20 ans d’élargissement de l’UE : vers la dilution et l’impuissance
Article rédigé le 15 janvier 2024 par Frédéric Farah pour le site ELUCID
20 ans d’élargissement de l’UE : vers la dilution et l’impuissance
Le 6 octobre 2023, les chefs d’État européens réunis à Grenade ont acté la nécessité de se préparer à de futurs élargissements de l’Union pour tenir compte de l’évolution géopolitique du continent. Le 8 novembre 2023, c'était tour de la Commission européenne de recommander officiellement l’ouverture de négociations pour l’adhésion de l’Ukraine et de la Moldavie. Si tout se déroule comme prévu, l’Union européenne devrait atteindre 30 à 36 États-membres dans les prochaines années, ce qui provoquera nécessairement des bouleversements majeurs. Mais quel bilan pouvons-nous faire des premiers élargissements de l'UE vingt ans après ?
publié le 15/01/2024 Par Frédéric Farah
Ces défis se posent alors que l’Union va de crise en crise depuis plus de dix ans. Crise des subprimes en 2008, crise des dettes souveraines à partir de 2011 jusqu’en 2013, Brexit britannique à partir de 2016, Crise sanitaire de 2020, crise énergétique et inflationniste depuis 2021...
Dans ce contexte perturbé, la question de l’élargissement revient comme un serpent de mer et interroge la solidité des institutions européennes et surtout la capacité et la volonté des opinions publiques européennes à supporter des mutations sans précédent. La montée des partis eurocritiques voire anti-européens peut légitimement questionner la volonté des citoyens européens d’accueillir de nouveaux entrants.
À l’heure où ces lignes sont écrites, ce sont les candidatures de l’Ukraine et de la Moldavie qui sont au centre des réflexions immédiates dans le contexte d’une guerre russo-ukrainienne dont l’issue devient de plus en plus incertaine. La question qui sous-tend ce nouvel épisode de l’Union fait brutalement resurgir une série de questions anciennes, qui n’ont eu de cesse d’agiter le devenir communautaire. Le projet européen, depuis ses débuts, a vocation à s’agrandir. Tel était l'objectif des fondateurs du projet « d’États-Unis d'Europe » comme Jean Monnet ou Robert Schumann.
Le dernier grand mouvement dans cette direction est celui qui a été entamé au cœur des années 1990, à la faveur de la fin de la Guerre froide, et qui englobait entre autres les pays d’Europe centrale et orientale. Face à ce bouleversement, fallait-il tout d’abord réviser les institutions avant d’approfondir ? Au cours de la décennie 1990, certains hommes politiques allemands comme le député Karl Lamers avaient suggéré une Europe par cercles concentriques en fonction des degrés de coopération et d’adhésion des différents membres de l’Union à certaines orientations.
En 2024, l’Union européenne fêtera les 20 ans des premiers élargissements à l’est. Cette expérience politique a fait l’objet de beaucoup de débats. D’aucuns ont vu dans cet élargissement l’expression des limites de l’édifice institutionnel européen tel qu’il avait été pensé à ses débuts. D’autant plus que le traité de Nice de 2001 censé préparer l’arrivée des entrants de l’est, et qui a vu le jour en 2003, ne s’est pas fait sans douleur. Ces élargissements successifs et ceux à venir doivent être pensés à partir de plusieurs critères et dans de nombreuses directions.
Ces élargissements ont-ils été favorables aux nouveaux entrants et ont-ils permis à ces derniers de rattraper les autres nations européennes en termes de productivité, niveau de vie, taux d’activité, taux d’emploi, recherche et développement, réduction des gaz à effet de serre, etc ? Ces critères sont ceux établis en 2000 par le sommet de Lisbonne qui avait pour vocation de dessiner les chemins de la convergence réelle entre les États membres de l’Union – des chemins qui restent largement à faire.
Par ailleurs, il s’agit de savoir si ces élargissements ont rendu l’Union européenne plus puissante sur la scène internationale et s'ils ont permis de faire émerger un acteur au poids important. D’autant plus que les nouveaux adhérents ont eu des ambitions pour l’Europe qui n’ont pas toujours été convergentes avec les pays membres plus anciens.
L’élargissement à l’est a eu aussi pour effet de produire une concurrence entre les travailleurs encore plus vive que celle des précédents élargissements, tant les écarts de rémunération ou de couverture sociale ont semblé patents. L’élargissement par-delà l’inéluctable rapprochement des anciens pays de l’Est avec ceux de l’Ouest renfermait des intérêts stratégiques pour certains pays européens et en particulier l’Allemagne, et comme le souligne la consultante Catherine Iffly :
« Plus largement, l’ouverture de l’UE à l’est s’inscrit dans la continuité de la stratégie d’ancrage multilatéral et de diffusion de la puissance de l’Allemagne, sur laquelle fait fond la diplomatie de Bonn depuis plusieurs décennies, qui s’est traduite par l’entrelacement des intérêts allemands pour reprendre le terme de Christian Hacke (verflochtene Interessen). »
Revenir sur l’élargissement à l’est de 2004-2007, c’est reparcourir une période et retirer quelques enseignements, comme le souligne Michel Dévoluy, coresponsable de l'Observatoire des politiques économiques en Europe (1) :
« De fait, deux questions demeurent encore ouvertes, : celle concernant l’existence d’un véritable consensus sur la finalité du projet communautaire et celles sur les frontières définitives de l’UE. Par conséquent, l’avenir institutionnel de l’UE n’est pas tracé de façon irréversible et la perspective d’une Europe à géométrie variable, ou à plusieurs vitesses reste une solution réaliste. »
Un élargissement au profit des pays d’Europe centrale et orientale ?
Économiquement, les pays d’Europe centrale et orientale ont rejoint l’Union européenne au terme d’un long processus d’adhésion. L’élargissement s’est fait en deux temps 2004 et 2007, faisant passer l’Union à 27 États membres. Celui-ci a eu pour point de départ la transition entamée de ces pays vers une économie de libre marché après la fin de la Guerre froide. Les pays nouvellement entrés ont connu une croissance économique supérieure aux pays primo-adhérents. La dynamique du marché intérieur, l’intégration des nouveaux membres dans les chaînes de production européenne, l’arrivée de nombreux investisseurs dans ces pays ont joué un rôle moteur. En 2009, après peu de temps, la Commission a proposé un premier bilan :
« Sur le bilan de l’élargissement, le rapport de la Commission relève que le revenu par habitant dans les nouveaux États membres était en 1999 de 40 % du revenu moyen par habitant des anciens États membres. En 2008, il a progressé à 52 %. De même, la croissance de l’économie des nouveaux États qui se développait au rythme annuel de 3,5 % sur la période 1999-20003 s’est accélérée pour atteindre un rythme moyen de 5,5 % sur la période 2004-2008. »
Plus récemment, la direction du Trésor a même attesté d'une convergence économique significative entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe centrale et orientale :
« Lors de son adhésion à l’UE, la Pologne était le neuvième PIB de l’Union européenne (Royaume-Uni exclu), juste derrière l’Autriche. La Pologne est aujourd’hui le sixième PIB de l’UE derrière les Pays-Bas et devant la Suède et la Belgique. Ainsi, le rapport du PIB par habitant polonais au PIB moyen par habitant européen, en parité de pouvoir d’achat, est passé de 51 % en 2004 à 79 % en 2022. »
Et le niveau de vie en Slovénie et en République tchèque est désormais proche de la moyenne européenne.
La crise du Covid a cependant affecté les pays qui ont rejoint l’Union européenne. Ainsi, la Hongrie a vu son PIB reculer de 5 % en 2020. Cette situation exceptionnelle a aussi mis en lumière les fragilités d’une économie hongroise qui pâtit d’un manque d’investissements à la fois nationaux et étrangers, d’un manque de diversification et d’une dépendance accrue à l’égard des fonds européens.
La Pologne a mieux résisté à la crise du Covid, mais c’est la guerre en Ukraine qui « a alimenté une forte inflation, évaluée à 13,2 % en 2022 (9,2 % en moyenne dans l’UE) et altéré la croissance qui a progressivement chuté pour atteindre 0,6 % au T4 2022, passant sous la moyenne européenne (1,7 %) ».
La réussite n’est pas la même pour tous et chaque pays mériterait une analyse approfondie. Mais il n’est pas impossible d’acter un processus de convergence économique entre certaines économies d’Europe centrale et orientale avec celles de l’ouest. Les économies tchèque, hongroise, polonaise, slovaque ou encore celles des pays baltes ont vu leur niveau de vie croître avec leur entrée dans l’Union. En outre, la Pologne et la Hongrie sont parmi les plus grands producteurs de cellules de batteries électriques dans le monde, et se positionnent ainsi favorablement pour la transition énergétique.
La part sombre de l’élargissement et les défis pour l’avenir de l’Union
Le récit de l’élargissement pourrait s’en tenir à celui des retrouvailles de la famille européenne après plus de quarante ans de séparation. Le bilan plutôt satisfaisant en termes de convergence économique pourrait inviter à faire taire la critique et renforcer les encouragements à ouvrir l’Union à de nouveaux entrants.
La réalité résiste pourtant à cette vision enchanteresse. Nombreux sont les problèmes soulevés par l’Europe à 27, aussi bien pour les pays récemment accueillis que pour la « vieille Europe », pour reprendre l’expression de l’ancien secrétaire d’État à la Défense des États-Unis, Donald Rumsfeld. Ces difficultés sont aussi bien institutionnelles que politiques ou encore économiques. Aujourd’hui, le projet européen peine à tenir un cap clair.
Les travailleurs européens au risque de l’élargissement
Les pays d’Europe centrale et orientale qui ont rejoint l’Union ont vu leurs mains-d’œuvre quitter massivement leurs pays. Depuis les années 1990, plus de 20 millions de personnes ont quitté l'Europe centrale et orientale, soit l'équivalent de 15 % de la population de cette région, sans compter l’effondrement démographique :
« La Bulgarie, passée de 9 millions d’habitants dans les années 1990, à 6,8 millions en 2022, pourrait ne plus en compter que 5,2 millions en 2050. La Serbie, elle, comptait 8 millions d’habitants à l’effondrement du rideau de fer. Elle en a actuellement 7,2 millions et pourrait tomber à 5,8 millions dans trente ans. Sur la même période, la population de la Lituanie pourrait dégringoler de 3,8 millions à 2,2 millions, celle de la Lettonie de 2,7 millions à 1,4 million. »
Les élargissements n’ont pas seulement vu la jeunesse de ces pays quitter cet espace, l’élargissement venait créer un peu plus de concurrence déloyale entre les travailleurs du continent. Dans la logique du marché unique, les salariés dont les écarts de rémunérations étaient significatifs ont été mis en concurrence. De ce fait, le pouvoir de négociation des salariés s’en est trouvé amoindri. L’Allemagne ne s’est pas trompée en construisant sa stratégie économique du début des années 2000 sur trois piliers : une énergie bon marché, la compression du coût de sa main-d’œuvre, et la délocalisation des segments de sa production dans les pays d’Europe centrale et orientale.
Le patronat européen a su tirer avantage de cette situation nouvelle et imposer un rapport de forces peu favorable aux travailleurs européens. La question de la convergence sociale s’est donc posée et les efforts pour introduire un salaire minimum européen ont été plus prononcés ces dernières années. Mais les enjeux de ces élargissements vont au-delà de la question économique et sociale. Elles interrogent la nature du projet et la capacité qu’aurait l’Union européenne à se poser comme un acteur stratégique, alors qu’un cadre géopolitique nouveau se dessine.
Un élargissement qui pose d'importantes questions institutionnelles et politiques
Les années 2004-2007 des premiers élargissements de l’Union ne sont pas seulement derrière nous chronologiquement, mais aussi géopolitiquement. À cette époque, l’Union est dans une dynamique bien particulière : une Constitution pour l’Europe est en cours d’élaboration et dans les esprits règne l’idée d’une « mondialisation heureuse ». Certes, l’arrivée de nouveaux pays inquiète en termes de coût de main-d’œuvre et de régimes de protection sociale tant les différences sont grandes entre l’ouest et l’est de l’Europe. Mais le contexte n’est pas encore celui des crises qui vont ébranler l’édifice européen.
Le financement de l’élargissement n’a pas représenté un surcoût pour l’Union. Comme le souligne l'Observatoire des politiques économiques en Europe :
« Au total, le coût net de l’adhésion a été évalué par la Commission européenne à 10,5 milliards d’euros (euros de 1999) pour les trois premières années, soit moins de 10 euros par an pour un habitant de l’UE-15. Pour la France, cela représente, compte tenu de sa participation au budget européen, l’équivalent de 630 millions d’euros par an. »
Les premiers grincements arrivent au moment de l’élaboration du traité de Nice (2001) et perdurent jusqu’en 2009 avec la forfaiture du traité de Lisbonne destiné à le remplacer. En effet, ce traité devait revoir les mécanismes de décision au sein de l’Union et a rendu possible le fait de donner un Commissaire par nation. Ce sont les différentes modalités de vote qui ont fait débat. Les grands États craignaient que le poids des plus petits États déséquilibre le système de votation. La méfiance était réciproque.
Au-delà du nombre d’États et d’extension de l’Union européenne, a-t-on assisté à un surcroît de puissance de l’Union du fait de cet élargissement ? En réalité, ce sont plutôt des logiques centrifuges qui ont vu le jour. La Hongrie, la Slovaquie et la Pologne sont devenus progressivement des terres du populisme de droite ou conservateur, et ont exprimé des réserves de plus en plus sévères à l’égard de l’Union européenne, malgré le fait que ces pays soient des bénéficiaires nets des financements européens. Le sentiment europhile dans ces pays a clairement diminué. Néanmoins, les dernières élections polonaises de 2023 ont laissé entrevoir la possibilité de voir à l’œuvre un gouvernement plus en faveur de l’Union, conduit par l'atlantiste invétéré Donald Tusk.
Ce qui domine vis-à-vis de ces pays, c’est un éloignement politique, voire économique. La Hongrie a été la première en 2015 à ouvrir la voie aux investissements chinois en adhérant au projet de mondialisation concurrente porté par la République populaire, connu sous le nom de « Route de la soie ». Ce projet doit financer la ligne ferroviaire Belgrade-Budapest. Les autres pays d’Europe centrale et orientale ainsi que les États baltes ont suivi dans cette même direction.
L’Union européenne est entrée en tension avec la Hongrie et la Pologne sur la question de l’État de droit, dénonçant des législations conservatrices et attentatoires aux droits individuels ou encore à la séparation des pouvoirs. Ces oppositions prennent désormais vie dans le domaine géopolitique, tant on observe la fin du soutien polonais ou slovaque à l’effort de guerre ukrainien, sans parler des réserves du président hongrois Orban sur cette question.
L’ajout de ces pays dans l’ensemble européen a reconfiguré l’agenda géopolitique européen et n’a pas fait émerger une Europe-puissance, bien au contraire. Les pays d’Europe centrale et orientale qui ont connu l’hégémonie russe se sentent plus en sécurité sous le parapluie militaire américain. La Pologne a décidé de renouveler sa flotte d’avions de combat en commandant du matériel américain comme nombre de pays européens d’ailleurs. C’est dans ce contexte heurté et divisé que l’Union doit penser son avenir. De nouvelles formules sont envisagées comme l’idée de créer une communauté politique européenne, qui serait une plateforme pour envisager les nouveaux élargissements à venir.
Ces vingt ans peuvent laisser perplexe. Les pays d’Europe centrale et orientale ont vu leur situation économique s’améliorer, mais ces pays ont perdu en vitalité, car leur main-d’œuvre a très largement quitté leurs propres pays. Dans certains d’entre eux, le sentiment pro-européen a reculé et les populismes de droite ont acquis une force sans précédent. Après le départ de la Grande-Bretagne, ce sont désormais ces pays d’Europe centrale et orientale qui constituent les foyers des forces centrifuges.
Plus que jamais, l’Union européenne retrouve les options qui l’ont toujours guettée, à savoir soit un retour aux États-nations, soit la promotion d’un certain fédéralisme, soit la dilution dans un vaste marché. Si l’Union européenne veut être une véritable communauté politique, elle devra se demander sur quelle légitimité elle compte le devenir, et autour de quelle unité et de quelles frontières...
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