BADIOU : Considérations philosophiques sur la très singulière coutume du vote, étayées sur l'analyse de récents scrutins en France !
Magnifique texte rédigé par Alain Badiou dans la revue Lignes 2002/2003, n°9, pages 9 à 35
1Le moment est sans doute favorable pour examiner, en gardant une distance ethnologique, la coutume du vote, dernière vache sacrée de nos pays confortables et agréablement nihilistes. Les États-Unis ayant montré le chemin, la moitié des gens, la majorité des jeunes et des classes populaires, cessent peu à peu de se conformer à cette coutume. Au regard de la religion « démocratique », de son culte conjoint du nombre et de la conviction secrète des âmes (« l’isoloir », quel vocable politique !), la sauvage incroyance grandit. Comme nous venons de le voir dans diverses occasions, le vote est de plus en plus instable et irrationnel. Il appelle donc – enfin ! – la critique philosophique.
2Je vais me concentrer sur les élections présidentielles de 2002 en France, en fait, sur la séquence qui va du 21 avril au 5 mai, séquence dont les données factuelles sont particulièrement faciles à rappeler. À l’issue du premier tour, le candidat socialiste, Jospin, premier ministre sortant et favori des sondages, est éliminé. Le candidat de la droite extrême, Le Pen, sera au second tour le challenger du président sortant, Chirac, qui n’a pas brillé de tous ses feux (il n’atteint pas 20 % des suffrages). Cette situation suscite dans le pays, entre les deux tours, une agitation considérable. Les partis de gauche (le Parti socialiste, le Parti communiste), les Verts (écologistes), et même la Ligue communiste révolutionnaire (trotskiste) appellent à voter pour leur intime ennemi Chirac, afin de barrer la route à Le Pen, et de « sauver la démocratie ». De jeunes lycéens parcourent les rues en tous sens. Le ler mai, une grosse manifestation (500.000 personnes) proclame sa volonté de « dire non » à Le Pen, proposant comme unique moyen pour ce faire de voter Chirac. Le 5 mai, Chirac est élu avec un score soviétique, Le Pen stagne, et l’émotion se dissipe dans l’air comme une brume.
Méthode
3Que peut bien être une méthode philosophique, quand le référent est une séquence aussi singulière et aussi courte ? Et pourquoi faire à cette péripétie du parlementarisme français l’honneur d’une considération philosophique ?
4Sur le second point, je dirai que ce qui m’importe est la manifestation vigoureuse d’un affect public, de ce qu’on peut nommer, dans le langage du xviiie siècle, une « émotion ». Oui, que Le Pen soit présent au second tour d’une élection présidentielle a provoqué chez nombre de mes concitoyens une émotion insomniaque. Or, je suis en compte avec cette émotion. Je dois avouer que je ne la partageais nullement et que j’ai donc été frappé de son ampleur et de son unanimité chez mes confrères les philosophes. Philosophes qui, eux-mêmes, étaient manifestement (mais ils n’auraient pas dû l’être) une sorte de chambre d’écho de tous les « intellectuels » et d’une partie non négligeable de la jeunesse scolarisée. Le résultat électoral me semblait certes significatif, au vrai significatif de ce que, politiquement, comme je le pense et le dis depuis de longues années, ce pays est fort malade. Mais, ne voyant rien là qui mérite qu’on abandonne tout sang-froid, je voyais aussi que ce sang-froid était tenu pour pathologique, y compris par des gens que j’aime ou que j’estime. L’émotion étant pour eux une évidence antéprédicative, je me suis dit qu’il fallait l’analyser, qu’elle était une bonne entrée dans la question sulfureuse du vote et de la « démocratie ».
5Sur le premier point, voici ce que je propose, en fait d’ordre des raisons :
Examen et nomination de l’affect public, dans la corrélation à sa cause.
Examen critique des noms utilisés pour légitimer l’affect, lui conférer une dignité politique, et lui trouver une issue symbolique.
Identification de l’espace général où se joue le lien ainsi établi entre l’émotion publique, sa cause et ses conséquences. Construction d’un problème, qui est en fin de compte le problème du vote.
Proposition d’une intelligibilité générale de ce problème, et d’un déplacement radical de sa position axiomatique.
Parcours superficiel
6La cause de l’affect a été que là où on attendait Jospin est venu Le Pen. Reste à savoir quel est ce « là ». Question subtile des places distribuées par les nombres.
7L’affect s’est nommé lui-même dans une nuance située entre la conscience d’une menace (l’affect est alors dans le registre de la peur : « j’ai peur », « on a eu très peur ») et celle d’une souillure, d’une aberration (« j’ai honte », « ce n’est pas possible »). Mais quel est le lien à la cause ?
8La légitimation de l’affect s’est construite autour d’une légitime défense : la défense de la démocratie et/ou de la République. Y avait-il un réel quelconque de cette menace ? Et qu’est-ce qui avait ainsi été profané ?
9L’issue symbolique, calmant la panique, a été le vote Chirac. D’où provenait la force supposée de cet acte ?
10L’espace général du lien entre l’affect (« j’ai peur », « j’ai honte ») et son calmant symbolique (le triomphe de Chirac) est évidemment le vote. Il faut comprendre la formule subjective tout à fait étonnante : « Puisque là où devait venir Jospin est venu Le Pen, alors là où j’aurais dû m’abstenir ou voter Jospin je dois voter Chirac ».
11L’intelligibilité suppose qu’on rapporte le vote à autre chose que lui-même. Les questions sont claires :
Quel est le réel dont le vote est pour les uns la formalisation, pour les autres la dissimulation ? Quel est-il, pour qu’à son propos on puisse passer de la maxime massive de juin 1968 : « Elections, piège à cons » à la maxime qu’on a pu lire sur une pancarte dans la manifestation du premier mai 2002 : « Je pense, donc je vote. »
À supposer que ce réel inclue Le Pen, existe-t-il un traitement de Le Pen qui ne se réduise pas à l’étrange parade qu’est le vote pour Chirac ?
La cause et l’effet
12Pour déterminer la cause de l’affect public, il suffit de se livrer à une variation eidétique : supposons que Le Pen ait eu plus de voix qu’il n’en a eues le 21 avril, mais qu’il soit arrivé derrière Jospin. Alors, il n’y aurait pas eu l’émotion, ni ses prolongements hystérisés. Sans doute les analystes auraient-ils fait part de leur souci, comme certains l’ont fait après que, au second tour, Le Pen eut maintenu ses positions. Il y aurait peut-être eu de la sorte plus de rapport au réel. Mais certainement moins, et même pas du tout, de gesticulation affective.
13Par conséquent, la cause de l’affect est uniquement que Le Pen soit venu à une place, celle de second, et non l’impact numérique de sa candidature. Quelle est cette place ? C’est la place de qui est symboliquement reconnu comme « dans la course » pour le pouvoir. La stupéfaction est venue de ce « dans la course ».
14Il faut méditer un instant sur la vertu des places dans les scrutins. Elle éclaire ce qu’il en est de l’égalité symbolique des candidats. Il y a en réalité une distinction fondamentale entre « être candidat » et « être à une place qui indique la possibilité d’un pouvoir ». Être à ce genre de place se décide autrement, et selon d’autres critères que ce n’est le cas pour la candidature. Nous voyons qu’un Le Pen candidat, et même un Le Pen à très bon score, n’impressionne que peu la foule, ce qui est du reste regrettable. En revanche, un Le Pen à la place où il est venu déclenche, au moins dans certaines couches de la population, un affect considérable.
15C’est évidemment dire que cette place est pré-codée. On dira qu’elle n’est destinée qu’à un « démocrate », un authentique « républicain ». Si y vient quelqu’un qu’on soupçonne de ne pas l’être, quelqu’un qui est représenté comme hétérogène au codage de la place, alors se déclenche, comme quand un infidèle touche une relique sacrée, l’émotion publique des gardiens du temple.
16Il est donc tout simplement faux, au moins pour l’affect, pour l’opinion massive, que le vote soit l’expression de la liberté des opinions. Il est en réalité surplombé par ce que j’appellerai le principe de l’homogène : tout le monde peut être candidat, mais ne peuvent venir aux places précodées du pouvoir possible que ceux qui sont conformes à une norme. En vérité, ceux dont on sait à coup sûr qu’ils ne feront rien d’essentiellement différent de ceux qui les ont précédés. Le principe de l’homogène garantit en fait le conservatisme du vote, incarné par l’alternance. Si vos « ennemis » doivent pouvoir vous succéder au pouvoir, c’est que vous n’avez pris aucune mesure qui rende impossible leur venue. Tel est le « pacte citoyen » dont on nous rebat les oreilles : le lit de l’adversaire doit toujours être prêt dans les chambres de l’État. Ce qui suppose en fait que ledit adversaire ne l’est pas au point qu’on lui barre la route par des mesures un peu sérieuses. Comme le disait Alain Peyrefitte aux socialistes et communistes au pouvoir en 1981, quand se décidaient les nationalisations mitterrandiennes : « Vous avez été élus pour changer le gouvernement, et non pour changer la société. » L’avertissement, on le sait, fut compris par ses destinataires. Dès 1983, l’orientation gouvernementale, sous Laurent Fabius, devint indiscernable d’une honnête gestion réactionnaire.
17Mettons en garde ceux qui ont éprouvé de vives émotions après le 21 avril. En fin de compte, ils ont manifesté en faveur du principe de l’homogène, comme le prouve qu’ils ont soldé leur émoi par un vote pour Chirac. Car ce vote, quelle en était la valeur sinon de dire que ce qu’il y a de commun à Chirac et à Jospin est l’essentiel, quand surgit de l’hétérogène supposé ? Mais le principe de l’homogène est un principe global. Si demain tel ou tel candidat, supposé hétérogène par les beaux quartiers – mettons notre brave Arlette Laguiller – vient à la place précodée, nous aurons une autre sorte d’émotion publique, et que lui objecterez-vous ? Que ferez-vous quand il y aura des manifestations gigantesques pour défendre la démocratie contre le totalitarisme rouge ? Vous le savez : l’opinion bourgeoise est capable de vivacité. Les manifestations du 30 juin 1968 contre le mouvement de la jeunesse et des ouvriers, ou de 1982 pour la défense de l’école libre, ont été plus massives que celle du ler mai 2002 contre Le Pen.
18La seule conclusion raisonnable est que rien n’aboutit jamais, quant à des transformations décisives dans la politique d’un pays, si on s’en remet aux élections, parce que le principe de l’homogène les surplombe. Et il est intéressant de noter qu’en général, une opinion partielle, mais massive, soit « démocratique » (défense du libre confort existentiel), soit directement bourgeoise (défense des propriétés et des gains) est garante, dans la rue, du principe en question. Ce qui veut dire : garante de ce qu’on va continuer comme avant.
Hétérogène ?
19Le Pen a précisément été considéré comme celui avec qui on ne saurait continuer comme avant. Mais pourquoi exactement ? La question de l’hétérogène se pose ici, et c’est une question philosophique difficile. À partir de quel seuil considérer qu’une entité quelconque est hétérogène à un ensemble donné et à ses prédicats dominants ? Compte tenu de ce qu’est le parlementarisme français aujourd’hui, son personnel, sa thématique, en quoi exactement Le Pen lui est-il hétérogène ? Entendons-nous bien : Le Pen est sans le moindre doute une canaille, longuement formé dans le sérail des groupuscules fascisants des années cinquante et, de son propre aveu, « éduqué » par l’activité de tortionnaire dans l’armée coloniale en Algérie. Mais cette identité personnelle ne saurait définir une hétérogénéité actuelle au parlementarisme. Songe-t-on à en exclure Madelin, qui jouait autrefois de la barre de fer dans le groupuscule pro-nazi bien nommé « Occident » ? Quant à la forme générale de son action dans les dernières décennies, Le Pen a toujours argué qu’il n’avait rien fait d’autre que se présenter aux élections. C’est exact pour l’essentiel. Il y a un service d’ordre musclé du Front national. Mais il y avait aussi un service d’ordre musclé du Parti communiste, et nul, à gauche, n’en tirait argument pour lui refuser le droit d’être compétitif aux élections. On pourrait donc aussi bien dire (et c’est mon point de vue) : de ce que Le Pen est présent au second tour d’une élection présidentielle sans avoir jamais jeté des milices fascistes dans les rues, s’ensuit qu’il est homogène au parlementarisme français. Du reste, au second tour, six millions de personnes ont confirmé leur vote pour le chef du Front national, établissant par là sans le moindre doute qu’ils le tiennent pour un candidat comme les autres
20Mais si Le Pen est homogène à notre système politique, ce sont les militants de l’émancipation qui doivent être hétérogènes à ce système, pour être réellement hétérogènes à Le Pen. Ce sont les élections qui doivent porter la honte de la présence de Le Pen, et non les abstentionnistes ! Il aurait donc fallu défiler, comme quand la réaction utilisa le vote effrayé des provinces profondes contre la levée de mai 68, aux grands cris de « élection, trahison ». Ou, mieux encore : « élections, tanière à cochons ».
21Ce n’est pas, et de loin, ce qui s’est produit ! La question de l’hétérogène revient donc, lancinante. Difficile de l’indexer sur des contenus politiques d’actualité. Les étrangers ? Mais qui s’en soucie réellement, depuis des années, dans la masse des démocrates terrifiés du 21 avril ? Les législations successives les plus implacables n’ont-elles pas soudé gauche et droite contre le « péril » des sans-papiers, universellement nommés « clandestins » ? A-t-on vu les « antiracistes », déchaînés après le scrutin, se soucier du sort réel des centaines de milliers d’ouvriers privés de tout droit ? Et la sécurité ? N’a-t-on pas vu la quasi totalité des plumitifs démocrates découvrir avec délices la conscience sécuritaire ? N’a-t-on pas lu nombre d’intellectuels républicains réclamer, à l’école du maire de New York, la « tolérance zéro » ? Tout ce monde n’a-t-il pas admis avec joie la disparition complète de toute référence aux ouvriers dans le discours politique ? Et n’est-ce pas une idée partout dominante que celle, réservée naguère à l’extrême droite, que le mot « occident » désigne une civilisation supérieure ? N’est-on pas prêt à en découdre, au nom de cette supériorité, avec les « musulmans » de la terre entière ? Sur tous ces points, Le Pen est bien homogène au discours gouvernemental dominant. C’est du reste ce qui lui permet de parader dans les scrutins et les télévisions, quand, dans les années rouges, entre 1968 et 1980, lui-même et ses pareils ne pouvaient sortir de leur trou à rats sans que dix mille militants les y fassent rentrer.
22Alors ? Disons que la conscience moyenne de l’hétérogène, s’agissant de Le Pen, est purement idéologique. Il ne représente, pour la masse des démocrates, ni des méthodes politiques méconnaissables, ni des contenus inadmissibles. Il est seulement porteur d’un discours de la conservation qui, au lieu d’être celui de la convivialité démocratique, est celui de l’archaïsme national et de sa réalité historique, qui est Pétain. Qu’est-ce que Pétain ? C’est la lâche conviction que, en fermant les yeux sur quelques atrocités, on pourra continuer à vivre à peu près bien, et qu’en tout cas on évitera tout risque d’héroïsme. Qu’on restera pour l’essentiel « comme avant ». Et qu’est-ce que le parlementarisme, droite ou gauche indistinctes, d’une nation secondaire comme la France ? Exactement la même chose : un petit bonheur négatif, sans projet, sans Idée. Une perpétuation satisfaite. Au fond, Le Pen est l’extrémisme du parlementarisme lui-même, et c’est à ce titre qu’il fait honte aux électeurs « démocrates » : comme le spectacle hideux de ce que l’on est soi-même, mais porté aux extrêmes, ou proclamé plutôt que caché. C’est le contenu véritable du slogan bizarre « Le Pen, la haine ! ». Aiment-ils si fort les démunis, les étrangers, les ouvriers, les Africains malades, la fraternité des combats, les aventures politiques enthousiasmantes, ceux qui stigmatisent ainsi leur cauchemar électoral ? Rien n’incite à le croire ! Mais, comme l’ont toujours fait les profiteurs modérés, ils voilent la violence chronique qui les protège du monde réel et du vaste peuple anonyme sous les proclamations de l’amour. Qu’on vienne dire tout cru ce que suppose leur confort, et à quoi ils consentent dans le silence ou le mensonge, les voilà qui crient que c’est trop et qu’ils ne mangeront pas de ce pain.
23L’hétérogène contre lequel, pendant deux semaines, une petite France s’est levée, n’est rien que la forme vieillie, dépliée, excessive et explicite, de ce que cette France tolère afin de persévérer dans son être. C’est en l’honneur de ce « soi-même » affreux que, plutôt que de l’identifier, on a levé dans les âmes la courte tempête de l’affect.
L’affect
24L’émotion publique consécutive à l’occupation par Le Pen d’une place précodée pour un autre s’est présentée comme identification d’un péril. On a eu « très peur ». Cette identification d’un péril a donné lieu à une enflure ridicule et presque inexplicable. Des bruits circulaient comme quoi Le Pen était assuré de son élection. Des e-mails fiévreux crépitaient partout, parlant du fascisme à nos portes. Des pétitions « résistantes » unissaient toutes les corporations intellectuelles. Pourtant, nous avions eu, nous militants réels, quelques raisons de nous plaindre, depuis des années, de ce que l’attention portée aux idées lepénistes effectives, et à leurs effets gouvernementaux (lois iniques contre les ouvriers sans papiers), n’était que marginale. De « résistance », point, ou presque pas. D’où, soudain, cette fièvre barricadière ? Avançons une règle : quand l’exercice en est abstrait, l’inattendu brutal est virtuellement infini. Insoucieux normalement du lepénisme réel, mais pris à revers dans leur sommeil électoral, les « citoyens », comme ils se nomment un peu pompeusement, étaient prêts, comme qui sursaute au petit matin, aux tribulations les plus invraisemblables.
25D’un autre côté, on avait « honte pour la France ». Quel était le contenu de cette honte ? En ce qui me concerne, j’ai honte de tous les gouvernements français successifs depuis des décennies, et plus particulièrement honte des gouvernements hypocrites, qui persécutent les sans-papiers, ou lèchent les bottes des guerriers américains, sous des nominations comme « gauche », « socialistes », ou « communistes ». Mais il s’agissait manifestement d’autre chose. La honte, je crois, venait de ce que l’institution électorale est sacralisée, et que la venue de Le Pen – cette image extrémiste odieuse d’une conscience publique avilie et secrète – au second tour en était comme la souillure. On a d’ailleurs dit que l’élection de Chirac « effaçait la honte ». Ce qui veut dire que le retour au train-train de l’alternance usuelle restaurait la dignité du fétiche.
26Il y a aussi que beaucoup d’intellectuels, en ce sens marqués par le « républicanisme » à la Chevènement, ont une conscience hyperbolique de la France. Elle est « patrie des droits de l’homme », comme nombre d’étrangers le croient encore jusqu’à ce que cette « patrie » les expulse. Elle est la démocratie essentielle. Certains, après le 21 avril, s’arrachaient les cheveux en se souvenant des arrogantes leçons qu’ils avaient données à l’Autriche de Jorge Haider ou à l’Italie de Berlusconi. Ils avaient bonne mine ! C’est que nous ne cessons depuis deux siècles de tirer des traites sur notre Révolution. Elle nous a ouvert, nationalement et internationalement, un crédit qu’on croit parfois inépuisable. Il serait temps de se rendre compte, après Pétain, mais aussi après Jospin (ou Chirac : c’est tout un, comme on l’a vu lors du vote), que ce crédit est depuis longtemps épuisé. La France de la Restauration, des Versaillais, de la collaboration, des guerres coloniales, de l’abaissement contemporain est un pays abject plus souvent qu’à son tour. Il n’est sauvé que par ce qui y fait exception. Et peut-être était-ce déjà le cas avec Robespierre, Saint-Just et Couthon, vite renversés par cette figure majeure de notre destin national : le thermidorien, l’homme qui renie son enthousiasme « révolutionnaire » et fait commerce de son ralliement à l’ordre des propriétaires. Le passage de « élections piège à cons » au fétichisme occidental et démocratique, puis au vote Chirac pour « sauver la République », c’est un peu cette éternelle bascule thermidorienne, plus continûment française, hélas ! que nos admirables insurrections.
27Quoi qu’il en soit, peur ou honte, peur et honte : on oscille entre l’aveugle dévotion pour le vote, l’hyperbole nationale, ou la gesticulation des paniques minuscules.
Les noms
28Pour légitimer un affect dans l’ordre de la politique, il faut des noms appropriés. Et si cet affect est une combinaison de panique et de honte (dissimulant certes l’instinct le plus violent qui soit : celui de la conservation), il importe que ces noms à la fois désignent une entité intouchable, numériquement consensuelle, et provoquent à en organiser séance tenante la défense.
29Ces noms ont été : « démocratie » et « république ».
30Du second, qui est une spécialité nationale (toujours les traites tirées sur 1792), je dirai que, depuis fort longtemps, je me demande ce qu’il peut bien signifier. Je vois la vigueur du mot « république » quand une section de sans-culottes s’en réclame pour pendre les aristocrates à la lanterne, monter en armes aux frontières pour barrer la route aux monarchies coalisées, ou envahir l’assemblée légale pour exiger l’épuration des tièdes. Mais aujourd’hui ? La République de qui, de quoi ? Celle de l’effrayant massacre nationaliste de 14-18 ? Celle qui a voté les pleins pouvoirs à Pétain ? Celle des atroces guerres coloniales ? Guy Mollet ? Mitterrand ? Le tandem Jospin/Chirac ? Ou alors De Gaulle ? Dire que Le Pen « menace la République », c’est ne rien dire. Évoquer le « fascisme » est évidemment emphatique, même si Le Pen a nourri sa jeunesse des détritus intellectuels des années trente. Qui a vu à la télévision le sémillant Jack Lang, chargé de commenter le scrutin, dire « le fascisme ne passera pas » est vacciné contre tout emploi contemporain du mot « république ».
31Le mot « démocratie » est évidemment plus complexe, ne serait-ce que parce qu’il nomme mondialement le système dit aussi « occidental », c’est-à-dire la civilisation dont l’armée américaine et les soudards israéliens sont, comme on sait, le rempart. C’est ce mot qui cristallise la subjectivité consensuelle, lui qui a pour référent l’intouchable. C’est la démocratie qui a été profanée par la présence de Le Pen à la place précodée des prétendants au pouvoir. On a pu lire sur les murs des odes lyriques à ce système de gouvernement dont cependant nul ne saurait dire qu’il nous a menés, ces temps-ci, à des sommets du devenir générique de l’humanité. Ainsi de cet immense graffiti, vers le 5 mai, qui, évoquant Paul Eluard et la Résistance, n’hésitait pas à proclamer : « J’écris ton nom, démocratie ! ». L’artiste mural n’avait tout de même pas osé écrire ce qui allait pourtant devenir la substance réelle de sa dévotion : « J’écris ton nom, Jacques Chirac ».
32On remarquera que l’occurrence du mot « démocratie » est rendue tortueuse de ce qu’elle désigne à la fois ce que Le Pen menace et souille, et ce qui a manqué à Jospin pour venir à la place qui lui était normalement réservée. Il est en effet certain, comme nombre d’idolâtres dudit Jospin l’ont découvert en défendant la démocratie, que le règne de ce « socialiste » a manifesté un mépris constant à l’égard de l’écrasante majorité des gens qui vivent et travaillent dans notre pays. Il a donc fallu laver la honte infligée à la démocratie tout en déplorant un déficit jospinien de démocratie pour lequel nulle autre issue ne s’offrait que Chirac, un véritable ami du peuple, celui-là, un démocrate bien connu ! On peut bien dire que l’émotion publique a égaré ses sujets dans un labyrinthe où « démocratie » et « déficit de démocratie », mal et remède, cause et effet, échangeaient à tout instant leurs places. Rien ne l’a mieux manifesté que l’extraordinaire déclaration d’Alain Krivine, le dirigeant trotskiste de la LCR : « Dimanche je vote pour Chirac, et lundi je manifeste pour exiger sa démission. » Voilà qui est parler clair, et qui fixe une ligne « démocratique » intransigeante ! Au demeurant, on a eu le vote, mais la manifestation devra attendre des jours meilleurs.
33C’est que le mot « démocratie » n’avait pour fonction que de légitimer la défense du vote contre toute occupation trop hétérogène – ce qui veut dire : trop révélatrice – de ses places symboliques (premier ou second, en général, comme au tour de France autrefois Anquetil et Poulidor). C’est pourquoi, sans examiner jamais aucun contenu politique, en parlant très vaguement de « racisme » et de « facho », ce qui ne mange pas de pain, les émotionnés ont fièrement revendiqué le droit de dire « non ! ». Divers magazines, toujours commercialement soucieux de vanter les mérites de la jeunesse (laquelle, on le sait depuis longtemps, n’a que ceux de l’époque où elle surgit), ont titré, à propos des manifestations lycéennes : « la génération du “non” ». Malheureusement, l’essence de la politique, spécialement quand il y a un péril réel, n’est pas dans le « non », mais dans le « oui ». Dans l’examen des diverses espèces du « oui ». L’essence de la politique réside dans ce à quoi on consent, ou dans ce qu’on affirme. S’agissant de Le Pen, dire « non » laisse entière la question de ce que c’est que le lepénisme, et où en est exactement sa diffusion réelle. Et s’opposer à cette diffusion, ce n’est pas dire « non » à des abstractions comme « racisme » ou « haine », c’est dire « oui » à des orientations politiques tout à fait précises et rigoureuses, comme : la régularisation de tous les ouvriers sans papiers ; l’indépendance complète à l’égard des menées impériales américaines ; l’usine comme lieu politique ; l’organisation immédiate dans toute l’Afrique de soins gratuits des maladies contagieuses, et singulièrement du Sida…
34En fait, le fameux « non » autorise qu’on passe sous silence les « oui » antérieurs, les « oui » de consentement, qui ont autorisé que le lepénisme soit partout. Consentement à la persécution des sans-papiers, aux centres de rétention, aux croisades américaines, à la dévastation des vies ouvrières par les 35 heures petites-bourgeoises d’Aubry, aux millions de morts africains. Consentement à ce qui a été, au second tour, le grand mot d’ordre de Le Pen : « être tranquille chez soi », dont on peut bien dire que ce fut, pendant les années Mitterrand/Jospin/Chirac, la subjectivité consensuelle de l’écrasante majorité des émotionnés démocrates du 21 avril. Et qui demeure le secret subjectif honteux que les semi-nantis de nos sociétés européennes dissimulent derrière la logomachie « démocratique », secret dont la formule, aussi partagée que non dite, est : mon confort, ma petite jouissance, et qu’on me foute la paix.
35On doit craindre qu’abritée par le (légitime) dégoût qu’inspirent Le Pen et ses malfrats, une tout autre crainte, intime et abjecte, poursuive sa carrière : la crainte qu’un jour un peuple inconnu, tenu à distance, jamais nommé, mais massif, vienne demander des comptes à ceux qui ont si longtemps consenti à ce que leur fortune apparente, leur vie tranquille, leurs discussions aussi « libres » que vaines, se paie de l’indifférence la plus totale au sort de l’humanité générique.
36Point d’autre explication à la vitesse avec laquelle les commentaires ont insisté sur le prétendu lepénisme des ouvriers et des pauvres. C’est qu’à la fin, l’hétérogène véritable est celui que manifeste une autre idée de la politique, par exemple celle d’une politique d’émancipation, une politique décidée par les gens ordinaires, et non par les détenteurs de chaises dans l’État, une politique insoucieuse des élections. Or, une telle politique s’enracinera inévitablement du côté des ouvriers sans papiers, des intellectuels libres, des salariés quelconques, des gens dont la vie est serrée et difficile, plutôt que du côté des rédacteurs de Libération ou du Monde. Mieux même : elle commence à le faire. À quoi il convient de parer par un « non » que l’affreux Le Pen justifie, mais qui, par un ricochet bénéfique, atteint tout ce qui prétendrait inscrire ces ouvriers ou ces gens ordinaires du peuple dans une politique hétérogène à celle qui nous domine.
37Par quoi ce « non » n’est que consolidation symbolique, numérique, manifestante, du « oui » essentiel accordé par les classes moyennes de notre pays à la perpétuation d’un univers politique ignominieux.
38Certes, il est plus difficile de renoncer à ses « oui », de changer ce à quoi on dit « oui », de passer du consentement à l’affirmation militante, du confort à la vérité, que de dire « non » pendant dix jours à l’offense qu’on déclare un fétiche avoir subie. Car ce ton rebelle ne fait que donner la forme agréable et provisoire d’un frisson au bon vieux consentement à ce qui existe déjà, et dont on profite suffisamment pour ne pas souhaiter qu’advienne de l’hétérogène.
Paradoxes du vote
39Qu’on puisse ainsi s’imaginer héroïque quand on est simplement conservateur fournit une bonne introduction à l’examen des paradoxes du vote. Par exemple :
Le vote est un formalisme libre, voire, disent certains, le formalisme de la liberté politique, mais il est aussi bien obligatoire. On sait qu’il l’est juridiquement dans nombre de pays. On aura vu cette fois, par les violentes diatribes contre l’abstention, que pour beaucoup il l’est subjectivement, moralement. (Pour beaucoup, soit dit en passant, chez les intellectuels ou la jeunesse étudiante, mais non pas pour beaucoup dans le peuple fondamental. Car on s’est abstenu encore plus massivement aux élections législatives du mois de juin. Peu à peu, la « démocratie » prend le tour d’un rituel minoritaire.)
Il y a égalité devant le nombre, telle est la loi du suffrage, mais – nous l’avons dit – les places décisives sont précodées selon des normes qui transcendent le nombre.
On constate aussi une flagrante dissymétrie entre le « oui » et le « non ». La conséquence du « non », qui est l’élimination, est effective. En revanche, ce qui se joue avec le « oui » est on ne peut plus évasif. À quels engagements est tenu l’élu ? Aucun ne vaut, encore moins aujourd’hui, où la notion de programme est pratiquement discréditée. Il y a donc – pour l’électeur – un réel de la sanction négative, mais aucun effet réel prévisible du succès – sinon, nous l’avons dit, la conservation des principaux paramètres de l’existence. Du moins, de tous ceux sur lesquels l’élu a quelque autorité. C’est le secret des politiques chenus : la seule manière de durer est de ne rien faire.
Que signifiait dans ces conditions le culte du vote après le 21 avril ? Justement que le vote est la seule procédure politique connue dont l’immobilisme soit la conséquence à peu près inéluctable, réserve faite de ce qui peut être présenté comme une loi de la nature. Ainsi, des phénomènes aussi considérables, aussi dramatiques, que l’achèvement de la destruction de la France rurale en quelques décennies, ou le démantèlement des services publics, école comprise, ou la libéralisation des mécanismes financiers, ou l’alibi trouvé dans l’obéissance aux directives européennes, ou le suivisme dans les guerres américaines, n’ont jamais été soumis au vote, ni clairement choisis à travers tel ou tel parti. Le vote ne porte pas sur ces questions capitales, qui sont plutôt consensuellement présentées par les politiques comme constituant ce qui existe, et non ce qu’ils décident (on dira aussi que c’est « le monde moderne », ou « le monde tel qu’il est »). Pareillement, certaines décisions doivent être prises dans le secret, parce qu’elles ne sont pas suffisamment conservatrices pour supporter l’épreuve du vote (par exemple : l’engagement de la France aux côtés de l’Irak dans la longue et très sanglante guerre contre l’Iran, engagement qui n’a jamais été réellement public). Autrement dit : si des changements importants ont lieu, ils ne sont pas dans le champ du vote. Inversement, ce qui est dans le champ du vote est pour l’essentiel immuable. C’est cette garantie de décision sans objet qui fascine, et entraîne l’adhésion à la procédure du vote.
40Au contraire, les politiques qui enveloppent des décisions véritables, je veux dire des décisions émancipatrices, sont tout à fait étrangères au vote, parce que décider quoi que ce soit de libérateur vous désigne comme hostile à des intérêts établis, lesquels, si minoritaires soient-ils, feront bien assez de tapage et contrôleront bien assez d’instruments propagandistes, pour autoriser qu’à la prochaine élection on vous remplace. Ce qu’on fera d’autant plus volontiers qu’on vote pour persévérer, et non pour devenir.
41Pour que la politique soit liée à de véritables décisions, lisibles comme conséquences d’une volonté et non d’une nature des choses, elle doit s’en remettre à des principes et à des pratiques qui dépendent directement de ces principes, et non à la très étrange règle qui soumet tout au nombre.
42Le vote est par principe contradictoire aux principes, comme il l’est à toute idée de contestation ou d’émancipation. Je vous livre, sur ce point, une anecdote. Pendant la fatale quinzaine où le « facho » Le Pen prétendait à la présidence, les étudiants de l’École des Arts décoratifs réalisèrent de nombreuses affiches démocrates, comme leurs glorieux ancêtres, en mai 68, avaient réalisé des affiches révolutionnaires. Les ancêtres avaient illustré l’adage « élections, piège à cons », leurs descendants, l’adage « voter est formidable », ou à peu près. Comme quoi Héraclite a raison, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. J’avise en particulier, placardée à l’entrée de leur école, une affiche en sérigraphie verte (depuis quelque temps, le vert se porte plus volontiers que le rouge) qui proclamait : « Le vote blanc n’est plus contestataire. » J’interroge un groupe qui entourait le chef d’œuvre : « Vous ne voulez tout de même pas dire que c’est voter Chirac qui est contestataire ? » Ils m’accordent qu’en effet, ce serait exagéré. « Encore moins voter Le Pen ? » Ils s’exclament qu’il n’y faut pas songer. « Donc, dis-je, si ni voter Le Pen, ni voter Chirac, ni voter blanc n’est contestataire, vous voulez dire, et vous auriez dû écrire : voter n’est plus contestataire. » Ils ne m’accordent qu’en rechignant ce qu’ils croient être ma conclusion. Mais je poursuis : « Vous êtes démocrates ? » Ils sourient de ce que je puisse imaginer le contraire. « Vous trouvez donc que voter est l’acte politique majeur, que voter est tout ce qu’il y a de mieux ? » Ils me le confirment avec un brin de suffisance, et, comme s’adressant à quelqu’un dont l’intellect est paresseux, l’un d’entre eux m’explique que c’est précisément ce qu’ils ont voulu dire avec leur affiche. « Mais alors, si voter est le Bien et que voter n’est plus contestataire, c’est la contestation qui est le Mal ? C’est ça que vous voulez dire ? » Ils n’en conviendront pas aisément ! Mais c’est bien, hélas, ce qu’ils voulaient dire. C’était le contenu réel de leur émotion. Comme le disaient les libertaires du xixe siècle : « Voter, c’est abdiquer ». On le dira plus exactement aujourd’hui : Désirer abdiquer, c’est voter.
Nombre passif et nombre actif
43La raison des paradoxes du vote est bien connue : la rationalité technique, qui confie le résultat au pur compte, et autorise l’infini soin des sociologues et politologues – devenus aussi soucieux des détails et variations numériques que les spécialistes de l’histoire des climats – ne fait que recouvrir une irrationalité massive. Car pourquoi le nombre aurait-il une vertu politique ? Pourquoi la majorité, du reste modifiable à merci par l’astuce infinie des modes de scrutin, serait-elle dotée des attributs d’une norme ? Dans aucun des domaines où est en jeu l’activité de la pensée des hommes on ne tolère une telle approximation. C’est contre les opinions dominantes qu’ont eu raison les grands créateurs de science ou les artistes novateurs. C’est même contre le jugement social moyen que s’affirment les violentes passions amoureuses. La politique, et elle seule, serait condamnée au conservatisme des moyennes numériques ? Tout montre qu’il ne peut en être ainsi. Car à chaque fois qu’une décision capitale doit être prise, dans l’espace politique, par chacun en son propre nom, les partisans du juste et du vrai sont initialement tout à fait minoritaires, voire électoralement insignifiants. Minoritaires les résistants en 1940, minoritaires ceux qui s’opposent, dans les années cinquante, aux sordides guerres coloniales, minoritaires les « gauchistes » des années soixante et soixante-dix, minoritaires absolument, ceux qui aujourd’hui voient l’ambition impérialiste et l’esprit de servitude prendre le masque des « interventions humanitaires » ou de la « guerre contre le terrorisme ». Et au fond, chacun sait bien que le nombre, la majorité, tels que recueillis sur des listes aveugles, au sortir du fort peu politique isoloir, n’ont aucune signification véritable.
44Le refuge est alors l’ambivalence du nombre. Car il faut distinguer le nombre passif, tel qu’il fonctionne dans les scrutins, d’un tout autre nombre, actif cette fois, celui des manifestations, des grèves de masse, voire des insurrections.
45Le nombre actif, si grand soit-il, n’est en vérité jamais que minuscule au regard du nombre passif. Les manifestants du 1er mai 2002 se vantent d’avoir été 500.000, mais qu’est-ce que ce nombre au regard de celui des votants ? Et même au regard des six millions d’électeurs de Le Pen ? En fait, le nombre actif n’est réellement valorisable que si l’on fait passer la puissance de la volonté collective, telle qu’elle prend le risque d’un acte, ou d’une ténacité d’organisation, avant toute considération de moyenne ou de majorité.
46Entre le 21 avril et le 5 mai, constatant que, dans le champ du nombre passif, prospérait un monstre – en fait, leur intime monstruosité –, et sans se demander si ce n’était pas la loi de ce genre de nombre – toute passivité est, je le crois, politiquement suspecte – les « démocrates » ont voulu se consoler par la production d’un nombre actif. Ils sont « sortis dans la rue ». Mais leur puissance était dérisoire, car ils proclamaient, par l’amour du vote, l’asservissement du nombre actif au nombre passif.
47Le nombre actif doit être détaché de toute corrélation au nombre passif. Une réunion, une manifestation, une insurrection proclament leur droit sans autre considération qu’immanente à leur existence. Les canailles n’ont jamais eu de mal à prospérer dans le consentement obscur, la passivité, le nombre anonyme et secret. Hitler lui-même est venu au pouvoir par les élections, et c’est une assemblée régulière qui a élu Pétain.
48Faire jouer, comme le 1er mai 2002, au nombre actif le rôle d’auxiliaire creux du nombre passif, indique un état sans espoir des consciences. Au demeurant, l’effet de cette manifestation, on le sait aujourd’hui, fut tout simplement nul. On a eu Chirac sans la moindre prime « démocratique ». Et la jeunesse lycéenne, comme un petit torrent des régions sèches après l’orage, a disparu dans son lit.
Rousseau
49De ces embarras du nombre dans son rapport à la volonté politique, Rousseau a parcouru les chicanes.
50Il y a chez lui une nette opposition au vote, pour autant qu’il s’agit de la désignation de députés, de la démocratie « représentative ». Son axiome, qui est en fait celui du nombre actif (une manifestation n’est rien au-delà de son acte, elle se compose des seuls manifestants, dont elle est la présentation), se dit : « La volonté ne se représente point ». De là que le parlementarisme anglais n’est pour Rousseau qu’un despotisme camouflé : sitôt les députés élus, écrit-il, le peuple « est esclave, il n’est rien ». L’essence de la politique, selon Rousseau, affirme la présentation contre la représentation.
51D’un autre côté, le pouvoir du nombre est reconnu, puisque la décision populaire se prend à la majorité des suffrages. Le peuple est rassemblé, mais il vote, et, dit Rousseau, « le plus grand nombre oblige tous les autres ». Le lien énigmatique entre totalisation passive et décision est maintenu : « Du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale ».
52On ne saurait dire que Rousseau, si démonstratif dans les détails, parvienne à fonder cette autorité du nombre. Il argue certes de ce que les volontés particulières s’entre-détruisent et qu’ainsi le vote concentre en effet la généralité d’un vouloir. Mais que peut bien signifier, au terme de cette obscure neutralisation réciproque des volontés particulières (des intérêts, en somme), une voix de majorité ? Qui ne voit qu’il serait magique que tout à coup elle exprime la rectitude universelle du vouloir politique ?
53Aussi bien, Rousseau voit-il l’inappropriation du nombre aux décisions réellement importantes. Quand il s’agit du « salut de la patrie », il est licite de « nommer un chef suprême, qui fasse taire toutes les lois ». On sait l’usage que firent les conventionnels du Comité de salut public de cette évidence. Comme le redira Marx, quand on est sur la brèche de la création d’un monde, la dictature est la forme naturelle d’organisation de la volonté politique. Et ceci se comprend aisément : quelle est la ressource unique de ceux qui n’ont rien, qui ne contrôlent ni les appareils répressifs, ni les appareils de propagande ? Cette ressource unique est sans doute celle du nombre, mais dans la forme du nombre actif discipliné. Oui, la seule arme politique réellement populaire est la discipline, de pensée et d’action, laquelle doit se soumettre le nombre. De là que la loi du suffrage lui est en général étrangère, car le suffrage est la dislocation de la discipline dans la passivité du nombre. Ce que Rousseau reconnaît indirectement, par le recours obligé, quand la situation est dramatique, à un chef unique, matérialisation symbolique de la discipline citoyenne. Et ce que Marx propose, sous le nom de « dictature du prolétariat ».
54Finalement, pour ces penseurs, le nombre électoral est adéquat quand il s’agit de la perpétuation tranquille, de la passivité des calculs et du maintien de l’homogène. Il est foncièrement inadéquat quand il est question d’agir, de fonder, ou quand on est dans l’épreuve d’un événement.
Avenir
55C’est dire que la formule pompeuse utilisée au lendemain de l’élection de Chirac : « la République est sauvée », ne nous dit rien qui vaille. Ou bien il n’y a nul péril, et crier qu’on est sauvé est absurde. Ou bien il y en a réellement un, et ce n’est certes pas le nombre des votants pour Chirac qui va y parer. S’il y a un problème du lepénisme dans notre pays (et plus généralement un problème de l’extrême droite en Europe), c’est à l’abaissement des consciences et à la nullité politique qu’il faut s’attaquer, par des engagements affirmatifs déliés de tout souci électoral, et ne comparaissant que devant des principes. Et le principe des principes, pour le philosophe moderne, est l’égalité. Inventer les lieux et les procédures d’un travail politique interne à la masse populaire et relevant le mot « ouvrier », pour que la généralité de la maxime égalitaire trouve ses expressions ramifiées, dans toutes les situations ouvertes (foyers, usines, rues, cités…). Voilà le problème, voilà la tâche. Il y faut, n’en doutons pas, une solide indifférence aux postes de l’État, et un cordial mépris, constamment soutenu, pour les prébendes électorales. Il y faut la suprématie affichée et sereine du nombre actif sur le nombre passif. Il y faut la cire qu’Ulysse utilisait pour ne céder ni aux chansons, ni aux sirènes, ni aux chantages de la « démocratie ». Il y faut des trajets nouveaux, car la clef de l’invention est dans ce qu’on appelait dans les années soixante-dix « la liaison de masse », et qui veut seulement dire : faire directement la politique avec ceux pour qui elle est d’abord faite, ceux pour qui la maxime égalitaire est seule apte à inscrire l’existence dans sa vérité.
56On peut dire aussi bien qu’il s’agit de trouver les nouveaux lieux de la volonté générale. Rousseau l’a très bien dit : « La volonté particulière tend, par sa nature, aux préférences, et la volonté générale à l’égalité ». Pour manifester, fût-ce sur un seul point, le retour d’une volonté générale, il faut certainement sacrifier bien des préférences. C’est à quoi la philosophie peut aider. Car, dans son inspiration la plus générale, elle apprend qu’on peut préférer l’universalité du vrai aux préférences. Et qu’alors on est heureux, par-dessus le marché