Catherine Ellsberg : « Le mal n’est pas toujours déguisé en croix gammée »
Article rédigé le 15 novembre 2021 par Catherine Ellsberg pour le site ELUCID à propos du documentaire réalisé par Max Ophuls sur les procès de Nuremberg.
Jugement. Responsabilité. Crimes. Justice. Voilà les thèmes majeurs de The Memory of Justice (1976), le documentaire de Marcel Ophüls sur les procès de Nuremberg. J’ai consacré plusieurs années de travail à ce film, inondée – saturée – de mes propres souvenirs de justice.
J’ai découvert Ophüls à l’université grâce à son célèbre documentaire de 1969, Le Chagrin et la Pitié, qui, en raison du portrait trop réaliste qu’il dressait de la collaboration et de la résistance française durant la Seconde Guerre mondiale, avait été interdit à la diffusion en France pendant douze ans.
Mais je ne savais pas, à ce moment, que Le Chagrin et la Pitié n’était pas le film le plus ambitieux ou intime du réalisateur. Ce titre honorifique appartient à Memory of Justice. Divisé en deux parties, « Nuremberg et les Allemands » et « Nuremberg et ailleurs », le documentaire dresse un parallèle éloquent entre les crimes de guerre commis par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, et ceux des Américains au Vietnam, ou des Français en Algérie. En plus des extraits d’archives des procès de Nuremberg et de la libération des camps de concentration, Ophuls insère une dizaine d’interviews avec d’anciens nazis, des résistants et des lanceurs d’alerte.
Ces interviews me lient personnellement à ce film. En effet, mon grand-père, Daniel Ellsberg, est l’un des témoins majeurs interviewés par Ophuls. En 1971, Ellsberg a divulgué les Pentagon Papers aux journaux américains, dont le New York Times et le Washington Post. Ces documents ont révélé une étude « top-secret » de l’histoire de la guerre du Vietnam, remettant ainsi en question la véritable nature de l’engagement américain. (Ellsberg a été arrêté et risquait d’aller en prison pour 115 ans, mais les charges ont été abandonnées en raison de mauvaise conduite gouvernementale). Ce lien intime qui me lie au film a, sans aucun doute, complexifié mon rapport à lui, en tant que chercheur et en tant que spectateur.
Daniel Ellsberg interviewé par Marcel Ophüls
Un attachement tout aussi intime lie Marcel Ophüls à son documentaire. Fils du réalisateur juif-allemand Max Ophüls, il a été forcé de fuir Paris à l’arrivée du national-socialisme. La famille Ophüls doit alors s’installer à Hollywood, où le père continue sa carrière. De nombreux films de Marcel se focalisent ainsi sur cette triade de pays, France, États-Unis et Allemagne. D’ailleurs, à l’instar de Shoah (1985) de Claude Lanzmann, The Memory of Justice est composé de témoignages multilingues, en allemand, en anglais ou en français. Rattacher très personnellement à son documentaire, le cinéaste a pu dire qu’il s’agissait du film dont il était le plus fier. Peu après le début du film, d’ailleurs, nous nous trouvons chez l’auteur, où nous rencontrons sa femme et ses trois filles.
« Qu’est-ce tu penses de mon film ? », demande Marcel à sa femme, Régine. Elle répond qu’elle préférerait que la famille « passe à autre chose ». Marcel continue : « Penses-tu à ton père ? » Régine hésite avant de répondre : « Peut-être… il n’était ni un nazi ni un membre du Parti, mais il ne faisait pas exception aux autres personnes ». Nous entendons la voix de Marcel, qui la pousse, « Pourquoi les gens doivent-ils être des ‘exceptions’ ? »
Cette question de « l’exceptionnel » est au cœur de Memory of Justice. Ophüls examine quelles sont les motivations et les conséquences de la collaboration, de la résistance, et des formes intermédiaires. Ce film montre bien comment la collaboration avec des systèmes d’oppression est étonnamment normale et loin de relever de l’extraordinaire. Je ne fais pas référence aux « Eichmann » ou « Himmler » que le monde a connu, mais ceux qui sont en bas de l’échelle du pouvoir, ceux qui exécutent sans poser de questions, ni cherchent à avoir plus d’informations.
Ces « petits gars » (comme le disent plusieurs témoins) ne sont pas des « monstres », mais, selon Telford Taylor, conseiller principal de l’accusation pour les États-Unis aux procès de Nuremberg, des « gens normaux, comme toi et moi ». Si Shoah rendait la voix aux victimes de l’Holocauste, The Memory of Justice fait ce qui est presque inconcevable : il plonge dans la psychologie des responsables.
À la fin du film, Marie-Claude Vaillant-Couturier, rescapée d’Auschwitz et de Ravensbrück, décrit le poids de responsabilité qu’elle avait senti à Nuremberg. Elle explique à Ophüls qu’elle se voyait comme « la porte-parole, de toutes mes amies mortes, de tous ceux qui avaient été exterminés, qu’il fallait le dire, et surtout ne rien oublier ». Puis, nous la voyons en noir et blanc à Nuremberg : jeune, sérieuse, elle traverse délibérément la salle d’audience en passant devant les accusés : « Je me suis dit, ça, c’est la minute de ma vie. Je vais voir de près la tête qu’ils ont, et là […] ils ont l’air d’hommes comme tout le monde, et ils ont un côté comme tout le monde ».
Ce rappel constant du « côté normal » des nazis, nos symboles du mal, représente l’un des actes de l’écoute empathique d’Ophüls. Toutefois, le film est coupable d’une identification gênante, comme nous pouvons le voir avec le témoignage d’Albert Speer. Ancien ministre du Troisième Reich et architecte d’Hitler, Speer demeure l’un des criminels les plus charmants et ambigus du film – voire de l’Histoire. Nous le rencontrons chez lui, où il dit avoir accepté des centaines d’interviews. Il répète ce qu’il avait dit à Nuremberg : « Ce procès est nécessaire. Même des régimes autoritaires impliquent de la responsabilité collective ».
Albert Speer, ministre du Troisième Reich et proche de Hitler, interviewé par Marcel Ophüls
Cela me ramène à mon grand-père, Dan Ellsberg, que j’ai moi-même interviewé en décembre 2017. Nous avions commencé à visionner le film ensemble. Au début du film, avec les interviews de Telford Taylor, Dan hochait la tête avec enthousiasme, mais l’ambiance a changé quand Albert Speer est intervenu. Speer décrit ses codétenus comme des gens fermés – qui sont « souvent respectables [mais] qui ont refusé de prendre responsabilité du sens général…
Ils se sentent responsables uniquement des missions qui leur ont été déléguées à titre personnel » – Dan a visiblement réagi. Dan a alors marmonné, « Oui, c’est bien ça », alors que Speer poursuivait : « Je ne tenterais pas de nier que je me comportais souvent de façon opportuniste, mais pas plus que ce que tout le monde fait dans son quotidien, ou au travail, lorsqu’ils ont affaire à leur patron. Mais je crois vraiment qu’on peut, presque inconsciemment, devenir si absorbé par le travail que tous […] les avertissements d’amis et de membres s’effondrent et disparaissent.
Et l’on devient, comme on le dit, aveuglé par l’ambition ». Dan était fasciné, tentant de communiquer avec ce nazi mort – et, peut-être, tentant de communiquer avec quelque chose d’effrayant à l’intérieur de lui : « Je ressemble à Speer ; je ne peux pas m’empêcher de m’identifier à lui », disait-il.
Mon grand-père reconnaît que Speer était plus haut que lui. Mais après avoir travaillé pour l’État et pour la Défense, et plus tard en tant qu’analyste à la Rand Corporation, la notion de compartimentage – d’évitement de « la connaissance coupable » – continue à le hanter. « Quand je vois Speer » dit-il, « je suis en train de regarder un homme qui ‘s’est éveillé’. Peut-être qu’il s’est réveillé afin de sauver sa vie, c’est aussi possible… Je ne connais pas les motivations de Speer, mais j’écoute un homme qui voit assez clairement ce dont il faisait partie ». Dan m’a alors expliqué qu’il regrette de ne pas avoir divulgué les Pentagone Papers plus tôt, ce qui aurait éventuellement pu sauver des vies.
Il m’est difficile d’évoquer les émotions que j’ai ressenties à ce moment, regardant mon jeune grand-père interviewé par Ophüls en 1974, puis en l’entendant dire qu’aujourd’hui encore, il se sentait responsable. Est-ce que j’ai, moi aussi, hérité de cette responsabilité ? Son identification profonde à Speer avait en effet pris racine bien avant le tournage de Memory of Justice. Dans son livre Papers on the War, Ellsberg a consacré un chapitre à ce qu’il désigne comme « La Responsabilité des officiels dans une guerre criminelle », basé en partie sur une conférence qu’il avait donnée en 1971.
Il a commencé à lire à haute voix un extrait d’Au cœur du Troisième Reich, des mémoires de Speer, d’abord indifférent puis, pensant à Robert McNamara ou McGeorge Bundy, « J’ai entendu ma propre voix devenir grave et hésitante. J’ai dit au public, ‘Je le trouve difficile à lire’. Je savais que c’était moi qui écoutais – mes yeux, ma voix répondaient à l’inculpation. J’y étais aussi, peu importe mon rôle ‘inoffensif’ ». Mon grand-père a conclu ainsi : « ‘Mon échec moral’ », comme Speer le dit, c’est « ma collaboration active dans tout le déroulement des évènements’. Cette accusation – celle d’une ignorance délibérée et irresponsable et d’une inattention des conséquences humaines – est une vérité avec laquelle je dois vivre. Comme pour n’importe quel officiel américain qui est affilié au Vietnam ».
Aujourd’hui encore, les « leçons » du film sur la collaboration sont aussi pertinentes qu’en 1976. Le mal n’est pas toujours déguisé en croix gammées ; les nazis n’ont pas le monopole des actes répréhensibles. La réalité est bien plus troublante : nier la connaissance, éviter la responsabilité ou la culpabilité, protéger le « patron » ou ceux qui sont en pouvoir est une façon de négocier avec la corruption morale. N’importe qui peut participer à une ignorance délibérée.