Aurélien Bernier : Comment la mondialisation a tué l'écologie
Article publié le 01/09/2023 Par Louise Bosq pour le site ELUCID
Dans les années 1970, il devient évident que le système capitaliste qui se développe représente un danger grave pour notre planète. En réaction à l’augmentation des catastrophes écologiques, la question environnementale fait irruption dans le débat public, mais les grandes puissances économiques comprennent rapidement la menace qu’elle représente pour l’ordre en place.
publié le 01/09/2023 Par Louise Bosq
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Dans Comment la mondialisation a tué l’écologie (2012), Aurélien Bernier révèle le détournement de la lutte écologiste par les défenseurs du capitalisme qui, pour la rendre compatible avec la mondialisation et le libre-échange, l’ont vidée de son contenu.
Ce qu’il faut retenir :
On constate que l’importance croissante des questions environnementales s’est faite en même temps que le capitalisme a progressé. Il ne s’agit pas d’un hasard et, pourtant, l’écologie politique qui se développe depuis les années 1970, loin d’accuser le libre-échange et la mondialisation, pointe du doigt l’État et la nation, rejoignant ainsi les positions néolibérales.
L’élite politique n’est pas de plus grand secours : si les hommes politiques ont intégré la question environnementale à leurs discours, ils « font de l’environnement » seulement lorsque cela est rentable d’un point de vue électoral.
Parallèlement, les instances internationales (GATT, puis OMC ou UE), acquises au libre-échange, ainsi que les multinationales se sont emparées de la question pour empêcher l’apparition de mesures de protection environnementale contraignantes, qui pourraient ralentir le commerce international.
Il reste toutefois un espoir : l’émergence d’un socialisme écologiste radical qui, par la voie des urnes, défendrait une sortie du capitalisme pour protéger véritablement l’environnement.
Biographie de l’auteur
Aurélien Bernier (1974-) est un journaliste et un auteur français. Spécialiste des questions environnementales, il a travaillé pendant dix ans pour l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). Militant pour ATTAC, il fut également membre de son Conseil d’Administration entre 2006 et 2007, avant de rejoindre le Mouvement politique d’éducation populaire (M’PEP) en mai 2008.
Il est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à l’écologie, dont le plus connu est Comment la mondialisation a tué l’écologie (2012).
Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.
Plan de l’ouvrage
Introduction
1. Les errances de l’écologie politique
2. De l’importance de « verdir » en politique
3. Le libre-échange, ou la fable de la mondialisation heureuse
4. Les multinationales, entre « développement durable » et capitalisme « vert »
5. Retour à Cocoyoc
Synthèse de l’ouvrage
Introduction
Dans les années 1970, la problématique environnementale prend une importance grandissante dans le débat public. Alors que le premier sommet mondial consacré aux questions écologiques est organisé à Stockholm en 1972, des réflexions sont également engagées concernant la sobriété énergétique, à la suite du premier choc pétrolier de 1973. L’écologie intéresse de plus en plus les États, les organisations internationales, mais aussi les médias.
Pourtant, depuis, la situation ne s’est pas améliorée. Au contraire, les catastrophes environnementales se sont multipliées (marée noire touchant les côtes françaises après le naufrage de l’Amoco Cadiz en 1978, accident de Tchernobyl en 1986, crise de la vache folle ou de la dioxine dans les années 1990, etc.). En outre, les indicateurs environnementaux sont passés au rouge (l’empreinte écologique est supérieure à 1 depuis le début des années 1980 ; les émissions de gaz à effet de serre ont augmenté de 25 % entre 1997 et 2007).
« Nous nous trouvons face à un paradoxe incroyable. Jamais les questions environnementales n’ont à ce point été présentes dans le débat public, jamais nous n’avons disposé d’autant de moyens techniques et financiers pour protéger les écosystèmes, et pourtant, jamais les équilibres écologiques n’ont paru aussi menacés. »
Les explications les plus répandues mettent en avant la nature humaine destructrice ou le manque d’éducation à l’environnement. Mais, une variable est systématiquement oubliée : le développement du capitalisme néolibéral. En effet, parallèlement à la montée des crises écologiques, la liberté de circulation des marchandises et des capitaux a été consacrée par le GATT, les délocalisations sont de plus en plus fréquentes, un système international de changes flottants a été mis en place, etc. En somme, l’expansion capitaliste et la montée des questions environnementales dans le débat public ont eu lieu simultanément.
« Comment, alors que les indicateurs sont au rouge, le capitalisme parvient-il à éviter que les peuples se révoltent contre le saccage organisé qui touche autant les écosystèmes que les droits sociaux ? »
1. Les errances de l’écologie politique
L’écologie politique naît dans les années 1960 aux États-Unis. Traditionnellement, on attribue sa création à la biologiste américaine Rachel Carson, connue pour avoir mis en évidence les effets délétères sur la santé humaine du DDT (dichloro-diphényltrichloroéthane), un nouveau pesticide développé à la fin des années 1930. Cependant, l’approche de Carson est plus scientifique que politique. Ses travaux dénoncent certaines pratiques néfastes pour l’environnement, mais les conclusions politiques sont légères, se limitant à encourager le recours aux tribunaux. « Cette approche “lobbyiste” la distingue d’un autre auteur américain, qui mérite mieux que Rachel Carson la paternité de l’écologie politique : le biologiste Barry Commoner ».
Les travaux de Commoner se concentrent sur les dégâts provoqués par une mauvaise utilisation de la technologie (essais nucléaires, utilisation des détergents ou des pesticides, etc.), mais sans condamner la science pour autant. S’opposant à la dictature des experts, il estime que la protection de l’environnement implique un choix politique par les gouvernants et les citoyens, la science devant se limiter à informer ce choix. Dans son ouvrage The Closing Circle (1971), Commoner « opte pour une approche résolument politique » et émet l’hypothèse d’une incompatibilité entre l’économie de marché et le maintien de l’intégrité de l’environnement, allant jusqu’à estimer que le socialisme serait mieux adapté.
Commoner n’est cependant pas le seul à lier politique et écologie. Dans la même veine, le biologiste et démographe américain Paul Ralph Erhlich met en évidence trois facteurs de l’impact humain sur la planète : la population, la technologie et la richesse. Selon lui, le meilleur moyen de protéger l’environnement est d’agir sur la première variable. Il encourage ainsi à mettre en place des politiques de gestion des naissances, ce à quoi Commoner s’oppose, reprochant à Erhlich d’adopter une attitude monomaniaque et autoritaire.
En Europe, la reconstruction après la guerre fait de l’écologie une question secondaire. On constate malgré tout un embryon de mouvement écologiste, avec la création de l’Union internationale pour la protection de la nature en 1948 ou celle du Fonds mondial pour la nature (WWF) en 1961. Cependant, à partir des années 1970, les réflexions des écologistes américains trouvent un écho sur le continent européen et plusieurs courants de pensée relevant de l’écologie politique se forment. On compte, parmi les plus connus, l’écologie profonde, théorisée par Arne Næss en 1972, qui s’oppose aux formes d’écologie anthropocentrées. Selon Næss, « les humains n’ont pas le droit de détruire la richesse et la diversité des formes de vie, sauf pour satisfaire des besoins vitaux ».
Robert Hainard, artiste et philosophe suisse, développe une pensée plus conservatrice, sous la forme d’une critique de l’État-nation. Considérant que nos types de sociétés génèrent un rapport malsain à la nature, il propose de séparer la civilisation, par essence nuisible à l’environnement, et les espaces naturels afin de les préserver. À l’inverse, le psychologue français Serge Moscovici défend un naturalisme subversif, plus à gauche, qui encourage à « ré-ensauvager la vie » et à dépasser la civilisation industrielle en renouant le corps et la nature. On trouve à ses côtés le philosophe André Gorz, qui s’investit, dans les années 1970, dans l’écologie dite radicale caractérisée par une sévère critique de l’État et du système productiviste.
Mais, en dépit de leurs oppositions flagrantes, écologistes profonds, conservateurs et subversifs se retrouvent sur un point essentiel : leur haine de l’État. L’État, promoteur du nucléaire, est perçu comme « contre-nature », présenté comme une construction artificielle, par essence nuisible à l’environnement. « Dès lors que l’État devient un édifice à abattre ou tout du moins à contourner, il faut trouver d’autres niveaux d’intervention ». L’écologie politique s’oriente ainsi vers le « localisme », prônant l’édification de communautés ou de petits bassins de vie afin d’éveiller la conscience individuelle de leurs membres. Les écologistes se tournent également vers le « mondialisme » et exigent l’institution de structures supranationales qui viendraient supplanter les États, avec l’idée de dépasser les intérêts des seuls États.
« De l’ONU à la construction européenne en passant par les régions, tout ce qui contribue à minimiser l’échelon national semble bon à prendre ».
Cependant, ce rejet de l’État entre en résonance avec le discours néolibéral qui organise la mondialisation. Pour les néolibéraux, l’État est voué à disparaître pour laisser place à la régulation par le marché, en faveur des multinationales. Ainsi, paradoxalement, la diabolisation de l’État par les mouvements écologistes renforce la doctrine néolibérale, dont les applications concrètes nuisent à l’environnement. Plus encore, ces positions écologistes servent d’instruments aux multinationales qui s’en servent d’argument pour renforcer le capitalisme dans le monde.
Par ailleurs, à l’échelle nationale, les écologistes obtiennent des résultats électoraux déplorables. En effet, les programmes politiques des partis « verts » ont de nombreuses lacunes pour ce qui concerne les domaines non environnementaux – l’économie spécialement. Ainsi, les écologistes cherchent à créer des alliances avec les partis traditionnels et, finalement, se diluent dans le paysage politique. « À présent que tous les autres partis politiques, sans exception, parlent d’environnement et que les multinationales récupèrent l’écologie pour verdir le capitalisme, les écologistes sont condamnés à faire leur révolution ou à disparaître ».
2. De l’importance de « verdir » en politique
Au cours des années 1970, pour répondre à une demande sociale grandissante, les gouvernements des pays développés intègrent les questions écologiques à leurs discours officiels. Dans ce contexte, Georges Pompidou, jusqu’alors insensible à l’écologie, crée, en 1971, un nouveau ministère de la Protection de la nature et de l’environnement, qu’il confie à Robert Poujade. Ce ministère n’a que peu de pouvoir, et ainsi peu de résultats concrets, mais constitue un symbole ; il s’agit uniquement, selon les termes de Pompidou, de créer « un état d’esprit ».
Le mouvement se poursuit avec Valéry Giscard d’Estaing qui, lui aussi, entreprend de faire face aux problèmes environnementaux. Mais, conscient de la contradiction entre libre-échange et protection de l’environnement, il s’engage à mettre en œuvre des mesures environnementales seulement lorsqu’elles sont compatibles avec le marché et la mondialisation. L’arrivée des socialistes au pouvoir en 1981 n’entraîne aucun changement en la matière. D’abord peu préoccupé par la question, le gouvernement de François Mitterrand se voit forcé de réagir, devant faire face à l’accident de Tchernobyl en 1986, aux mises en garde de la communauté scientifique contre l’appauvrissement de la couche d’ozone et au changement climatique.
Le Parti socialiste emprunte alors la voie de l’internationalisme et organise une Conférence sur l’environnement à La Haye en 1989, dont les résultats seront cependant décevants. La France se tourne également vers la construction européenne, en se fondant sur le mythe selon lequel l’Europe tirerait notre pays vers l’avant sur les questions écologiques – omettant le fait que la Communauté européenne est bien acquise à la cause néolibérale. Pour garder la face, les socialistes optent pour une autre solution que le mondialisme et prônent la décentralisation, de manière à décharger l’État de ses responsabilités vers le niveau local.
À son arrivée à la présidence en 1995, Jacques Chirac ne s’intéresse que peu à la question environnementale. Il relance les essais nucléaires dans le Pacifique et inscrit sa politique économique dans la tradition néolibérale (réduction de la dette publique, privatisations, etc.). Mais, il effectuera malgré tout sa conversion. Au troisième sommet de la Terre, il prononce une phrase restée célèbre : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. La nature, mutilée, surexploitée, ne parvient plus à se reconstituer, et nous refusons de l’admettre ». Cette envolée lyrique a cependant un tout autre but : il s’agit d’isoler les États-Unis (ceux que l’on accuse de « regarder ailleurs ») qui viennent d’engager leur guerre contre le terrorisme depuis les attentats du 11 septembre. Chirac fera adopter une Charte de l’environnement, en 2005, qui, sous couvert de protection de l’environnement, ne fait qu’entériner les valeurs libérales, en listant des droits individuels et en laissant de côté la responsabilité de la Nation vis-à-vis de l’environnement.
Le Grenelle de l’environnement, lancé par Nicolas Sarkozy après son élection en 2007, ne sera pas plus fructueux. À nouveau, l’ambition écologique s’efface discrètement derrière les exigences du libéralisme. Le gouvernement prend plusieurs mesures qui réduisent à néant les efforts du Grenelle : abandon des écotaxes, poursuite du développement des agrocarburants, autorisation de la construction d’un second réacteur nucléaire EPR sur la commune de Penly, d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes près de Nantes, etc.
« Malheureusement, l’imposture des dirigeants français illustre une tendance générale. Les gouvernements “font de l’environnement” lorsque cette thématique est rentable d’un point de vue électoral, en courant après la demande sociale ». Les politiques environnementales, qui ne progressent qu’après les catastrophes écologiques, reculent plus rapidement encore en cas de crise économique. Ainsi, la politique de sobriété énergétique qui fait suite à la crise pétrolière de 1973 fut vite oubliée lorsque le pétrole redevint bon marché entre 1985 et 2005. De même, dans les années 1980 et 1990, le recyclage des déchets connaît son heure de gloire, mais cette politique « a moins pour ambition de protéger l’environnement que de réduire la dépendance aux importations de matières premières ».
Un outil utile aux gouvernants pour cacher leur inaction fut fourni par l’ONU dans les années 1980. L’organisation confie la présidence d’une commission de représentant d’État à l’ancienne ministre norvégienne Gro Harlem Brundtland, qui produira en 1987, le rapport Our Commun Future, ou « rapport Brundtland ». Le texte consacre la notion de « développement durable », définie comme « un développement laissant aux générations futures la possibilité de se développer elles aussi, en profitant d’un écosystème en bon état ». Loin des apparences, la notion ne renvoie qu’à un « vague appel à la moralisation du capitalisme pour justifier son maintien, voire son expansion ». En effet, le rapport se fonde sur l’idée selon laquelle la protection de l’environnement ne peut être garantie qu’en revitalisant la croissance économique, c’est-à-dire en favorisant les solutions libre-échangistes. Le développement durable, donnant la priorité à la croissance, offre ainsi une approche ouvertement productiviste et libérale de l’environnement.
3. Le libre-échange, ou la fable de la mondialisation heureuse
Lorsqu’il devient évident que la multiplication des problèmes écologiques et les revendications citoyennes pour un environnement plus propre pourront freiner le commerce international, l’élite néolibérale décide de prendre les devants. Le GATT se saisit ainsi de la question avec pour objectif « d’éviter toute entrave au commerce qui pourrait être décidée au nom de la sauvegarde des écosystèmes ». Concrètement, il s’agit de garder les négociations sur l’environnement et le commerce au sein des instances libre-échangistes, pour en influencer le déroulement.
L’influence du GATT s’est spécialement faite sentir sur les conclusions du groupe de Founex. À l’initiative des Nations unies, du 4 au 12 juin 1971, une vingtaine de spécialistes du développement et de l’environnement se sont réunis à Founex, ville suisse proche de Genève. Il s’agissait de rassurer les pays du Sud, qui percevaient le débat environnemental récent comme un prétexte utilisé par l’Occident pour imposer un protectionnisme d’un genre nouveau. Or, « pour s’assurer que les experts [adopteraient] bien des positions libre-échangistes, le GATT [fournit] des notes préparatoires au groupe de Founex », dans lesquelles il proposait, entre autres, d’accélérer la délocalisation de processus polluants vers des pays « où la pollution pose un problème moins urgent ».
Respectant les recommandations du GATT, le Rapport Founex part d’un postulat simple, mais lourd de conséquences : la première cause de la dégradation de l’environnement est la pauvreté et, pour lutter contre la pauvreté, il faut prioriser la croissance économique et le libre-échange. La crise environnementale devient ainsi une opportunité économique pour les pays en développement, dont les faibles standards environnementaux peuvent attirer les industries. Si leur position n’était pas assez claire, les experts précisent qu’en aucun cas les réglementations environnementales ne doivent mener à une résurgence du protectionnisme.
En définitive, la prise en main de la question environnementale par le GATT permet de subordonner le débat sur l’écologie aux règles de la mondialisation néolibérale en cours de construction. En 1995, l’OMC, lorsqu’elle est instituée par les Accords de Marrakech, reprend ainsi la doctrine du GATT et, fonde son action sur l’idée consacrée par le groupe de Founex : « la pauvreté est le principal facteur responsable de la dégradation de l’environnement, et pour lutter contre la pauvreté, il faut développer le commerce international en imposant le libre-échange ». Ainsi, en 1997, lorsque les pays riches signent le protocole de Kyoto et s’engagent à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, une nouvelle opportunité apparaît pour la mondialisation et le libre-échange : plutôt que de réduire la production et la consommation, les grandes puissances économiques préfèrent répondre aux exigences de Kyoto en changeant de technologie.
Cette solution promet évidemment de nouveaux profits grâce à l’ouverture de marchés « verts », dédiés au développement d’énergies « décarbonées ». L’OMC voit dans ce mouvement l’occasion de consolider la justification idéologique du libre-échange. Par exemple, elle s’emploie à libéraliser les « biens et services environnementaux ». « Qu’un four micro-ondes ou un lave-vaisselle consomme un peu moins d’énergie que la moyenne, et il est aussitôt inscrit dans les listes des “biens environnementaux” qui doivent voir leurs droits de douane baisser ». Elle utilise également l’argument environnemental pour forcer les États à réduire leurs subventions, principalement concernant les énergies fossiles.
En conséquence, la désindustrialisation des pays occidentaux s’est accélérée. En France, par exemple, le poids de l’industrie dans la valeur ajoutée est passé de 28 % en 1981 à 21 % en 2005. Les écologistes, qui font assez peu de cas des questions commerciales, ne saisissent pas à quel point la pratique de la délocalisation est incompatible avec la protection de l’environnement. En 2010, au 13e Conseil du Parti vert européen, le document programmatique adopté affirme que « ni la mondialisation complète ni la localisation intégrale ne sont compatibles avec nos objectifs généraux consistance à réduire notre incidence environnementale et à accroître la justice sociale » et accepte même l’idée qu’une « économie durable » encouragerait « la localisation de la production là où cela permet de réduire au maximum l’empreinte écologique ».
Le document conclut que, pour réduire au maximum l’empreinte écologique, « une réelle politique de taxation du carbone » à l’instar du système de taxe et de bonus carbone doit suffire. « Il est difficile d’imaginer un constat aussi léger et une proposition aussi incantatoire. » Plutôt que de renoncer au libre-échange, les écologistes envisagent seulement d’ajouter un nouveau mécanisme de marché, appuyé sur une compatibilité carbone.
4. Les multinationales, entre « développement durable » et capitalisme « vert »
Les multinationales sont les premiers acteurs du système économique mondialisé et, à ce titre, les atteintes que pourrait porter la protection de l’environnement au libre-échange et au productivisme les menacent. Elles mettent ainsi au point, elles aussi, des stratégies pour éviter une remise en cause du système.
La première de ces stratégies consiste à délocaliser la pollution. En effet, à partir de 1945, les catastrophes environnementales se multiplient : le smog londonien dans les années 1950, le scandale lié au déversement de mercure dans la baie de Minamata par la compagnie pétrochimique japonaise Chisso, etc. La solution préférée par les industriels est alors l’indemnisation des victimes. Cependant, plusieurs paramètres les forcent à changer de méthode : le renforcement de la couverture médiatique, notamment avec l’arrivée des téléviseurs qui donnent une réalité plus concrète à ces accidents ; la mondialisation des dommages sur l’environnement (la pollution pouvant être provoquée par des activités à l’étranger ou par des productions locales destinées à l’étranger) ; l’aggravation des catastrophes industrielles en raison de l’augmentation de la production mondiale et du gigantisme industriel. En conséquence, le coût des dommages s’alourdit et, surtout, la réputation des firmes auprès de l’opinion publique en souffre également.
« Heureusement, la mondialisation en cours offre une nouvelle possibilité : délocaliser le risque ». En effet, les populations des pays pauvres acceptant plus facilement les risques environnementaux, il devient possible pour ces firmes de poursuivre leurs activités polluantes sans risquer de payer les indemnisations ni de mettre en péril leur réputation. Outre la recherche de nouveaux marchés, de conditions fiscales avantageuses, ou encore de matières premières et de main-d’œuvre à bas prix, la délocalisation offre un nouvel avantage : la possibilité de polluer sans en assumer les coûts.
Par ailleurs, les multinationales manient habilement la controverse scientifique. En effet, « comprendre les raisons ou les conséquences des problèmes écologiques nécessite une expertise que les populations et les politiques n’ont pas par eux-mêmes ». Or, sur ces questions, les experts sont rarement unanimes. Il s’agit d’une aubaine pour les firmes qui profitent d’un double avantage en cas d’absence de consensus : les thèses écologistes se trouvent décrédibiliser, ce qui permet de minimiser les dégâts causés par l’industrie, en mettant en avant, en parallèle, les futurs progrès scientifiques. En d’autres termes, « si la science peut tout solutionner, il n’est plus nécessaire de faire de politique, il suffit d’attendre que la recherche porte ses fruits et répare les dégâts du productivisme ».
Ces tactiques ne suffisent cependant pas pour reconquérir l’opinion publique. Les firmes exercent ainsi leur influence, par le biais de puissants lobbies, sur les négociations internationales afin d’imposer une solution plus avantageuse ; elles prônent ainsi « l’auto-responsabilisation ». Cette position permet de faire des entreprises les premiers acteurs de la protection de l’environnement : en tant que moteurs du progrès scientifique et de la croissance économique, les firmes se présentent comme les mieux placées pour mettre en place des mesures de protection de l’environnement. De cette manière, elles évitent que les États leur imposent des réglementations contraignantes et convainquent l’opinion que les économies d’eau, d’énergie ou le tri des déchets par les industries sont bien plus efficaces que des contraintes étatiques.
Dans la même veine, après la signature du protocole de Kyoto, se sont développés des marchés de droit à polluer. En effet, la promesse de réduction des émissions de gaz à effet de serre faite par les États avait divisé les multinationales : certaines risquaient de voir leurs intérêts menacés (pétroliers, fabricants d’automobiles, industries énergivores comme la métallurgie ou la chimie, etc.) tandis que d’autres pouvaient tirer profit de la situation (filière électronucléaire, fabricants de véhicules électriques, etc.). Le principe des marchés de droits à polluer en lieu et place d’une éventuelle taxation des émissions parvint à réunir les deux camps : des quotas d’émission fournis par les États pouvaient alors être échangés entre les industries fortement émettrices et les celles qui émettaient peu.
La crise environnementale n’a pas que des désavantages pour les multinationales. Dans un discours de 1989 prononcé devant le Comité parlementaire et scientifique du Royaume-Uni, Margaret Thatcher avait annoncé l’avènement d’une « troisième révolution industrielle » qui « sera conduite grâce à la connaissance, la science et l’entreprise ». Cette révolution, que Thatcher appelait de ses vœux, est advenue : plutôt que de protéger la biodiversité ou de réduire les flux de produits toxiques, ce qui coûterait cher, les multinationales proposent de mettre en place « une “économie décarbonée” [afin de] créer de toutes pièces de nouveaux marchés ». C’est ainsi que s’est formée une bulle sur les technologies « vertes ».
Néanmoins, « le développement des technologies “vertes” qui s’opère en dépit du bon sens et sans la moindre planification de la part des pouvoirs publics, est guidé par la seule perspective de profits privés ». En effet, lorsque les industriels travaillent sur de telles technologies, l’objectif de protection de l’environnement est entièrement effacé derrière celui du profit. Le développement du solaire et de l’éolien, alors que nos réseaux de distribution n’y sont pas encore adaptés, est un exemple. L’urgence à réaliser des profits a poussé les industriels à vendre ces technologies, avant de proposer des solutions pour acheminer des énergies par nature intermittentes. Ainsi, « en France, EDF doit compenser l’irrégularité de la production des énergies renouvelables avec des centrales au gaz ou au charbon. »
En somme, ces tentatives pour verdir le capitalisme sont vaines. Faire de l’écologie signifie rompre avec le libre-échange, pour discipliner les grandes firmes et rendre le pouvoir aux citoyens ; autrement, nous ne faisons que maintenir un système qui court à sa perte.
5. Retour à Cocoyoc
En 1974, un colloque de l’ONU se réunit à Cocoyoc au Mexique. Il réunit des experts et des personnalités du Sud figurant parmi les plus critiques vis-à-vis de la domination des pays industrialisés, pour débattre de « l’utilisation des ressources, de l’environnement et des stratégies de développement». La déclaration publiée le 23 octobre 1974 à l’issue de ce séminaire, ou déclaration de Cocoyoc, « fait partie des documents rayés de l’histoire officielle ».
« Les échanges de Cocoyoc s’inscrivent dans un mouvement global de contestation portée par les pays du Sud dont l’émancipation [a été] brisée nette par la crise [pétrolière de 1973], et qui aspirent à la création d’un “nouvel ordre économique mondial” ». Ils tirent la conclusion que redoutent les néolibéraux et les multinationales : la protection de l’environnement implique de sortir du capitalisme.
Les experts remettent en question la recherche impérative de croissance économique et, plus précisément, rejettent « l’idée de la croissance d’abord et d’une juste répartition des bénéfices ensuite ». Ainsi, en rupture avec le discours dominant du GATT et de l’OCDE, la déclaration finale tient pour responsable de la dégradation de l’environnement, non pas la pauvreté, mais « la pauvreté organisée par les classes dirigeantes », par le biais de relations économiques inéquitables et du prix dérisoire des matières premières. Les experts proposent de créer des alliances entre les pays du Sud, en s’inspirant de l’OPEP, pour obtenir des prix décents pour toutes les matières premières, et d’établir un système juridique solide, pour une gestion internationale des « biens communs ». En outre, la déclaration de Cocoyoc, plutôt que de renvoyer la gestion de ces problèmes au GATT, affirme la place centrale des Nations unies et du principe « un pays, une voix ». Les experts appellent à réformer l’ONU pour en faire un véritable forum international et mettre à bas l’ordre international injuste et déséquilibré que l’organisation a jusqu’alors favorisé. Ces conclusions définissent « ce que serait [véritablement] un socialisme écologique et internationaliste ».
Malheureusement, les velléités de Cocoyoc tomberont dans l’oubli et, sous la pression du GATT et des multinationales, les pays du tiers monde ont été forcés de s’aligner sur la pensée dominante de la mondialisation et du libre-échange. En définitive, il ne faut rien attendre des élites : alors qu’elles ont parfaitement conscience de la situation, elles ont choisi « de sacrifier le social et l’écologie au maintien de l’ordre économique mondial ».
Cependant, les efforts engagés depuis les années 1970 n’ont pas été complètement infructueux, puisqu’ils ont permis de sensibiliser les citoyens aux questions écologiques. Il s’agit là d’une opportunité que l’on peut exploiter pour lutter contre le capitalisme néolibéral. Les institutions internationales s’étant révélées impuissantes, voire nuisibles, une seule voie s’offre à nous : le recours à l’État, « seul espace de démocratie réelle, même atrophié ».
La première étape consiste à quitter les instances internationales, qui ne permettent pas la mise en place de politiques de gauche. Il faut ainsi sortir de l’OMC qui, sous sa forme actuelle, n’est qu’un instrument du capitalisme, et quitter l’Union européenne ou pratiquer la « désobéissance européenne », « c’est-à-dire construire un droit national juste et progressiste, qui sera par définition contraire à un droit communautaire écrit par et pour les grandes puissances économiques. » Libérés de ces deux carcans, les États pourront agir pour la justice sociale et la protection de l’environnement, en s’engageant dans un véritable mouvement de « démondialisation ». Cela signifie réguler le commerce international en imposant des mesures de protection des échanges et de contrôle des devises et des capitaux et, par-là, relocaliser l’économie. Cette économie relocalisée sera au service de l’intérêt général et soumise, non pas au jeu de la concurrence, mais aux règles de la démocratie.
À cette fin, nous devons utiliser le levier étatique de l’élection des gouvernements au suffrage universel, de s’engager dans une « révolution par les urnes ». C’est l’unique moyen pour mettre au pouvoir « une gauche écologiste radicale prête à adopter un programme concret et immédiat de rupture avec le capitalisme néolibéral ». Dès lors qu’un seul gouvernement s’engagera dans cette voie, il créera assurément un mouvement de contagion.
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