Céline parle du langage parlé et de sa pâle copie : le langage écrit !
Extrait de "Bagatelles pour un massacre", éditions Denoël,1937. Mur Facebook Littérature et Poésie
La grossièreté n'est supportable qu'en langage parlé, vivant, et rien n'est plus difficile que de diriger, dominer, transporter la langue parlée, le langage émotif, le seul sincère, le langage usuel, en langue écrite, de le fixer sans le tuer... Essayez... Voici la terrible " technique " où la plupart des écrivains s'effondrent, mille fois plus ardue que l'écriture dite " artiste " ou " dépouillée ", " standard " moulée, maniérée que l'on apprend branleux en grammaire dès l'école. Rictus que l'on cite toujours n'y réussissait pas toujours, loin de là ! Force lui était de recourir aux élisions, abréviations, apostrophes... Tricheries ! Le maître du genre c'est Villon, sans conteste. Montaigne plein de prétentions à cet égard, écrit tout juste à l'opposé, en juif, semeur d'arabesques, presque du " France " avant la lettre, du Pré-Proust...
Dès qu'on se sent un peu " commun " dans la fibre et l'intimité, le mieux, de beaucoup, sans conteste, c'est de se vouer aux bonnes manières, de faire carrière en " dépouillerie " en élégante concision, sobriété délicate, finement tremblotante, colettisme. Tous les " parfaits styles " dès lors vous appartiennent, avec plus ou moins de petit doigt, lon-laire !
Plus rien à craindre de vos élans !... Vous ne serez jamais découvert, le monde, si bourbeux, si porc, tellement irrémédiablement bas du cul, ses " chiots " toujours si près des talons, ne se torche que de papillottes, pasteurisées... Toute sa distinction !... La seule à vrai dire. Pour cette raison et nulle autre, vous observerez que les dames s'effarent et se déconcertent, interpellées en durs propos, tressaillent des moindres grossièretés.
Elles toujours si près du balai, toujours si boniches par nature, dès qu'elles écrivent, c'est au plus précieux, au plus raffiné, aux orchidées qu'elles s'accordent... Elles n'empruntent qu'à Musset, Marivaux, Noailles, ou Racine, leurs séductions, leurs travestis. Supposons qu'elles se laissent aller... quel déballage ! une minute ! Jugement de Dieu !... Ce serait alors vraiment la fin du monde ! Ecrire pourtant de cul, de bite, de merde, en soi n'est rien d'obscène, ni vulgaire.
(...)
Dans ce but, rien ne leur paraît plus convaincant, plus décisif, que le récit des épreuves d'amour... de l'Amour... pour l'Amour... par l'Amour... tout le " bidet lyrique " en somme... Ils en ont plein les babines, ces croulants dégénérés maniéreux cochons de leur " Amour " !...
C'est en écrivant d'Amour à perte d'âme, en vocabulant sur mille tons d'Amour, qu'ils s'estiment sauvés... Mais voici précisément, canailles ! le mot d'infamie ! le rance des étables, le vocable le plus lourd d'abjections qu'il soit !... l'immondice maléfique ! le mot le plus puant, obscène, glaireux, du dictionnaire ! avec " cœur " ! Je l'oubliais cet autre renvoi visqueux ! La marque d'une bassesse intime, d'une impudeur, d'une insensibilité de vache vautrée, irrévocable, pour litières artistico-merdeuses extraordinairement infamantes...
Chaque lettre de chacun de ces mots suaves pèse sa bonne demi-tonne de chiasse, exquise... Tous les jurys Feminas s'en ravissent intimement, festoyeusement " tout à la merde ", s'en affriolent en sonnets, pellicules, conférences, mille tartines et téléphones et doux billets...
Louis-Ferdinand CÉLINE — Bagatelles pour un massacre; Éditions Denoël.1937. Littérature et Poésie
Louis-Ferdinand CÉLINE vers 1950.