BUREAUCRATIE : LES POLITICIENS DÉNONCENT UN SYSTÈME QU’ILS ENTRETIENNENT
Article rédigé le 24 octobre 2022 par Laurent Ottavi, pour le site ELUCID
Après avoir vu dans une première partie les fondements capitalistes de la bureaucratie actuelle, l’article suivant cherche à montrer, d’un côté, que la classe dirigeante a elle-même tendance à se comporter en bureaucrate et, d’autre part, que les bureaucraties publique et privée tendent à se confondre dans le cadre de la gouvernance.
Vous avez manqué la première partie de cet article ? Cliquez ICI pour la découvrir !
Il serait erroné de présenter les hommes et les femmes politiques comme les victimes d’une dépossession imposée par l’extérieur. Ils ont non seulement créé une myriade d’instances publiques et souscrit à l’élaboration d’une gouvernance mondiale dont l’Union européenne est la forme régionale, mais ils font partie intégrante de la bureaucratie.
D’une part, ils y ont évolué et y évolueront probablement après leurs fonctions d’élus. Les noms d’anciens ministres et d’anciens secrétaires d’État apparaissent ainsi régulièrement dans les nouvelles structures sans cesse créées, parmi ceux d’autres fonctionnaires issus des grands corps de l’État. Ce mélange des genres n’aide évidemment pas, quand il s’agit d’agences dédiées à la « moralisation de la vie publique », à contrôler efficacement le fonctionnement des institutions et les conflits d’intérêts des hommes politiques.
D’autre part, le représentant du peuple, a fortiori quand il appartient à des partis dits de « gouvernement », réfléchit et agit lui-même comme un bureaucrate, à un degré certes moins élevé que la haute administration en raison de ses contacts plus fréquents avec le terrain. Il trouve le moyen de complexifier les choses dans des lois dites de « simplification », en inventant par exemple de nouveaux statuts, et il multiplie les lois superflues à la mesure de son impuissance à agir, faute de disposer des attributs de souveraineté (rendre justice, faire les lois, décider de la paix et de la guerre, battre monnaie).
Il rejette le principe du référendum, lui préférant des conventions, des commissions, des Ségur et des Grenelles pour enterrer les problèmes par une fausse « démocratie parlementaire » ou « participative », qui exclut une grande partie des professionnels de terrain en question. Sur fond de pression médiatique et de judiciarisation des rapports sociaux, il se protège du possible procès et de l’éventuelle polémique en trouvant refuge derrière tel conseil scientifique et en souscrivant à un principe de précaution à la fois facteur d’impuissance et entrave au travail concret des acteurs de terrain.
Les échecs de la lutte contre la bureaucratie
La manière dont les représentants du peuple se sont affrontés aux blocages de la bureaucratie nationale est, elle aussi, très significative. Ils s’y sont pris à de nombreuses reprises, de la « commission pour les simplifications administratives » à « l’armoire sécurisée », de la « direction générale de la modernisation de l’État » au « conseil de la simplification », de la « commission pour la simplification des formalités » à la « RGPP ». L’objectif fixé par les hommes et les femmes politiques était de réinjecter de la transparence, de la simplicité et de la confiance ; ils laissaient entrevoir des économies, l’abandon de la sur-transcription des normes européennes, la réduction du volume des codes, des documents et des fonctionnaires, et de la décentralisation. Tout cela en vain. La situation n’est pas propre à la France. Même Ronald Reagan aux États-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni n’y étaient pas parvenus.
Le fameux « comité de la hache » projeté par Valérie Pécresse, en référence à Paul Raynaud, est emblématique. La prétendue débureaucratisation commence par la création d’une nouvelle structure publique ou d’un recours à des cabinets de conseil dont les dirigeants sont passés par la haute administration. Le même scénario est ensuite répété : la politique du chiffre, la protection par la haute fonction publique de ses postes à travers ses réseaux, la méconnaissance du terrain et une idée très complexe de l’administration concourent toutes à réduire le personnel, les moyens financiers et les équipements des acteurs de terrain (médecins, agents assurant les contrôles non-superflus, professeurs, pompiers, soldats, etc.), pourtant censés être exclus du dispositif car les moins payés et les plus indispensables.
À un niveau plus global également, les « réorganisations des services publics » destinés à réduire la dépense fragilisent tout un écosystème avec pour effets collatéraux la fermeture d’école, de maternité, d’hôpitaux et d’autres services publics de proximité. « En France, résume la journaliste Isabelle Saporta, quand on dégraisse, on coupe le muscle et on garde le gras ».
La pandémie a mis au grand jour les conséquences de cette politique dans l’hôpital, sans qu’elles soient forcément bien identifiées par les citoyens dans les autres domaines. Les « cost-killers » toujours plus nombreux ne comprennent pas le besoin de disposer d’une part importante de lits vides, ils tiennent les praticiens pour interchangeables et ils ne mesurent pas non plus les surcoûts induits par la baisse de certaines dépenses. Ils encouragent, par contre, l’achat très coûteux de technologies dans l’idée illusoire qu’elles se substitueront à l’homme.
La bureaucratisation simultanément imposée aux soignants dépasse, elle aussi, les étroites limites de l’hôpital. Les autres fonctionnaires de terrain, des policiers aux enseignants, évoluent dans un monde saturé de rapports, d’objectifs chiffrés, de réunions, d’injonctions contradictoires et de contrôles de la part d’une administration au jargon incompréhensible. Il leur est demandé d’excéder leur rôle de transmission ou encore d’assurer l’ordre public avec toujours moins de moyens, de temps et d’autonomie. Ces conditions de travail, ajoutées au manque d’effectifs et au peu de soutien de la hiérarchie, génèrent des burn-out, de l’absentéisme et des démissions, soit autant de coûts financiers supplémentaires.
Les politiques de « décentralisation » n’ont pas eu plus de succès que celles de réduction des effectifs et de simplification des normes. Elles ont engendré de nouveaux mille-feuilles, du clientélisme, un gâchis de l’argent public et moins d’autonomie pour les acteurs de terrain. L’idée que de grosses structures sont nécessaires pour faire face à la concurrence internationale a conduit à la réforme des régions (acte III de la décentralisation), faisant de beaucoup d’entre elles des mastodontes coupés de l’histoire et de la géographie.
L’« autonomie » accordée aux universités répondait au même raisonnement. Elle a favorisé la domination des administrateurs, dont l’expérience, la qualité de pédagogue et de chercheur sont inversement proportionnelles à leur salaire. Ils se polarisent sur la création de nouveaux programmes à la mode afin d’attirer le plus d’étudiants possibles tout en entravant le travail des acteurs de base, à travers des injonctions contradictoires, un défaut d’informations ou encore des dossiers chronophages à remplir par les chercheurs.
La bureaucratie à l’aune de la fracture entre le peuple et les élites
Les méthodes contre-productives de ce type et, plus généralement, le rapport au réel des hommes politiques et de la haute administration sont en grande partie la conséquence de la séparation entre le travail manuel et le travail intellectuel opérée par le libéralisme moderne et de sa production d’une élite hors-sol persuadée de s’être faite toute seule.
Souvent issus des grandes villes et des grandes écoles, ils forment un monde à part, caractérisé par son abstraction, la volonté d’« adapter » la France à la globalisation, la certitude de son intelligence, son manque d’imagination, son ignorance des limites ainsi que du bon sens donné par la vie concrète locale et l’ouvrage de ses mains. Ils marquent leur appartenance commune à un réseau de sachants par un jargon managérial incompréhensible, hérité en partie de leur formation. Ils parlent en termes de « process », d’« études d’impact », les reportings » et de « notes de synthèses ». Le réel, à leurs yeux, peut également rentrer dans des cases et être reconfiguré par l’application de normes comptables et standardisées.
Le manque de réalisme des élites bureaucrates produit une confiance disproportionnée dans la théorie qui exclut la connaissance des contextes particuliers. Il génère des décisions absurdes ou contradictoires, au sein même parfois d’un même document, comme la fameuse ouverture des stations de ski sans possibilité de skier pendant la pandémie.
La défiance et le mépris du « monde d’en haut » pour le « monde d’en bas », jugé arriéré et idiot, sont, de leur côté, la source de l’infantilisation, du manque d’écoute et d’informations ou des passages en force. Il est possible que ce rejet masque une image inconfortable de soi, un ressentiment à l’égard de citoyens dont les métiers sont plus utiles et confèrent plus de vertus d’autonomie, de sens de l’initiative et de bon sens.
Le déracinement des élites bureaucrates, qui évoluent dans un environnement soustrait des contraintes et des enseignements de la vie locale permet, enfin, de comprendre leur mépris pour l’expérience et la pratique ou l’histoire et la géographie. Il serait possible, d’après eux, de tout homogénéiser, quitte pour cela à casser les remèdes expérimentés depuis des années sur le terrain. La même cause explique leur quête d’une maîtrise absolue du réel, d’où procèdent leur enthousiasme pour un principe de précaution hypertrophié et des documents d’une précision étouffante et très intrusive dans la vie et le travail des acteurs de terrain. La pandémie, là aussi, en a donné de nombreuses illustrations, ne serait-ce que l’imposition d’une autorisation de sortie et l’envoi aux acteurs de terrain de circulaires pléthoriques aux mairies et aux écoles sur le meilleur moyen de réussir le déconfinement.
Le dénominateur commun à toutes ces mesures est l’imposition d’une multitude de bâtons dans les roues aux acteurs de terrain (professeurs, paysans, maires, artisans, etc.) : des interdictions, des contrôles, des sanctions et des normes rigides issues de l’administration nationale ou de sur-transcriptions de normes européennes déjà très handicapantes, au prix de beaucoup de temps, d’énergie et d’autonomie.
Ce sont pourtant eux qui assument la responsabilité directe devant leurs administrés, leurs salariés ou leurs acheteurs. Bloqués dans leur créativité, leur capacité d’initiative et d’innovation, contraints de fournir une infinité de documents, ils doivent prendre d’autant plus de risques pour être à la hauteur de leur fonction. Ils sont ainsi parfois conduits à agir en cachette. Le président de l’association des maires de France, David Lisnard, raconte avoir fourni des équipements aux établissements de santé dans le plus grand secret afin d’éviter une sanction de l’État défaillant. Les acteurs de terrain perdent aussi un temps précieux dans des labyrinthes de procédures pour échapper à des normes absurdes, tels ces maires qui cherchent à fournir les cantines scolaires en produits locaux malgré la contrainte européenne.
L’imbrication de la bureaucratie publique et de la bureaucratie privée dans la gouvernance
À la bureaucratisation des représentants du peuple venant étouffer, avec la haute administration, les énergies vives du pays, s’ajoute, enfin, une imbrication entre la bureaucratie publique et la bureaucratie privée. Elle est la conséquence de la gouvernance qui a remplacé le gouvernement des hommes par la gestion et l’administration et brouille les frontières entre public et privé.
Quand les hommes politiques ne s’en remettent pas aux lumières des experts des cabinets de conseils ou à celles de colosses financiers type BlackRock ou lorsqu’ils n’externalisent pas leurs missions entre les mains d’acteurs privés, ils prétendent de toute façon diriger l’État comme s’il était une entreprise à mettre aux normes de la globalisation et lui appliquent les méthodes du management issues des grandes entreprises.
La bureaucratie publique et la bureaucratie privée s’imbriquent aussi d’une autre façon. Les firmes multinationales, qui sortent vainqueurs des négociations entre les « parties prenantes », pèsent sur la régulation à travers ses armées de spécialistes.
David Graeber en donne une illustration saisissante dans le domaine de la finance. Les banques sont, certes, réglementées dans les moindres détails, y compris les pénalités imposées aux clients, mais les normes en question sont issues de la plume de ses avocats. Elles leur permettent de s’enrichir à partir de l’endettement de leurs clients placés en situation de ne pas pouvoir rembourser. La grande majorité des profits de JP Morgan proviennent ainsi des frais de gestion de compte et des agios imposés aux clients endettés.
Isabelle Saporta décrit dans ses enquêtes un processus similaire. Les normes hygiénistes, démontre-t-elle, constituent bien souvent le faux-nez de l’industrie agroalimentaire. Elles lui permettent en effet d’éliminer la concurrence des petits producteurs qui n’ont pas les experts pour remplir la paperasse, financer de nouveaux équipements et parler le jargon de l’administration.
Le mot de « dérégulation », habituellement associé au processus de globalisation, est par conséquent impropre. Il masque l’imposition d’une autre réglementation très foisonnante et favorable aux grandes entreprises dont les lois nationales, les normes des organisations mondiales et les traités de libre-échange sont les vecteurs.
Elle est fidèle en cela à la nature du marché capitaliste, qualifié à tort d’ordre spontané puisqu’il dépend, de fait, d’un environnement administratif et juridique, comme le rappelle David Graeber, assuré par des fonctionnaires publics et privés : « Il faut mille fois plus de paperasse, observe l’anthropologue, pour entretenir une économie de marché libre que la monarchie absolue de Louis XIV ». Dans ces conditions, ajoute-t-il, « toute réforme de marché — toute initiative gouvernementale conçue pour réduire les pesanteurs administratives et promouvoir les forces du marché — aura pour effet ultime d’accroître le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse et l’effectif total des agents de l’État ».
En mettant l’accent sur l’objectif de réduire la bureaucratie publique pour gagner l’électorat populaire, la droite n’occulte donc pas seulement ses échecs passés et ne contribue pas uniquement à détourner les regards de la bureaucratie supranationale et de la bureaucratie privée. Complètement dépourvue d’une critique radicale du capitalisme, elle se condamne aussi à aggraver le mal qu’elle prétend soigner.
Photo d'ouverture : Stock-Assos - @Shutterstock