Alain Accardo : La petite-bourgeoisie : sa décomposition morale
CAIRN, excellent chapitre « La décomposition morale », dans le livre rédigé par le sociologue Alain Accardo : "le petit bourgeois gentilhomme. Sur les prétentions hégémonique des classes moyennes"
La mise en évidence du fait que, faute d’une analyse suffisamment lucide et radicale de toutes les dimensions du système, même les gens « de gauche » qui, par définition, ont commencé à prendre conscience de sa malfaisance et en sont arrivés à le critiquer au moins à certains égards continuent néanmoins à être impliqués bon gré mal gré dans son fonctionnement et lui restent attachés par mille adhérences, que souvent ils ne soupçonnent même pas, permet de mieux comprendre pourquoi, dans nos démocraties contemporaines, même quand « la gauche » est au pouvoir, la menace de rupture avec le capitalisme reste à peu près nulle. Non pas seulement parce que, quand la gauche européenne est au pouvoir, les leviers de commande sont aux mains d’un parti social-démocrate (ou travailliste ou libéral-social) qui, dans le meilleur des cas, met en œuvre une politique réformiste inoffensive pour le capitalisme, mais surtout parce que les populations qui ont par leur suffrages porté ces politiciens au pouvoir sont elles-mêmes trop aliénées par le système pour pouvoir rompre en profondeur avec lui.
Car enfin il faut bien se rendre à l’évidence, quelque déplaisir qu’on en éprouve, et appeler les choses par leur nom : les démocraties occidentales en général et la France en particulier sont en état d’imposture généralisée. Le constat ne concerne pas seulement la classe politique ;
il concerne malheureusement aussi, à des degrés divers, les populations dans leur ensemble, dont les pratiques, dans tous les domaines, tendent à s’écarter toujours davantage des idéaux démocratiques qui ont présidé à la naissance de la République et inspiré plusieurs révolutions en Europe et ailleurs au cours des deux derniers siècles.
Un idéal est certes toujours, par définition, une représentation inactuelle de la réalité, une sorte de rêve prometteur, qui tient à la fois d’un vœu et d’une vue de l’esprit. Mais cette représentation inactuelle, cette projection imaginaire tend à s’actualiser toujours davantage et à fonctionner comme une prédiction autocréatrice.
Elle entretient chez ses adeptes une tension active vers un ailleurs plus accompli, un au-delà meilleur, et introduit de la sorte une forme mobilisatrice et promouvante de transcendance dans une existence vouée à la plate immanence de l’ici et maintenant.
C’est ainsi qu’à force de rêver d’un monde plus juste, plus libre, plus solidaire et plus humain nos démocraties contemporaines ont réussi à progresser en inscrivant de façon un peu plus effective les valeurs idéales dans la réalité des rapports sociaux. Ces progrès étaient lents, laborieux, intermittents, précaires, mais enfin, d’une génération à l’autre, ils témoignaient de la permanence des aspirations et de la continuité des luttes suscitées et guidées par l’idéal humaniste hérité de notre histoire.
Celui-ci rendait ses adeptes plus soucieux et plus impatients devant l’immensité du chemin à parcourir que satisfaits du modeste chemin déjà parcouru. Le monde de la justice, de la concorde, du respect, du bonheur pour tous restait indéfiniment à construire, mais du moins s’accordait-on sur cet objectif lointain tout en se battant énergiquement sur la définition des voies et des moyens d’y parvenir.
Bref, du temps de Platon et d’Aristote jusqu’au temps de Marx ou à celui de Sartre, une même préoccupation fondamentale a hanté les esprits : celle de savoir comment il fallait organiser la Cité terrestre pour qu’elle ressemblât d’aussi près que possible à la Cité idéale, qu’on ait conçu celle-ci comme le règne des philosophes-rois à la façon platonicienne, ou à l’image d’une Jérusalem céleste à la façon des émules de saint Augustin, ou comme une Utopie à la façon de More.
Et puis soudain le convoi humain est tombé en panne d’idéal. C’est là évidemment façon de s’exprimer. Les évolutions sociales prennent du temps et viennent de loin. Comme toujours quand on entreprend de retracer la genèse d’un état actuel de la réalité, on s’aperçoit très vite que non seulement il est le point d’aboutissement d’une multiplicité de lignes de forces concourantes mais encore qu’en remontant de proche en proche ces arborescences causales vers leurs origines l’analyse risque de buter sur la barrière inextricable que lui oppose la concaténation buissonnante à l’infini de myriades de causes et d’effets.
À la différence des mythologies, les sciences historiques et sociales ignorent le primum mobile, le moteur premier et la cause incausée.
S’agissant de la « panne d’idéal » évoquée à l’instant, il faudrait, pour l’expliquer vraiment – comme pour expliquer tout autre phénomène caractéristique du temps présent dans notre société –, dérouler toute l’histoire du capitalisme, au moins depuis l’époque où, au xvie siècle, l’économie marchande de l’Europe occidentale a été littéralement dopée par l’injection massive des richesses rapportées par les grands pillages du colonialisme naissant.
L’accumulation capitaliste s’en trouva formidablement accélérée, et c’est de cette époque qu’on peut dater le début de l’intoxication idéologique des pays occidentaux par l’économisme, c’est-à-dire par l’obsession de l’enrichissement qui devait progressivement, une génération après l’autre, envahir tout le corps social pour en arriver à l’infection en voie de généralisation dont nous risquons de mourir aujourd’hui.
Progressivement, insidieusement, aux valeurs fondamentales de la civilisation héritées de leur histoire et qui faisaient obligation de principe à nos prédécesseurs de chercher à réaliser toujours davantage dans leurs œuvres individuelles et collectives, le Bien, le Juste, le Vrai, le Beau, est venu s’ajouter le Riche, valeur d’abord marginale qui a fini par devenir centrale et par supplanter ou se subordonner toutes les autres. Dans des sociétés où le modèle de l’accomplissement personnel s’incarnait jusque-là dans des figures comme celle du Sage, du Saint et du Héros, où l’on apprenait à considérer (sinon toujours à pratiquer) comme des vertus essentielles la soif de connaissance et le goût de l’étude, la piété et la charité, le courage et l’effort, l’honneur et la loyauté, la constance et la fidélité, où au contraire on trouvait déshonorant d’agir par appât du gain et par esprit de lucre, on a commencé à regarder comme légitime de se fixer pour but de s’enrichir.
Le changement de statut des métiers du commerce, qui étaient encore au Moyen Âge rangés parmi les « métiers sans nom », innommables parce qu’indignes d’hommes libres et désintéressés, est très éloquent à cet égard. Dès cette époque les marchands entament la lente ascension sociale qui, dans le contexte du développement des villes et de la monétarisation croissante des échanges, va les transformer en notables bourgeois et en nouveaux aristocrates, travaillant à imposer au genre humain le règne universel du marché et la dictature de l’argent, marchandise suprême. La culture occidentale est en train de vivre la phase ultime d’un processus où la sacralisation de l’argent va de pair avec la profanation de tout ce qui fut sacré.
Bien évidemment, cela ne signifie pas que nos sociétés mercantilisées sont devenues incapables de produire des agents sociaux disposés à se consacrer avec ferveur et désintéressement à la recherche du savoir, au culte de la beauté, à la protection et au service d’autrui, à la défense de l’intérêt public, etc. Les espaces sociaux (tels que la science, l’art, la religion, etc.) en mesure de structurer ces pratiques et les personnalités correspondantes continuent d’exister, mais ce sont désormais des champs dominés, en état d’hétéronomie par rapport aux logiques économiques, comme en témoigne, entre autres indices, la propension croissante chez les agents de ces milieux (par exemple les universitaires) à privilégier l’aspect « entrepreneurial » de leur activité plutôt que sa dimension proprement intellectuelle et spirituelle.
Par une espèce d’effet d’hystérésis, la modernité continue à rendre un hommage purement formel à des valeurs anciennes qu’elle a vidées de leur substance. On fait profession de prôner encore l’honnêteté et la loyauté dans les transactions, mais il va de soi dans la pratique que tous les mensonges, tous les reniements, toutes les trahisons sont permis pour remporter la victoire.
De même, on s’apitoie sur le sort des damnés de la terre mais on se garde bien de mettre en œuvre, ou même de définir des politiques qui s’attaqueraient aux causes profondes de leur damnation. Et tout à l’avenant. Le modèle moral machiavélien, érigeant le cynisme en règle de l’action, semble avoir triomphé partout.
« Eh quoi ! diront certains, est-ce que ça n’a pas toujours été ainsi ? Nos prédécesseurs étaient-ils meilleurs que nous ? » Non, bien sûr, dans la pratique ils ne l’étaient pas. L’ignominie est vieille comme le monde et il n’est nullement de notre propos de porter un regard enchanté sur le passé ni de cultiver la nostalgie du « bon vieux temps ».
Il s’agit seulement de comprendre en quoi consiste la rupture actuelle avec ce passé. Nos prédécesseurs étaient eux aussi ignobles, mais ils le savaient et n’en tiraient pas gloire. Ils avaient mauvaise conscience, c’est-à-dire une conscience morale taraudée par le sentiment de la faute (ou du péché) et chacun(e) pouvait reprendre à son compte la formule éplorée qui était déjà celle du poète latin Ovide avant d’être reprise en substance par Paul dans ses Épîtres : « Je vois ce qui est bien et je l’approuve. Mais je fais le mal que je réprouve. » C’est dans la conscience douloureuse de ce divorce (quelle que fût la cause qu’on lui prêtait : défaillance du jugement, tyrannie des passions ou corruption originelle) entre les intentions et les actes que résidait la racine de la moralité et du progrès moral. Celui-ci s’accommode mal de la bonne conscience.
La mauvaise conscience est à sa façon un hommage du vice à la vertu. Au contraire, dans l’optique moderniste qui fait prévaloir la logique de la concurrence généralisée et du chacun-pour-soi, le succès justifie tous les moyens, sanctifie toutes les entreprises. La lutte incessante pour les postes, les titres, les gratifications, les contrats, les parts de marché, le pouvoir et finalement la domination réclame du combattant moderne qu’il ait l’âme légère, la conscience peu encombrée de doutes ou d’interrogations, l’esprit uniquement occupé à tirer de ses investissements stratégiques le profit maximal.
Dans de telles conditions, la mauvaise conscience serait un fardeau et le scrupule moral un handicap. Notre société du rendement et de l’efficacité a créé un homo novus, un nouveau type de personnalité programmé par et pour la « guerre économique » et la concurrence à outrance dans tous les domaines. L’homme (ou la femme) accompli(e) de notre temps est un(e) conquérant(e) qui se doit d’aller de l’avant avec « réalisme » et sans états d’âme, une sorte de marine diplômé(e), dressé(e) à « tuer » pour ne pas être « tué(e) ». D’ailleurs à quoi servirait-il de perdre du temps à réfléchir à ce qu’on doit faire, ou éviter de faire, dans telle ou telle circonstance, quand les critères de l’action « bonne » sont si évidents : est louable l’action qui réussit ;
l’échec seul est condamnable. La morale de la modernité est une éthique entrepreneuriale qui se résume à une triple règle aussi catégorique que l’impératif kantien ; quoi qu’on entreprenne il faut : a) réussir ; b) dans le plus court terme ; c) au moindre coût. Ceux qui (de moins en moins nombreux) demeurent réfractaires, ou qui hésitent seulement à adopter ce pragmatisme sans scrupule, se voient immédiatement taxés d’« archaïsme » et d’arriération idéologique, marginalisés, condamnés à l’exil intérieur.
Ce que la modernité semble avoir complètement perdu de vue, c’est qu’une civilisation se juge aussi à sa capacité de développer chez ses membres cette subjectivité morale qui s’exprime par le sens de la faute, le scrupule, le doute, la contrition, le repentir et la volonté de se rédimer ; tous sentiments qui, s’ils n’empêchent pas de mal faire, empêchent de s’en accommoder et, a fortiori, de s’en féliciter ou d’en tirer gloire comme on peut l’observer de nos jours où l’imperturbable bonne conscience, l’autosatisfaction arrogante, la froide détermination et la totale incapacité de nos élites dirigeantes à se remettre moralement en question sont des signes assurés de régression spirituelle.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2016