Avec Macron, Une étrange langueur présidentielle !
Excellent article rédigé par Eric Juillot le 14 juillet 2022 pour le site ELUCID
aboulie
Diminution pathologique de la volonté.
Selon bon nombre de commentateurs, l’absence de majorité absolue à l’Assemblée nationale pour le pouvoir en place ferait planer le spectre d’une France paralysée, rendue « ingouvernable » par la fragmentation partisane de la chambre nouvellement élue. Si cette perspective ne semble guère crédible, il existe cependant un risque réel de paralysie politique, pour des raisons beaucoup plus profondes.
Une étrange langueur présidentielle
Il y a d’abord eu une très tardive annonce de candidature, sur un mode résigné : « il va falloir y songer à un moment » ; une campagne sans programme, réduite à une poignée de meetings, avec des discours que l’esprit conquérant de 2017 avait désertés. Il y a eu ensuite une réélection convenue, entérinée par une cérémonie sans âme, où le Verbe présidentiel s’est abîmé dans des formules creuses : « un président nouveau » pour « un mandat nouveau ». Puis l’attente interminable de la désignation d’un nouveau Premier ministre, et enfin, l’échec relatif des élections législatives, par lequel les Français ont indiqué clairement les limites du pouvoir qu’ils confiaient à un président dont l’immense majorité ne souhaitait pas la réélection. Cet échec fut évoqué à l’occasion d’une prise de parole, quelques jours plus tard, qui étonna tout un chacun par son absence de contenu.
Depuis quelques mois, le Président Macron semble donc frappé d’une étrange langueur, comme s’il était désorienté, gagné par une forme d’incertitude et de désarroi au seuil de ce second quinquennat à propos duquel il n’affiche aucune ambition particulière - au-delà de quelques formules creuses et convenues destinées à faire illusion le temps d’une allocution. Son absence de programme parfaitement assumée laisse penser qu’il n’a même plus la force de faire semblant, où qu’il n’estime plus nécessaire de simuler le volontarisme.
La « grande transformation » qu’il souhaitait appliquer au pays en 2017 s’est traduite dans les faits par une révolte populaire d’une ampleur inédite qui a fait trembler le pouvoir, et par un délitement accéléré des grandes structures étatiques (hôpital public, enseignement, police, justice, haute administration - avec la dissolution des grands corps et la suppression de l’ENA). Son projet grandiose de « refondation de l’Europe », dont il faisait - fait révélateur - le but principal de son premier mandat, a quant à lui échoué en raison de son caractère historiquement dépassé.
À cet échec sur le fond s’ajoute aujourd’hui une dépression de la forme, domaine dans lequel il excellait jusque-là. L’allant, le dynamisme, l’esprit de conquête qui firent l’essentiel de son succès en 2017 semblent l’avoir abandonné. Emmanuel Macron n’exerce plus qu’un pouvoir flottant, sans ancrages, incertain...
À ce stade, cette réalité est occultée médiatiquement. D’abord par les commentaires qui accompagnent le résultat des élections législatives. Le risque d’une France « ingouvernable » est présenté comme une perspective plausible en dehors de toute vraisemblance. L’assemblée sortie des urnes voit en effet l’alliance dominée par la formation présidentielle et ses alliés l’emporter de loin sur ses principaux opposants. Avec 244 sièges, il lui manque certes 45 députés pour atteindre la majorité absolue, mais il ne devrait pas lui être difficile de rallier ponctuellement, sur chaque projet de loi, des députés issus des Républicains – déjà divisés sur la question de la conduite à tenir à ce sujet – ou des Socialistes – la NUPES ayant de fait cessé d’exister dès le lendemain de l’élection, lorsque l’idée d’un groupe parlementaire unique a été rejetée. Des soutiens ponctuels en provenance des partis les plus éloignés du centre ne sont pas à exclure ; s’ils ne sont évidemment pas les plus probables, ils sont ouvertement souhaités par le chef du groupe parlementaire Horizons, membre de la majorité présidentielle.
Que le chef de l’État et le Premier ministre soient obligés de composer avec une fraction du monde parlementaire représente en fait un mode de fonctionnement plutôt sain de nos institutions. À la différence de la précédente législature, l’emprise de l’exécutif sur la chambre basse du Parlement ne sera pas totale : ne s’agit-il pas là d’une limite souhaitable à la « monarchie présidentielle » souvent critiquée par ailleurs ? Présenter comme un danger pour le pays ce qui n’est rien d’autre qu’un revers d’ampleur limité pour le pouvoir en place n’est en conséquence guère crédible.
Autre écran de fumée médiatique : la politique étrangère. Absorbé par les grands dossiers internationaux, le Président Macron n’aurait plus le temps de s’impliquer autant qu’il le faudrait dans la vie politique intérieure. D’abord, la présidence française du Conseil de l’UE, depuis le 1er janvier, lui aurait coûté beaucoup d’énergie, en dépit de son absence de résultats tangibles. Aucun progrès n’ayant été accompli sur les questions institutionnelles – la « Conférence sur l’avenir de l’Europe » se résumant à un simple exercice de communication –, la France ne peut que se féliciter de l’unité dont les 27 ont fait preuve dans l’adoption de sanctions antirusses, dont l’efficacité géopolitique relève à ce stade de la théorie, à rebours de leur très réel caractère autodestructeur.
Emmanuel Macron, Ursula von der Leyen, Roberta Metsola (présidente du Parlement européen) et Antonio Costa (Premier ministre portugais) reçoivent le rapport des citoyens européens à la fin de la Conférence sur l'avenir de l'Europe, Strasbourg, 9 mai 2022 - Ludovic Marin - @AFP
La France doit en outre accepter, à son corps défendant, l’extension du statut de candidat à l’Ukraine et à la Moldavie, quand elle défend depuis longtemps l’idée que tout élargissement de l’UE doit avoir pour préalable son approfondissement. La guerre en Ukraine a certes procuré à la logorrhée présidentielle une belle occasion de se déployer, à travers les nombreux entretiens qu’Emmanuel Macron a conduit avec son homologue russe avant et après le déclenchement du conflit. L’absence de propositions concrètes de Paris a cependant débouché, en toute logique, sur du vide, réduisant le président français à un rôle de figurant bavard dans la crise en cours.
Affirmer, comme le font beaucoup, que cette actualité internationale le détourne des questions intérieures n’est donc pas défendable : dans ce domaine, Emmanuel Macron s’est contenté ces derniers mois de brasser de l’air comme il l’avait fait jusque-là, et il n’y a pas de raison que cela lui ait coûté davantage d’énergie.
Le stade terminal du néolibéralisme
Il faut donc chercher ailleurs les raisons de l’aboulie présidentielle, et peut-être interroger à ce sujet le moment historique où nous nous trouvons. Car nous vivons actuellement la fin d’une longue séquence marquée par la domination de l’idéologie néolibérale. Quatre décennies durant, cette idéologie aura exercé une véritable hégémonie, sur la base de laquelle l’économie, le politique et l’être-en-société se sont trouvés reconfigurés en profondeur.
Le néolibéralisme aura agi comme un puissant dissolvant du politique, œuvrant à une dépolitisation générale des esprits selon un cheminement bien établi : dé-liaison des individus (affaissement du lien social), désaffiliation à l’égard du passé (flottement temporel), affaiblissement consubstantiel du sentiment d’appartenance à la nation, et déclin structurel de l’État qui, en France, en incarne l’unité et en démontre la puissance politique.
Or, il se trouve qu’Emmanuel Macron, en raison de sa jeunesse, est le premier chef de l’État façonné de part en part par cette idéologie. Il en a précocement intégré tous les canons ; il les revendique et les défend aujourd’hui comme s’il s’agissait de faits de nature. En fin de parcours, le néolibéralisme est donc parvenu à installer à la présidence de la République un homme qui ne croit ni en la France, ni en l’État, quand sa fonction consiste à incarner les deux, en ayant à l’esprit leur dimension sacrale.
C’est peut-être ainsi que s’explique le mieux son absence de programme pour l’élection présidentielle. Il n’a pas souhaité en élaborer un, non pas parce que ce n’était pas nécessaire du fait de sa réélection assurée, mais, car ce n’était guère possible : si, en néolibéral conséquent, il est l’agent d’une désagrégation du politique, la logique même du néolibéralisme veut que cette désagrégation, une fois lancée, aille à son terme spontanément, le dirigeant qu’il est ayant seulement vocation à créer, par son retrait, les conditions initiales du processus. La présence d’Emmanuel Macron au sommet de l’État consacre le triomphe du néolibéralisme : l’abaissement de l’État et la fragmentation nationale sont aujourd’hui confortés par ce président intimement convaincu qu’il ne lui appartient plus d’agir en tant que tel.
Aussi, la France n’a-t-elle plus vocation à être vraiment gouvernée, tant que durera le système dont Emmanuel Macron est l’ultime garant. Tout au plus se contentera-t-on d’affirmations puériles en matière de politique générale – telles que son « serment de léguer une planète plus vivable » –, de propositions de loi au contenu symbolique, mais imposées par l’actualité d’un État étranger – inscription du droit à l’avortement dans la constitution –, et de mesures de circonstance destinées à combattre mollement les chocs exogènes déjà perceptibles et qui vont s’intensifier dramatiquement au cours des prochains mois.
Face à ces chocs, le pouvoir macronien sera nécessairement tenté par l’inaction, parce qu’ils auront pour effet de remettre en cause, peut-être convulsivement, toutes les structures économiques, financières et juridiques de l’ordre en place et, à travers elles, les croyances qui les fondent. Non seulement la France a perdu au fil des décennies sa capacité à agir de manière autonome au plan économique – en renonçant notamment à sa souveraineté monétaire – mais elle est dirigée aujourd’hui par une technostructure et un pouvoir politique idéologiquement désarmés face aux contradictions internes du système qu’ils défendent après l’avoir imposé au pays.
Effondrement de la croissance, installation d’un régime d’inflation structurelle et élevée, resserrement monétaire de la BCE, crise des taux à venir dans la zone euro, endettement public de moins en moins soutenable en raison de son niveau et de son coût accru… Tous ces facteurs forment un mur se lequel les vieilles croyances néolibérales devraient en toute logique se briser. Il n’est pas certain cependant que cela suffise. À ce stade, le pouvoir en place temporise : il achète du temps contre de la dette, désamorçant pour quelques mois la colère populaire grâce à un coûteux « bouclier tarifaire ».
Son souhait le plus profond serait de pouvoir agir ainsi au long cours grâce aux eurobonds – dont il sera sans doute à nouveau question prochainement –, même si cela suppose de placer la France sous la dépendance financière de l’Allemagne. Seulement, cette hypothèse est très peu vraisemblable en raison de son coût pour les finances publiques outre-Rhin. Aussi, la seule alternative crédible à l’intérieur du cadre existant consistera-t-elle en une cure d’austérité à la grecque, à laquelle on tente déjà de préparer les esprits.
Mais la France n’est pas la Grèce, et il faut souhaiter que la menace d’une révolte populaire plus grande encore qu’en 2018 suffira à faire sortir le locataire de l’Élysée de l’impotence à laquelle le condamne sa soumission assumée à l’ordre établi.
Photo d'ouverture : Emmanuel Macron, Conférence de presse au château d'Elmau (Allemagne), lors du sommet du G7, 28 juin 2022 Ludovic Marin - @AFP