Claude Didry : « Le salariat résiste malgré les assauts du néolibéralisme »
Interview du 10 décembre 2023 du sociologue Claude Didry pour le site ELUCID. Analyse un peu trop optimiste à mon goût et que je ne partage pas.
Malgré les assauts du néolibéralisme, la persistance du salariat a permis d’éviter un écroulement économique et social durant le Covid. C’est l’occasion de redécouvrir la puissance structurante du salariat dans la vie sociale. Le sociologue Claude Didry, directeur de recherche au CNRS et membre du Centre Maurice Halbwachs à l’ENS, explore ces ressources dans le nouveau livre qu’il a dirigé, Face au Covid, l’enjeu du salariat (La Dispute, 2023) et invite à restaurer ce qui fut altéré par toute une série de contre-réformes, a fortiori depuis la crise de 2007-2008.
Laurent Ottavi (Élucid) : Qu’entendez-vous précisément dans votre livre dans l'expression « les institutions du salariat », et quel est leur poids en France ?
Claude Didry : Les institutions du salariat peuvent être définies autour de deux grands blocs. Le premier est le droit du travail avec, en son sein, le contrat de travail. L’autre est celui de la Sécurité sociale, et plus particulièrement le régime général de la Sécurité sociale qui repose sur le principe fondamental de la continuité du salaire, y compris en cas d’empêchement du salarié de travailler (maternité, maladie, âge à travers la retraite, etc.). Dans la lignée des travaux de Bernard Friot, nous intégrons le statut de la fonction publique dans le cadre des institutions du salariat, la situation des fonctionnaires étant assimilable à maints égards à celle des salariés dans le privé et constituant même une référence en matière de stabilité de l’emploi et de pension de retraite par exemple.
Contrairement à la prophétie avancée depuis trente ans d’un déclin du salariat au profit de micro-entrepreneurs, d’emplois « ubérisés » et précaires, aujourd’hui, la réalité dominante depuis le début des années 1970 est celle de l’emploi stable avec une part relativement constante de 75 % des actifs occupés en CDI ou sous statut de la fonction publique, dans une population active qui compte actuellement 30 millions de personnes. Il faut ajouter que sur les quelque 3 millions d’indépendants comptabilisés actuellement par la statistique publique, près de 1 million cumulent leur activité avec un emploi salarié, ce qui jette le trouble sur cette comptabilisation.
Élucid : Avant de voir de quelles façons et avec quelle ampleur le néolibéralisme a attaqué ces institutions, pouvez-vous clarifier maintenant ce que vous entendez par « néolibéralisme », un terme objet de nombreuses interprétations contradictoires ?
Claude Didry : Le néolibéralisme est souvent vu à travers les « révolutions » du reaganisme et du thatchérisme au tournant des années 1970-1980, après le terrain d’expérimentation qu’a représenté le Chili de Pinochet. Mais c’est par une accumulation de réformes successives qu’il s’est insinué durablement dans la vie politique et économique des États européens, en allant jusqu’à rallier les « sociaux-démocrates » comme François Hollande en France. Pour détacher la vie économique de l’État, le néolibéralisme a pris la forme initiale d’une privatisation des entreprises publiques, notamment celles ayant en charge le service public. Il a visé également la limitation des déficits publics, notamment dans le contexte d’une libéralisation des finances publiques à travers le recours aux marchés financiers pour financer la dette publique.
Ainsi, il est associé à la puissance des marchés financiers et bancaires, dopés par les privatisations et les emprunts d’État. Dans le même temps, il est associé à la désindustrialisation des pays européens et plus spécifiquement de la France, imputable à la recherche exclusive d’une rentabilité pour l’actionnaire, qui a encouragé les entreprises à la délocalisation et la sous-traitance dans les pays moins-disant socialement et environnementalement. Il a enfin contribué au tarissement de l’investissement productif et à l’externalisation de la recherche, en réduisant les capacités de développement à long terme.
« La crise de 2008 a entraîné une intensification du néolibéralisme alors qu'elle en était paradoxalement le résultat. »
Comment est née votre enquête et quel a été son objet ?
L’enquête qui a donné lieu à ce livre est issue d’une recherche pour le ministère du Travail. Elle a été menée collectivement, sur un mode « commando » en quelque sorte, à travers des investigations sectorielles destinées à multiplier les angles de vue, pour rendre compte des réalités du travail vécues pendant la crise pandémique. Pour répondre à la demande de résultats rapides, nous avons choisi de nous appuyer sur les grands témoins que constituent les directions d’entreprise, mais aussi et surtout les syndicalistes. Ces représentants des salariés ont un ancrage dans le monde du travail qui leur donne une connaissance irremplaçable de ces réalités.
Nous avons pu nous appuyer, par ailleurs, sur les données statistiques de la DARES (Direction de l’animation des recherches et études économiques et sociales du ministère du Travail). Celle-ci avait mis en place, à l’époque, un dispositif statistique exceptionnel permettant un suivi mensuel du monde du travail, ce qui nous a permis de resituer les dimensions sectorielles observées dans un ensemble plus vaste.
Vous soulignez dans votre livre l’importance d’une date ou plutôt d’un moment, celui de la crise de 2007-2008. Qu’a-t-elle changé qui serait encore prégnant aujourd’hui ?
Elle a entraîné une intensification du néolibéralisme alors qu’elle en était paradoxalement le résultat, car l’effondrement ou les risques d’effondrements du système bancaire, notamment à travers la crise des subprimes aux États-Unis, provenaient d’une dynamique néolibérale préalable. La conséquence fut une très forte intervention des autorités publiques pour soutenir le système bancaire et, dans un second temps, un très gros endettement des États qui ont absorbé les dettes toxiques des banques. Ces États ont dès lors été soumis à leur tour, notamment par la Commission européenne, à des cures d’austérité, qui liait le démantèlement du système de soins et de l’assurance maladie au démantèlement du droit du travail, afin de limiter les déficits et l’endettement.
Quels leviers les États ont-ils utilisés qui ont profondément atteint les institutions du salariat ?
Le premier est une remise en cause récurrente des cadres du droit du travail lui-même, en croyant atteindre le plein emploi par une dégradation des conditions de travail. Le prétexte de cette dérégulation est la lutte contre la discrimination entre les salariés stables et les « plus vulnérables », selon les recommandations semestrielles de la Commission européenne. Il est également de limiter l’indemnisation du chômage et la pension des retraités.
D’autre part, les États ont agi sur le système de soins à travers une pression sur le système hospitalier pour renforcer sa performance financière. Cette démarche était déjà engagée depuis les années 1990 avec le fameux plan Juppé de 1995, qui a réussi à faire entrer dans la législation les projets de loi de financement de la Sécurité sociale dans le cadre du vote des budgets publics à l’automne de chaque année. Elle s’était traduite ensuite, petit à petit, par un resserrement du financement des prestations de soin tout au long des décennies suivantes, puis par l’introduction d’organisations nouvelles avec la tarification dite « à l’acte », au lieu d’une dotation budgétaire régulière des hôpitaux (2004) et une régionalisation du système-hôpital avec la création des Agences régionales de santé (2010).
« Dans l'hôpital public, la démarche néolibérale s'est traduite par une réduction régulière des moyens, et par une dégradation des rémunérations et des conditions de travail. »
En quoi le Covid a-t-il révélé la fragilité du système hospitalier en particulier, mais aussi la puissance qu’il a conservée malgré tout grâce au salariat ?
L’offre publique de soin est cruciale avec plus d’un million d’emplois dans l’hôpital public, contre 300 000 dans le système hospitalier privé. La démarche néolibérale dans ce domaine, notamment à travers le gel du point d’indice et la limitation des créations d’emplois, s’est traduite par une dégradation des rémunérations des personnels, en particulier les fonctionnaires, donc les personnels soignants – les médecins ne relèvent pas de la fonction publique hospitalière. En plus de cela, elle les a soumis à des conditions de travail dégradées. On peut ajouter enfin la réduction générale de l’emprise hospitalière du fait de la suppression régulière de lits tout au long de la décennie 2010 (sous Sarkozy, Hollande et Macron), au point que les capacités d’accueil de l’hôpital étaient sérieusement réduites à la veille de l’épidémie.
La seule culture du don de soi, une éthique individuelle qui fait partie du service public, n’aurait pas suffi aux soignants pour faire face à la pandémie. Le statut de la fonction publique et l’organisation de l’hôpital public autour des CHU ont donné l’indispensable capacité organisationnelle pour affronter l’inconnu, avec ses capacités de recherches et de mise en œuvre pour développer des thérapeutiques nouvelles dans le traitement des maladies.
La crise sanitaire a été l’occasion d’affirmer le poids des soignants dans la fonction hospitalière avec la redécouverte des infirmiers et infirmières, des aides-soignants et des agents de service hospitalier qui assurent le nettoyage, fonction indispensable pour lutter contre la contagion. Le maintien de CHSCT dans la fonction publique hospitalière a permis de discuter des problèmes rencontrés par les personnels soignants, pour le transport, la garde des enfants, les courses, etc., tout en organisant le redéploiement de ces personnels vers des services Covid.
« En dépit de son affaiblissement par le néolibéralisme, l'emploi salarié a évité une grave crise économique et sociale. »
De façon générale, le salariat a-t-il fait preuve d’une résistance similaire pendant la pandémie, en particulier pendant le premier confinement ?
La crise du Covid a montré que notre appareil industriel était complètement à genoux. On manquait de masques, de réactif pour la fabrication des médicaments (une pénurie chronique aujourd’hui) et d’équipements divers et variés (pour ne citer qu’un exemple : le manque de puces électroniques par suite d’une chaîne d’approvisionnement très longue, de la Chine à la Pologne, dans l’automobile). Pourtant, l’emploi salarié stable parmi les actifs (autour de 75 % des emplois) s’est révélé fondamental pour faire face et être en mesure de reprendre les activités après le confinement.
En dépit de son affaiblissement par le néolibéralisme, cet emploi salarié a évité une grave crise économique et sociale. Le salariat a notamment permis une forme nouvelle d’organisation : le travail à distance, soit une forme spécifique de télétravail à domicile prévu pour la situation de crise dans une loi de 2012, et le chômage partiel qui a permis de mettre à l’abri ceux qui travaillent dans des secteurs industriels, en maintenant une part essentielle de leurs revenus. Lors du confinement, un gros quart des travailleurs était en chômage partiel, un autre gros quart en télétravail et un dernier gros quart sur site. On peut ajouter également les congés maladie pour les personnes malades évidemment, mais aussi pour les parents qui devaient prendre en charge leurs enfants en l’absence d’école pendant la période mars-avril-mai 2020 du premier confinement.
Toutes ces institutions du salariat ont donc joué leur rôle d’accompagnement des salariés pendant le confinement. Elles ont en outre permis un déconfinement efficace grâce à l’action des institutions représentatives du personnel et à celle des syndicalistes qui ont élaboré et amélioré les protocoles sanitaires par la négociation, et assuré un suivi sanitaire avec les salariés sur les lieux du travail. Les confinements suivants ont ainsi été décrétés sans mettre en cause un retour massif du travail sur site.
En un mot, la crise pandémique a joué le rôle de révélateur du caractère structurant du salariat dans la vie sociale en France, à rebours du discours sur l’avenir de l’auto-entreprenariat, des travailleurs de plateforme et du dépassement incessant du capitalisme vers des formes néo-technologiques que proclame une idéologie dominante depuis les années 1990.
Vous avez évoqué les institutions représentatives du personnel. En quoi la crise sanitaire a-t-elle été ce que vous appelez une « propédeutique » à l’unité syndicale, que « la réforme des retraites a cristallisée » ?
La crise sanitaire a conduit l’ensemble des syndicats, aussi bien les « réformistes » que les « non-réformistes », à devenir les interlocuteurs privilégiés des salariés dans une situation très incertaine. Nous avons constaté dans un premier temps que l’arrêt des activités économiques, notamment les moins indispensables, n’était pas si facile, en particulier dans le domaine industriel (automobile, construction) avec des hésitations et des résistances de la part de certaines directions de site, voire de la part du ministère du Travail dans le cas de la construction ou des Travaux publics.
Nous avons aussi assisté à un grand désarroi de la part des salariés s’interrogeant à propos de la continuité de leur activité, du danger de la maladie, de l’exercice du droit de retrait et de leurs actions collectives pour arriver à la fermeture des sites. Tout cela a favorisé une unité syndicale de fait, qui s’est poursuivie au moment de la reprise, avec l’enjeu de la réorganisation du travail pour intégrer les mesures sanitaires (notamment dans le secteur du bâtiment). J’y vois les conditions de l’unité d’action constatée lors de la mobilisation contre la réforme des retraites, dans un contexte marqué par le retour en force en politique d’un agenda néolibéral.
« Les attaques contre le salariat sont aussi des attaques contre l’appareil productif, contre notre balance commerciale et notre accès aux besoins de base. »
Vous placez votre dernier chapitre sous le signe de la restauration du salariat, dont vous soulignez le caractère révolutionnaire. De quelles restaurations s'agit-il ?
Le Covid a montré que les attaques contre le salariat sont aussi des attaques contre l’appareil productif, contre notre balance commerciale et notre accès aux besoins de base, ce dont témoigne la pénurie récurrente de médicaments. La restauration que je propose s’appuie sur ce que Bernard Friot et Frédéric Lordon appellent un « déjà-là communiste » et que je nomme aussi en sociologue durkheimien, le « fait social » du salariat, sans cesse remis en question par le néolibéralisme. Elle porte sur les points mis au jour par la crise pandémique.
Je pense tout d’abord au contrat de travail, c’est-à-dire à l’importance de l’emploi stable pour faire face à la crise avec la possibilité de salaire continué que l’on trouve dans le chômage partiel, l’assurance maladie et la retraite. Je pense ensuite au pôle collectif du travail, car le travail est une action fondamentalement collective. Il s’agit ici de restaurer les institutions représentatives du personnel. Les ordonnances Macron ont été très loin dans de nombreux domaines dans la dérégulation libérale. Le démantèlement des formes représentatives de proximité en 2017 en fait partie.
Je préconise la recréation de cet organe de prévention que représente le CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail) comme lieu de discussion des questions de santé et de sécurité dans l’entreprise, sous le regard de l’inspection du travail, de la médecine du travail et des caisses de Sécurités sociales – l’un des piliers de l’œuvre législative de Jean Auroux, le grand ministre du Travail de l’Union de la Gauche, en 1983.
En quoi cette restauration du salariat est-elle aussi démocratique selon vous ?
Le salariat relève d’une expérience profonde de la vie sociale et collective. Il n’est pas le travail d’un individu soumis à un employeur, mais d’un ensemble d’individus qui se coordonnent sous la direction d’un même employeur. Ces salariés participent ensemble à des actions collectives et interviennent sur l’organisation du travail. Cette dynamique collective est au cœur d’une démocratie réelle partant du monde du travail. Mais avec les réformes néolibérales des dernières années, c’est précisément ce cœur battant de la démocratie qui a été visé.
La crise démocratique que nous traversons actuellement tient pour moi, en grande partie, à cette remise en cause des lieux de débats et de négociations dans les lieux du travail, remise en cause qui se généralise aujourd’hui pour arriver à un parlementarisme empêché à coup de 49-3. N’est-il pas temps de se souvenir de l’article premier de la Constitution : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » ?
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
Photo d'ouverture : Service de réanimation de l'hôpital de Valenciennes, 6 avril 2021 - Denis Charlet - @AFP
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