AUTOMOBILE : LA MONDIALISATION A DÉTRUIT UNE FILIÈRE INDUSTRIELLE FRANÇAISE !
Excellent article rédigé le 7 juin 2023 par Éric Juillot pour le site Réseau International
La communication élyséenne a récemment mis en avant quelques investissements industriels majeurs réalisés sur le sol français. Il faut se réjouir de la prise de conscience par les plus hauts responsables politiques de l’ampleur de la désindustrialisation de notre pays et de la nécessité d’y mettre un terme. Cependant, la politique mise en œuvre à cet effet reste dramatiquement insuffisante, puisqu’elle se contente d’exploiter les modestes marges de manœuvre que les structures du capitalisme mondialisé laissent aux États qui s’y sont voués.
Sans remise en cause de ces structures, la politique industrielle de la France – où ce qui en tient lieu – n’a aucune chance d’aboutir à une reconstitution tangible de notre base productive. S’il fallait un exemple pour le démontrer, la filière automobile s’imposerait comme une évidence.
Un désastre industriel français
En une vingtaine d’années, le libre jeu du marché a fait de la France une nation de second rang en matière automobile. Une donnée, une seule, suffit à le prouver : la proportion de véhicules neufs d’origine nationale dans le total des ventes réalisées en France. En 2022, cette proportion est tombée à 15 %, du jamais vu dans l’histoire de l’industrie automobile française. Si l’on se souvient qu’en 2005, cette proportion – en dépit d’une tendance négative déjà clairement engagée – était encore de 50 %, il faut bien constater que cette filière industrielle, centrale dans le développement économique de la France depuis plus d’un siècle, a été victime d’un véritable effondrement.
La France produisait 3,7 millions de véhicules en 2004 ; elle n’en produisait plus que 1,8 million en 2013 ; elle est tombée à 1,4 million en 2022. Aucune autre grande nation industrielle n’a connu un tel déclin. Aux États-Unis – pourtant largement désindustrialisés par ailleurs – 53 % des véhicules vendus en 2022 étaient d’origine nationale. En Allemagne, ils étaient 33 %, en Corée du Sud 79 %, au Japon 92 %… La France n’est donc plus aujourd’hui que le cinquième producteur européen, quand elle occupait encore la deuxième place en 2011.
Comment expliquer un tel délitement ? Aucune fluctuation conjoncturelle, fussent-elles de grande ampleur – à l’image de la crise financière de 2008 ou de la crise sanitaire de 2019-2020 – ne saurait y suffire, puisqu’elles ont concerné indistinctement tous les pays. Aucun des piliers qui assuraient jusque-là la solidité de l’industrie automobile française n’a disparu : ni la qualification de la main-d’œuvre, ni la qualité des infrastructures, ni la situation géographique, ou la puissance financière des grands groupes, ou encore la taille et la solvabilité du marché intérieur.
Il faut donc chercher ailleurs les causes de cet effondrement. Elles sont connues de longue date de tous ceux qui s'y intéressent, mais habituellement couvertes d’un voile pudique, car ouvertement incompatibles avec l’idéologie dominante : l’effondrement français résulte directement de l’insertion de notre pays dans les structures du capitalisme financier mondialisé, décidé et mis en œuvre avec résolution par les élites partir des années 1980. Cette politique a produit pleinement ses effets délétères au fil des décennies sans jamais être remise en cause.
Le libre-échange généralisé, tout particulièrement à l’échelle de l’Union européenne dans le cadre du marché unique, a institué une guerre économique de tous contre tous dont les nations ayant les niveaux de rémunération et de protection sociale les plus élevés avaient vocation à être les perdantes, surtout après les élargissements de 2004 et 2007 intégrant à l’UE des États sensiblement moins développés que ceux d’Europe de l’Ouest.
Parallèlement, l’euro, couplé à la politique antisociale mise en œuvre par le chancelier Schröder au début des années 2000, a été un outil au service du maintien et du renforcement de la domination industrielle de l’Allemagne au sein de l’UE, dont la France a eu à souffrir tout particulièrement, ainsi qu’en témoigne son imposant déficit commercial structurel avec son voisin d’outre-Rhin. Surévalué pour la France, sous-évalué pour l’Allemagne, l’euro a gravement altéré la compétitivité des produits français.
Enfin, en complément du libre-échange, la liberté de circulation des capitaux a puissamment incité les responsables économiques à délocaliser leur production ailleurs dans l’UE, et même au-delà. En 2022, 22,5 % des voitures vendues en France provenaient de l’ensemble formé par la République tchèque, la Slovaquie, la Roumanie et la Slovénie, contre 2,7 % en 2005. 6,3 % venaient du Maroc (0 % en 2005) et 5,5 % de Turquie (0,8 % en 2005).
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Alors que, jusque dans les années 2000, la filière automobile contribuait positivement au solde commercial de la France (9,4 milliards d’excédent en 2004), elle pèse négativement depuis 2010, et chaque année un peu plus. Avec 20 milliards d’euros, le déficit de 2022 a même battu les records des années précédentes.
Dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, le bilan de la mondialisation à laquelle se sont ralliés sans nuance les responsables politiques des deux bords depuis plusieurs décennies est donc désastreux. Il forme un contraste cruel avec la politique mise en œuvre parallèlement par les autorités chinoises.
L’irrésistible ascension de la Chine
Les États qui ont le plus profité de la mondialisation sont ceux qui en ont le moins respecté les règles. C’est un fait acquis depuis une quinzaine d’années, notamment depuis les travaux de Dani Rodrik.
La montée en puissance de l’industrie automobile chinoise constitue une illustration spectaculaire de cet état de fait. En 2010, les services d’analyse prospective du gouvernement français pointaient le risque qu’à moyen terme apparaisse « un flux consistant d’exportations de véhicules [chinois] vers l’Europe ». Nous y sommes : forts d’une puissance acquise en trois décennies, fort d’un immense marché intérieur qu’ils contrôlent de part en part, les constructeurs chinois sont prêts à investir le marché européen.
Alors que l’industrie automobile était en Chine un secteur à peu près inexistant au début des années 1980, son irrésistible ascension – dont la conquête des vieux pays développés représentera le couronnement – témoigne de l’intelligence stratégique et du pragmatisme des autorités chinoises en matière de développement économique. Quand les élites occidentales mondialisées n’avaient pour boussole que les principes simplistes du consensus de Washington – dont l’application aveugle a conduit au déclin productif que chacun constate aujourd’hui –, les dirigeants chinois ont mis en œuvre une stratégie de développement qui faisait de l’État, non pas un problème, mais un acteur central du processus par ses capacités d’organisation, d’investissement et par son pouvoir de définir et d’incarner un projet national.
Contre le « laisser-faire, laisser-passer » auxquels se vouaient les Occidentaux, Pékin a fait le choix d’un protectionnisme douanier intégral pour protéger son industrie naissante et obliger les constructeurs étrangers à investir sur place, dans le cadre de joint-venture les unissant à des partenaires chinois. 97 % des véhicules circulant aujourd’hui en Chine sont ainsi fabriqués dans ce pays, dans un contraste saisissant avec ce que l’on observe en France. Surtout, ces partenariats imposés ont permis aux constructeurs d’obtenir des transferts de technologies grâce auxquels ils ont pu monter en gamme et s’émanciper progressivement de la dépendance technologique étrangère.
Résultat : la Chine est aujourd’hui le pays où l’on produit le plus d’automobiles : de 2 millions en 2000, la production chinoise est passée à 18 millions en 2010 et à 24 millions en 2022. Il semble en outre qu’elle soit à la pointe de la transition vers la mobilité électrique : plus de 5 millions de véhicules à batterie y ont été assemblés l’an dernier (1,2 million dans l’UE), et leurs performances n’ont rien à envier à celles des constructeurs occidentaux.
Ouvriers de l'industrie automobile chinoise, 14 mai 2017 - Jenson - @Shutterstock
Enfin, elle cherche désormais à pénétrer le marché européen, au risque de mettre en difficulté les constructeurs du continent, comme le craint Carlos Tavares, patron de Stellantis : « [La] réindustrialisation de l'Europe est totalement incompatible avec l'ouverture du marché européen sans contraintes aux importations à partir de la Chine », a-t-il affirmé il y a quelques mois.
Déclin productif de la France, ascension spectaculaire de la Chine : dans chacun de ses pays, la mise en œuvre de principes antinomiques a produit des résultats qui le sont tout autant. Face à ces trajectoires croisées, les dirigeants français sont-ils en mesure de comprendre à quel point il est urgent de procéder à un aggiornamento idéologique ? Saurait-il le mettre en œuvre le cas échéant ? Il est permis d’en douter, car, pour qu’un tel changement s’opère, il leur faudrait cesser d’assimiler les croyances de la doxa néolibérale à des faits de nature, à convenir qu’elles sont le produit d’une construction historique vouée à la contingence. Il leur faudrait, plus lourdement encore, cesser de voir dans la construction européenne un impératif catégorique intangible et considérer enfin l’UE telle qu’elle est, dans sa dimension presque unanimement défavorable à notre pays.
Macron semble particulièrement peu en mesure d’opérer ce changement. Depuis 2017, il n’a eu de cesse de se présenter comme le garant flamboyant de l’idéologie dominante, aveugle à ses impasses et à ses échecs. Il se fourvoie aujourd’hui dans sa quête d’une « souveraineté européenne » introuvable, qui pose doublement problème. D’abord, au plan du principe, car la souveraineté est l’apanage exclusif des nations – c’est là un axiome élémentaire de la condition politique. Ensuite, parce que cette prétendue « souveraineté européenne » ne réglerait en rien la concurrence intra-européenne qui dresse les 27 les uns contre les autres, et qui est autrement plus destructrice que celle de la Chine.
Un glissement idéologique s’est toutefois produit ces derniers jours : conscient de l’aberration que constitue la subvention des véhicules étrangers dans le cadre du bonus écologique, le chef de l’État a annoncé vouloir modifier les conditions d’octroi de ce dernier. À terme, il est question de le moduler par la prise en compte de l’empreinte carbone des véhicules concernés ; une manière de privilégier les automobiles fabriquées au sein de l’UE plutôt qu’en Chine.
« Cela ne veut pas dire que l’on va faire du protectionnisme, on ne va pas fermer le marché », tient cependant à préciser Emmanuel Macron, pour ne pas effrayer les derniers partisans de la mondialisation heureuse et selon le raccourci conceptuel qui associe mécaniquement le protectionnisme à la fermeture. Pourtant, quoi qu’il en dise, cette mesure est bel et bien de type protectionniste. Si elle est poussée dans sa logique ultime, elle devra conduire à écarter également les véhicules allemands par exemple, produits avec une énergie encore largement issue du charbon.
À ce stade, l’annonce présidentielle ne constitue certes qu’une mesurette hétérodoxe, à l’avenir incertain – rien n’indique qu’elle sera avalisée par la Commission européenne, gardienne sourcilleuse des principes du marché unique. Mais elle a le mérite de montrer que même les milieux jusque-là inconditionnellement acquis aux grands principes de la mondialisation commencent à comprendre qu’une époque s’achève. Il faut donc s’en réjouir, même si, pour l’automobile français, il est hélas bien tard.
Photo d'ouverture : Chaine de montage de l'usine PSA Peugeot Citroën de Sochaux, 5 novembre 2008 - Jeff Pachoud - @AFP