèvements superflus de l’État et, plus globalement, le tabou français de la richesse (« il faut des jeunes qui aient envie de devenir milliardaires »). Il promettait, simultanément, une meilleure protection du salarié, appelé à changer plusieurs fois d’emplois au cours de sa vie, et des entreprises en phase de reconversion dans le cadre d’une économie de la destruction créatrice. Ce volet de solidarité prendrait la forme d’une distribution la plus large possible des moyens nécessaires aux individus pour faire leurs choix, quels qu’ils soient.
La posture pseudo-égalitaire venait ainsi compenser l’avènement d’une société de la concurrence généralisée. Emmanuel Macron renouvelait la promesse de la méritocratie. « L’émancipation de tous », qui devenait sous sa plume le sens même de la République, signifiait que chacun serait mis en condition d’accéder à « la réussite », pensée selon des critères carriéristes, par le biais du travail tel qu’il consiste et évolue dans le capitalisme. Les plus « performants » seraient célébrés comme audacieux, innovants, et des selfs made man par le storytelling entrepreneurial. Par contraste, les autres, « les gens qui ne sont rien » comme Emmanuel Macron le dirait plus tard, devraient en toute logique leur statut à un manque de débrouillardise, de talent voire à de la fainéantise.
Le candidat actualisait ainsi le raisonnement des réformateurs libéraux américains qui prônaient « l’égalité des chances » faute de vouloir agir politiquement pour harmoniser les revenus. Dans un contexte de globalisation et de numérisation croissante où la redistribution des richesses par l’État échoue, soutenait-il, seuls vaudraient désormais « l’accès » et « l’opportunité » à démocratiser par le « désenclavement », lui-même permis par des aides, des offres de transport voire de la discrimination positive.
Conférence de presse d'Emmanuel Macron avec le chancelier allemand Olaf Scholz et le président polonais Andrzej Duda lors du sommet du Triangle de Weimar au palais de l'Élysée à Paris, le 12 juin 2023 - Sarah Meyssonnier - @AFP
La méritocratie d’Emmanuel Macron, comme celle des libéraux américains et sans même prendre en compte les mesures inégalitaires qu’il promettait (suppression de l’ISF, flat tax, etc.), est faussée d’avance. Le nombre de places en haut du panier ne s’étire pas à l’infini et les individus ou les entreprises ont en plus tendance à chercher à fermer l’accès derrière eux.
La globalisation génère, par ailleurs, de fortes inégalités. Les firmes multinationales se trouvent en situation de pratiquer le chantage à la délocalisation et l’« optimisation fiscale » alors que les petites et moyennes entreprises sont surtaxées pour soutenir l’effort de solidarité nationale. Les classes les plus aisées bénéficient, de même, d’un fort avantage en raison de leurs lieux d’habitation, de leurs réseaux, de leurs capacités à se dégager des institutions publiques ou de certaines obligations de la citoyenneté et de la possibilité qu’elles ont de pouvoir prendre des risques sans avoir à renoncer au minimum de sécurité économique.
Les classes populaires de la France périphérique sont, à l’inverse, structurellement « assignées à résidence » par le modèle globalisé et ne font pas preuve d’un immense enthousiasme à l’égard de l’idéal de la mobilité sociale, professionnelle et géographique pour tous.
Horizontalité et verticalité
Le dernier axe du projet contenu dans Révolution, présenté à nouveau,comme un héritage de la philosophie de Paul Ricœur, est la dissimulation la plus habile des trois. Elle proposait d’articuler l’horizontalité de la délibération et la verticalité de la décision qui se feraient contrepoids l’un l’autre, évitant les deux écueils de l’inaction et de l’autoritarisme.
La manière dont Emmanuel Macron actualisait la pensée de Ricœur revenait à maintenir le gros des institutions actuelles tout en introduisant de la nouveauté. Le candidat s’inscrivait, d’une part, dans la continuité d’une Ve République vidée de sa substance depuis un moment (abandon de la souveraineté, refus de recourir au référendum, pratique de la cohabitation, adoption du quinquennat), avec un retour aux sources sur trois points : l’affranchissement du jeu des partis, l’affirmation du pouvoir exécutif et la remise à l’honneur de la fonction présidentielle.
Il prétendait, de l’autre, introduire plus de démocratie au sein d’institutions qualifiées à juste titre de bonapartistes, par la codécision avec les acteurs de terrain (« je le ferai avec vous »), l’instauration de la proportionnelle et l’entrée de la « société civile » au parlement et dans les ministères. Une contradiction majeure apparaissait déjà ici. Pourquoi associer à la décision des Français sans entreprendre une reconquête de souveraineté et en s’opposant, de surcroît, au principe de la validation des traités supranationaux par les représentants du peuple, car il « décrédibiliserait » l’Europe ?
L’insistance du candidat sur la « société civile » mettait également la puce à l’oreille. L’Union européenne s’était particulièrement bien distinguée dans l’art d’utiliser ce concept pour mieux tenir les peuples à l’écart. Les élections législatives de 2017, placées sous le signe du « renouvellement », en furent la confirmation. Derrière le rajeunissement et la féminisation se cachaient, comme le révélerait une enquête du Monde, des profils issus plus que jamais des classes supérieures et des mêmes écoles. Ils avaient pour beaucoup une expérience politique au niveau des collectivités locales, des élus et des ministères et aussi dans le privé, avec une approche entrepreneuriale des sujets, mais très peu, par contre, dans les instances représentatives du type association ou syndicat.
Après les législatives, la mise au pas du parlement et les fausses consultations du type « grand débat national » ou « conventions citoyennes » iraient dans le même sens. Emmanuel Macron, depuis, n’a pas tenu sa promesse de mettre en place la proportionnelle ou d’obliger le Président à rendre des comptes chaque année devant une commission de citoyens. Il n’a pas recouru non plus au référendum dont il a parlé si souvent.
L’importance accordée par le candidat à la « société civile » s’inscrivait dans un cadre plus large encore, qui est celui de la « gouvernance ». Substitut, au temps de la globalisation, au gouvernement des hommes jugé inefficace et irresponsable, elle correspond à l’administration des choses et à la gestion des flux. Elle se caractérise par une grande porosité entre public et privé, le labyrinthe des négociations, l’enchevêtrement des compétences et le manque d’autorités identifiées. L’Union européenne en est la forme la plus aboutie.
En théorie, la gouvernance est une « démocratie participative », une association aux prises de décisions, dite « horizontale » ou « transversale » des « parties prenantes » publiques et privées, au nombre desquels figurent la société civile et parfois l’État. Dans les faits, cependant, deux grands gagnants ressortent.
Les premiers sont les très grandes entreprises, déjà rendues très puissantes par la globalisation et les armées de spécialistes fiscaux, d’avocats ou encore de communicants. Afin d’obtenir une législation et une réglementation favorables, des accords de libre-échange, des marchés publics ou des subventions sans contrepartie, elles font du lobbying directement auprès des décideurs, des élus et des institutions (Conseil constitutionnel, Conseil d’État, etc.) ou, indirectement, par le biais des médias dont elles sont propriétaires ou annonceurs et des think tanks qu’elles financent. Elles utilisent aussi le moyen des « portes tournantes » entre la haute fonction publique et le privé.
Les autres grands vainqueurs de la gouvernance sont les experts, qu’ils servent ou pas les intérêts des multinationales et occupent ou non des fonctions déjà importantes par le passé au sein de la Ve République. Ils ont une connaissance des procédures abstraites et complexes qui échappent aux autres acteurs et se cooptent entre eux, au détriment des autres spécialistes soucieux de ne pas se substituer au politique.
Leur spectre s’étend du conseiller du pouvoir non élu à l’universitaire en passant par le représentant de minorité, le membre d’un comité scientifique, le juge et l’énarque ou le polytechnicien des cabinets ministériels. L’homme politique se fait lui-même expert. Il a tendance à réduire les enjeux collectifs et politiques à des problèmes techniques et abstraits à solutionner par de la bureaucratie, une mesure comptable ou une distribution de droit, sans questionner les grandes structures jugées indépassables.
Le rapport à l’État d’Emmanuel Macron et sa façon d’exercer le pouvoir se comprennent également bien mieux une fois mis en lien avec le concept de gouvernance. Il est adapté aux normes de la globalisation en fonction des modèles en vogue et des normes des organisations supranationales et se charge de faciliter le « climat de confiance » nécessaire au bon déroulement des affaires des grandes sociétés. Il s’apparente lui-même à une entreprise, d’où l’accent mis sur la « compétence » associée à la volonté d’une expérience passée dans le privé chez les ministres, la suppression du corps diplomatique, l’importation de méthodes et de vocabulaire managériaux, l’intensification du recours à des cabinets de conseils, et le poids énorme de la communication.
De la Ve République, au final, Emmanuel Macron retient essentiellement ce qui lui permet de passer en force des réformes malgré les forces de blocage, quitte à en tordre l’esprit. L’article 49-3, par exemple, avait pour vocation de passer outre l’obstacle parlementaire, mais pas de s’affranchir de la volonté populaire.
Dans ce contexte, le président n’est pas tellement « jupitérien », au sens où il représenterait le roi de la République, adapté aux circonstances nouvelles, dans une nation si liée à l’État et marquée par le traumatisme d’avoir décapité son monarque. Il est probable que l’homme, chez qui les mots importés du privé (y compris des anglicismes), côtoient un vocabulaire et une culture somme toute classiques, aimerait sincèrement « tenir ce rôle ». Le manque de souveraineté et la transformation de l’État en entreprise, parmi d’autres facteurs, l’amènent néanmoins, encore plus que Nicolas Sarkozy, à se comporter essentiellement à l’image d’un manager de start-up ou de grande entreprise du CAC40.
Lui aussi se félicite de « faire le job », une image bien éloignée de l’imaginaire et de la symbolique politiques et historiques dont il s’est voulu le restaurateur. Dans son rapport au peuple également, il reprend les méthodes managériales utilisées dans beaucoup de start-up et de grosses entreprises aujourd’hui. Il alterne entre le discours de la « bienveillance » accolé à tout un champ lexical rassurant, optimiste et infantilisant, qui lui permet de gommer la conflictualité, et l’intimidation et le passage en force. Autrement dit, il oscille entre la figure sympathique du frère tapant dans le dos et l’autoritarisme ou le mépris de classe affirmé.
Un marketing électoral permanent
La dissimulation de l’origine des politiques projetées et menées et des intérêts à qui elles profitent constitue l’aspect défensif du « en même temps ». Le syntagme sert cependant aussi une tactique électorale offensive bien plus ciblée qu’on ne le dit, en affirmant qu’Emmanuel Macron cherche à contenter tout le monde par ses promesses et ses discours.
Hélène Strohl, dans le texte précédemment évoqué, l’apparentait au « marketing des tribus » enseigné dans les écoles de management, le fait d’adresser des « messages particuliers à différentes communautés ». Elle y voyait une « barbapapa politique qui prend les formes qu’il faut quand il faut », en termes de propositions, de communication – la mise en avant par exemple de Brigitte Macron pour gagner le vote des femmes âgées – et d’inscription dans le passé de chaque communauté.
De là proviennent sans doute ses multiples revirements sur son identité politique : socialiste, pas socialiste ; libéral de gauche ou libéral ni de droite ni de gauche, etc. Ses déclarations les plus polémiques, par exemple « emmerder les non-vaccinés », visaient aussi pour partie à diviser les tribus pour mieux gagner les faveurs de certaines d’entre elles.
La tactique électorale macroniste privilégie tout particulièrement les catégories qui composent l’électorat le plus âgé, le plus aisé et le plus mobilisé dans les urnes. Elles sont les plus attachées au clivage gauche/droite avec la plus forte proportion de personnes ayant toujours voté pour le même parti jusqu’en 2017. Elles sont aussi les plus centristes, dont la ligne progressiste, européiste et libérale l’emportait au-delà des discours ou des propositions strictement électoralistes au PS et à l’UMP, et sensible, à ce titre, aux mots de « réconciliation », de « réforme », de « subsidiarité » et de « souveraineté européenne » utilisés par Emmanuel Macron.
Le cœur du marketing électoral du candidat et du président consiste donc moins à dépasser le clivage gauche/droite comme il le prétend, qu’à être soit de centre gauche soit de centre droit en fonction des publics destinataires et des moments (pendant et après une réforme, comme lorsqu’il clôt la « séquence » des retraites par des annonces sociales et la mise à l’ordre du jour du sujet de l’euthanasie ; avant et après le premier tour des présidentielles, avec un passage de gauche vers la droite en 2017 et de droite vers la gauche en 2022).
Cela semble être la source de ses contradictions les plus caricaturales : nier l’existence d’une culture française tout en soutenant la nécessité d’un roman national ; évoquer un « crime contre l’humanité » en Algérie puis un « crime contre l’humain » ; dire que la France est responsable de l’organisation de la rafle du Vel d’Hiv mais qu’elle n’était pas à Vichy…
Emmanuel Macron n’enthousiasme sans doute pas l’électeur basique de centre gauche et de centre droit, sauf peut-être au début chez une partie d’entre eux en attente de « renouvellement », mais il ne le désespère pas ni ne lui fait peur non plus, contrairement à d’autres forces politiques. L’électeur de centre droit non désireux de voter pour le candidat de son parti traditionnel à cause de son potentiel électoral, de son programme ou de sa personne peut donner sa voix sans crise de conscience à un réformateur « pragmatique » supprimant l’ISF et « ayant le courage » de repousser l’âge de départ à la retraite et de « flexibiliser » le marché du travail.
Son homologue de centre gauche peut de son côté soutenir un « social-libéral » prêt à « ouvrir de nouveaux droits », en légalisant par exemple, la PMA et suffisamment attaché à la « solidarité » pour distribuer des chèques aux plus démunis « quoiqu’il en coûte ». Au-delà de la politique effectivement menée, la cacophonie de la communication (sécuritaire, pas sécuritaire ; laïc, pas laïc ? etc.,) vise de surcroît à faire croire à l’un et à l’autre qu’Emmanuel Macron incarne ce pour quoi il est prêt à voter.
La réussite de la tactique d’Emmanuel Macron jusqu’ici doit être considérablement relativisée néanmoins par le contexte exceptionnel de 2017 – l’effondrement du bipartisme, à cause de l’impopularité de François Hollande et de l’échec de la candidature Fillon, prisonnière de son positionnement néo-thatchérien des primaires et empêtrée de surcroît par les affaires – et la position confortable de « président sortant » face aux « extrêmes » en 2022, d’autant plus au vu du terrible manque de consistance des candidats LR et PS. Il a été fait roi par le vide politique dans le cadre général d’une élection présidentielle conférant depuis longtemps l’avantage aux « gros candidats ».
Les quatre années à venir – surtout si des évènements de grande ampleur (géopolitiques, économiques et financiers, sécuritaires) venaient aggraver les choses – risquent de contraindre Emmanuel Macron à s’afficher toujours plus explicitement pour ce qu’il a été depuis le début : le moyen pour l’ordre néolibéral finissant de se pérenniser malgré les craquellements. L’autoritarisme dont il a pu faire preuve pour réprimer les contestations sociales s’aggraverait alors au fur et à mesure. Le « en même temps » prendrait alors un tour encore plus grotesque, ou bien finirait par être remisé au placard des tactiques obsolètes après l’avoir bien servi pendant plusieurs années.
Photo d'ouverture : Emmanuel Macron reçoit le prince héritier saoudien Mohammed bin Salman au palais présidentiel de l'Élysée à Paris, le 16 juin 2023 - Ludovic Marin - @AFP